SOTT FOCUS: Ce que l’Ukraine nous dit de la guerre qui vient

SOTT FOCUS: Ce que l’Ukraine nous dit de la guerre qui vient
Bernard Wicht « Vers l'autodéfense : le défi des guerres internes »

En 2021, Bernard Wicht a publié « Vers l’autodéfense : le défi des guerres internes ». Ses réflexions restent d’une grande actualité, malgré le retour récent – apparemment – des conflits « interétatiques. Nous lui avons posé quelques questions afin de mieux comprendre les nouvelles lignes de front.

Dans sa critique de ce livre, le philosophe Eric Werner a souligné l’aspect le plus inquiétant de la guerre au XXIe siècle : son irruption dans l’espace intérieur des sociétés, sa transformation en une guerre du « tous contre tous », sans limites et sans règles. En tant qu’historien et stratège, Wicht « ne se contente pas de décrire les transformations en question, mais les relie à l’évolution globale de nos sociétés, montrant qu’elles sont la conséquence de bouleversements plus profonds. »

Nous sommes aujourd’hui les témoins directs de ces bouleversements profonds, au quotidien. Depuis la publication de son livre, des événements aux proportions tectoniques se sont produits. Il nous a semblé utile de faire le point sur l’esprit et les modalités de l’autodéfense à l’heure du retour de la guerre « conventionnelle » entre forces armées. [Cet entretien est réalisé par Laurent Schang, qui dirige la maison d’édition Éditions Polémarque, à Nancy, France, et Slobodan Despot, basé en Suisse, qui publie le magazine Antipresse.] Un grand merci à Arnaud Imatz et Jean-Cyrille Godefroy, qui ont rendu tout cela possible.

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« Dans la littérature scientifique actuelle sur les conflits armés de l’après-11 septembre en général, et sur la guerre contre l’État islamique en particulier, il est d’usage de tracer une ligne plus ou moins explicite entre les protagonistes impliqués. Ce principe de distinction repose sur le présupposé que les conflits contemporains opposent deux camps, dont l’un est bon et l’autre mauvais par défaut. Cette moralisation de l’étude des conflits, originale à l’échelle de l’histoire de la guerre, ou plus précisément à l’échelle des manières dont les nations dites « occidentales » pensent la guerre, pose néanmoins un certain nombre de problèmes théoriques. Cette tendance est préjudiciable à l’étude de la guerre d’une part, et à l’élaboration d’une réponse appropriée d’autre part. » (Olivier Entraygues, Regards sur la guerre: L’école de la défaite — Views on the war: The School of Defeat).

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The Postil Magazine, Novembre 2022

Laurent Schang et Slobodan Despot (LS-SD) : Tout d’abord, une question préliminaire nécessaire. Dans un contexte de désinformation quasi totale, de part et d’autre, est-il possible de penser à décrypter les opérations militaires en cours ?

Bernard Wicht (BW) : Si un jour nous parvenons à faire la différence, la guerre en Ukraine sera sans doute enseignée d’abord comme la plus grande manœuvre de désinformation jamais réalisée dans l’histoire de l’art de la guerre. Rappelons à cet égard que depuis la première guerre d’Irak (1990-1991), la désinformation fait partie intégrante de la stratégie mise en œuvre par les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux.

Bernard Wicht

Bernard Wicht

À cette occasion, c’est le cas des couveuses de la maternité de Koweït City qui a été présenté aux médias. Ces couveuses auraient été débranchées par des soldats irakiens lors de l’invasion du Koweït, provoquant la mort des nouveau-nés qui s’y trouvaient. C’est l’enquête menée après le conflit par une équipe de journalistes danois qui a révélé le mensonge : l’hôpital de Koweït City ne dispose pas de maternité et les femmes ne vont pas y accoucher. Par ailleurs, la jeune femme qui a dénoncé cet apparent crime de guerre devant les instances de l’ONU à New York s’est avérée être la fille de l’ambassadeur du Koweït à Washington, étudiante depuis plusieurs années dans une université américaine. Pour les stratèges de Washington, le but de la manœuvre était alors de provoquer un « choc émotionnel » au sein de la communauté internationale, rendant inévitable un mandat de l’ONU pour la libération militaire du Koweït.

Puis, en 2002, avant le déclenchement de la deuxième guerre d’Irak, la fameuse « preuve » des armes de destruction massive que possédait Saddam Hussein a été brandie devant les mêmes instances onusiennes, sous la forme d’une petite fiole, par le secrétaire d’Etat américain de l’époque, l’ancien chef d’état-major de l’armée américaine, le général Colin Powell. Là encore, il s’agissait de convaincre le monde du grave danger que représentait l’Irak pour la stabilité internationale. Jusqu’à présent, ces armes de destruction massive n’ont pas encore été découvertes.

Cette stratégie de désinformation est actuellement menée à l’échelle mondiale, principalement par les médias européens et américains et une poignée d’experts proches des milieux de l’OTAN. Cette manœuvre a jusqu’à présent réussi à empêcher toute analyse cohérente du conflit ukrainien. Les Ukrainiens ne cessent de publier des communiqués de victoire, tandis que les Russes se font très discrets. En d’autres termes, pour reprendre les mots du célèbre détective (créé par Agatha Christie) Hercule Poirot, « dans cette affaire, tout le monde ment », ce qui oblige notre homme à reconstituer les événements en fonction de son expérience du crime, de son bon sens et des questions fondamentales (cui bono, motif, opportunité et moyens).

Dans cette guerre particulière, nous nous trouvons dans une situation très similaire à celle de Poirot, et nous sommes obligés d’essayer de reconstruire le déroulement des opérations en fonction de quelques bribes de réalité et en utilisant des connaissances de l’art de la guerre et de l’histoire militaire. C’est pourquoi il faut se demander, au-delà des récits successifs que les Etats-Unis et l’OTAN ont cherché à imposer depuis le début du conflit (résistance victorieuse des forces ukrainiennes, puis crimes de guerre russes et, plus récemment, vaste contre-offensive ukrainienne et retraite de l’armée russe), ce que l’on peut dire avec un minimum de certitude à ce stade :

► Fin 2021, à la veille du déclenchement de la guerre, l’armée ukrainienne était en état de déliquescence (Voir encart : « L’Ukraine, un État défaillant ? »).

► En juin 2022, de hauts responsables ukrainiens reconnaissent que leurs troupes subissent des pertes effroyables face à la puissance de feu de l’armée russe, avec une centaine de morts et 500 blessés par jour.

► Sur le terrain, depuis la fin de l’été, on voit une armée russe qui ne semble pas pressée d’en finir, prenant son temps en avançant à certains endroits et en reculant à d’autres. Bien que largement mécanisée et maîtrisant parfaitement le ciel, elle ne lance pas la grande offensive décisive visant à faire capituler le gouvernement Zelensky. Au contraire, elle a permis aux Ukrainiens de reprendre certaines villes et villages.

Faut-il alors accepter le récit officiel occidental d’une contre-offensive décisive, grâce aux armes miracles livrées par l’OTAN (y compris les mercenaires pour les servir) et au retrait général des forces russes incapables de réagir ?

Cette version des faits pourrait être acceptable si nous étions face à l’armée russe des années 1990, celle qui s’est enlisée en Tchétchénie et dont la déliquescence était alors équivalente à celle de l’armée ukrainienne à la veille du 24 février 2022. Il aura fallu plus d’une décennie à Vladimir Poutine pour restaurer une armée efficace et compétente dont les qualités ont été constatées lors de l’intervention en Syrie aux côtés de Bachar el-Assad, à partir de septembre 2015.

L’Ukraine, un État défaillant ?

Dans son étude de 2017, Emmanuel Todd a posé un diagnostic pessimiste sur l’Ukraine. Il la considère comme une nation « qui n’a pas su se construire en État depuis sa séparation d’avec la Russie. » Il ajoute que le pays se vide dangereusement de sa population : « au-delà d’un certain seuil d’émigration… en Ukraine, par exemple… les flux peuvent déstabiliser les sociétés… sans que l’on puisse prédire beaucoup plus que l’apparition de trous noirs sociologiques. » À cet égard, il évoque « l’apparition d’une zone d’anarchie » et rappelle que le départ massif des classes moyennes ukrainiennes vers l’Europe ou la Russie, rend très improbable la stabilisation politique de ce pays car, précisément, « la construction d’un État n’est que la cristallisation institutionnelle de l’encadrement de la société par ses classes moyennes. »

Depuis 2014 (Euro Maïdan), la classe politique ukrainienne s’est désintégrée dans des querelles internes entre les pro-russes et les pro-européens, laissant le champ libre aux organisations paramilitaires d’extrême-droite.

LS-SD : Comment expliquez-vous ce « jeu du chat et de la souris » auquel se livre l’armée russe ?

BW : Je pense que cette expression en elle-même nous donne la « clé » nécessaire pour décrypter ce qui se passe à l’heure actuelle :

► Pour mémoire, l’objectif de la Russie n’est pas prioritairement l’Ukraine, mais d’assommer et de déséquilibrer l’UE et l’OTAN (crise énergétique=> crise économique=> inflation, récession. Voir encart : « L’héritage de la pensée opérationnelle soviétique »).

► D’autre part, sous la pression de ses mentors occidentaux, le président Zelensky a retiré ses propositions de paix de février-mars, la guerre peut donc continuer jusqu’à épuisement. C’est très probablement le jeu que le chat russe joue avec la souris ukrainienne. Puisqu’une solution négociée semble aujourd’hui impossible, seul l’épuisement (démographique) de l’Ukraine peut garantir à la Russie une relative « tranquillité » à long terme sur sa frontière sud-ouest.

► Cette dialectique du chat et de la souris pourrait expliquer l’attitude russe consistant à « ne pas vouloir en finir ». Une telle posture stratégique n’est pas inédite dans l’histoire militaire.

Expliquons-le à l’aide d’un exemple historique.

Le cas de la guerre civile espagnole (1936-1939) est particulièrement emblématique de ce point de vue. Le général Franco, commandant en chef des forces nationalistes, a longtemps été considéré, certes comme un politicien très avisé, mais comme un piètre stratège sur le terrain. Malgré la supériorité militaire dont il disposait, il a fait de mauvais choix opérationnels, donnant aux républicains l’occasion de mener des contre-attaques désespérées, prolongeant, de cette façon, la guerre d’au moins deux ans.

Puis, récemment, des recherches historiques ont révélé que ces « mauvais choix » ont été faits sciemment afin d’épuiser le potentiel humain des républicains dans des batailles d’anéantissement, où la puissance de feu de l’armée nationaliste pouvait atteindre son plein potentiel. Par exemple, même en septembre 1936, plutôt que de s’emparer de Madrid, alors très peu défendue, et d’obtenir ainsi la capitulation du gouvernement républicain et de mettre fin à la guerre en deux mois, Franco a opté pour la prise de Tolède – une ville certes très symbolique, mais dont l’importance stratégique était limitée. Franco voulait une guerre longue pour détruire le réservoir démographique des républicains et ainsi

« nettoyer » les régions conquises des populations favorables au régime en place. Il estimait qu’il ne pourrait avoir la stabilité nécessaire à la reconstruction du pays si une génération pro-républicaine jeune et suffisamment nombreuse survivait à la guerre. Il l’a dit explicitement dans une interview : « Dans une guerre civile, il vaut mieux une occupation systématique du territoire, accompagnée de l’épuration nécessaire, qu’une déroute rapide des armées ennemies qui laisserait le pays infesté d’adversaires. »

L’héritage de la pensée opérationnelle soviétique

Penser en termes d’objectif « Ukraine » est trop étroit. Il est important de garder à l’esprit que, géographiquement parlant, la Russie est un pays mondial (au sens braudélien). Ni l’Europe occidentale ni les États-Unis ne le sont. La pensée stratégique russe se déploie à un niveau macro-spatial et macro-culturel. Elle reprend les acquis de sa grande sœur, la pensée stratégique soviétique, qui a développé et conceptualisé ce qu’on appelle le niveau opérationnel de la guerre, qui ne vise plus prioritairement des objectifs militaires tactiques (troupes, équipements, infrastructures, etc.), mais l’adversaire en tant que système.

La pensée opérative ne considère pas l’ennemi sous un angle strictement militaire, contrairement à la doctrine clausewitzienne classique qui consiste à détruire les forces armées ennemies dans une grande bataille d’anéantissement considérée comme la clé de la victoire. La pensée opérative soviétique, puis russe, aborde l’adversaire sous un angle systémique : elle vise son effondrement, non pas dans une grande bataille décisive, mais par des actions en profondeur.

Il convient de noter que cette notion recouvre différents aspects : le terme de profondeur ne fait pas nécessairement référence au dispositif défensif de l’adversaire (fortifications, centres logistiques, réseaux de communication), mais à l’ensemble des structures politiques, socio-économiques et culturelles ainsi qu’aux infrastructures qui permettent au pays ennemi de fonctionner. Par conséquent, du point de vue de la pensée opérative russe, l’objectif poursuivi est rarement spécifique, il est holistique.

La Russie ne cherche pas simplement à mettre au pas un voisin récalcitrant, c’est » l’ennemi systémique » qu’elle vise en montrant concrètement qu’elle est non seulement prête, mais surtout capable de faire la guerre, y compris la guerre nucléaire. Cet ennemi systémique est évidemment l’UE et l’OTAN. La Russie a pu prendre conscience au plus tard avec la guerre en Syrie (à partir de 2011) des maigres capacités d’intervention occidentales qui, en l’occurrence, se sont limitées à l’envoi de quelques contingents de forces spéciales pour soutenir les milices kurdes. Il a pu se faire une idée concrète des graves limites opérationnelles et de l’incapacité de l’Alliance atlantique à mener une opération militaire de grande envergure, faute d’effectifs et de logistique.

Après cela, Vladimir Poutine et son état-major ont pu planifier leur intervention en Ukraine. Mais l’Ukraine n’est pas l’objectif principal de la guerre ; elle n’est qu’un champ de bataille, c’est-à-dire un lieu où se déroulent des opérations militaires. Les Russes ont d’autres effets et d’autres objectifs.

En ce qui concerne les effets, la Russie veut démontrer qu’elle peut déclarer une guerre conventionnelle et la mener à son terme. Face à cette démonstration de force, force est de constater que l’OTAN et l’Union européenne (UE) sont militairement « absentes ». »

LS-SD : Pensez-vous que les Russes souhaitent également une guerre longue ? Ont-ils vraiment intérêt à le faire ?

BW : Mutatis mutandis, cela pourrait être le calcul des Russes face à la guerre (par procuration) que les États-Unis et l’OTAN mènent contre eux à travers les Ukrainiens. Cette guerre finira par se terminer par manque de combattants. Mais il faut s’empresser d’ajouter que, du côté russe, tout n’est pas simple non plus. Le choc provoqué par la mobilisation partielle de la jeune génération n’est pas de bon augure. En effet, une partie de la société de ce grand pays goûte depuis plus de vingt ans aux » délices » de la société de consommation : possibilité de voyager à l’étranger, un certain sentiment de liberté lié au mode de vie consumériste, etc. Pour tous, soudain, tout a changé. Pour tous, soudain, tout s’est arrêté, tout s’est fermé. Le spectre de la guerre et de la mort hante désormais leur quotidien. D’où la question : une guerre qui se prolonge et qui commence à toucher les jeunes générations russes elles-mêmes est-elle encore acceptable – et surtout supportable ?

Dans ces conditions, on peut émettre l’hypothèse que la Russie et l’Ukraine risquent toutes deux un effondrement mutuel. Un peu comme la dialectique entre la Grèce et Rome dans l’Antiquité, l’antinomie entre ces deux mondes étant résumée par la célèbre formule : « La Grèce captive a fait prisonnier son sauvage conquérant » , exprimant le fait que, militairement vaincue, la Grèce a néanmoins réussi à helléniser complètement le monde romain. Dans le cas présent, une Ukraine militairement détruite provoquerait, comme un choc en retour, un effondrement de la Russie en raison des sacrifices exigés ou, du moins, ressentis, par une partie du peuple russe. Les récents attentats perpétrés sur le sol russe pourraient renforcer ce sentiment de fragilité soudaine ?

LS-SD : Quelle est la pertinence de votre étude sur l’autodéfense alors que la guerre fait rage à nos portes ?

BW : Comme son titre l’indique, mon dernier petit livre est consacré à l’autodéfense, que je considère comme le concept opérationnel en lieu et place de celui de « défense nationale », devenu obsolète avec le déclin de l’État-nation (marqué notamment par le retour concomitant et exponentiel du mercenariat.

[La sociologie wébérienne concernant la formation de l’État moderne (Max Weber, Norbert Elias, Otto Hintze, Charles Tilly, pour ne citer que les principaux) se concentre sur la construction du monopole étatique de la coercition – également appelé monopole de la violence légitime. Elle met ainsi en évidence l’évolution de l’appareil militaire et son contrôle progressif par les autorités étatiques. Du point de vue de cette conception de la construction de l’État, le recours aux mercenaires représente une étape intermédiaire entre l’âge féodal (caractérisé par l’absence d’État ainsi que par une chevalerie anarchique pratiquant la guerre privée-Faustrecht), et la période contemporaine avec l’avènement d’armées nationales complètement contrôlées par l’État. Le retour actuel du mercenariat, via le recours à des sociétés militaires privées, tend à signaler un » retour en arrière « , et par conséquent une relative dé-construction du monopole étatique. Voir à ce sujet Yves Déloye, Sociologie historique du politique].

C’est pourquoi, lorsque la guerre a éclaté en Ukraine, j’ai pensé que mon étude était aussi ipso facto devenue obsolète, car l’attaque russe semblait indiquer le grand retour de la guerre conventionnelle entre États et celui des armées régulières. Mon hypothèse de travail, basée sur des menaces de type « guerre civile moléculaire », avec une prédominance d’acteurs non-étatiques, tels que les narco-gangs, les narco-terroristes et les islamo-jihadistes, semble donc compromise. Comme me le disait mon ami Laurent Schang le soir du 24 février, « cette fois, c’est la fin de la guerre 2.0 » (en référence aux défis de la sous-guerre).

LS-SD : Les Etats-nations occidentaux/européens sont-ils encore capables de faire la guerre ?

BW : Il est évident qu’à part quelques bataillons épars, l’OTAN ne dispose plus d’aucune puissance militaire effective ; que l’armée allemande est en état de décomposition avancée ; que l’armée française (bien qu’encore très opérationnelle) ne dispose que de sept jours de munitions en cas de confrontation de haute intensité, et il en va de même pour tout le reste.

Tout cela signifie qu’en Europe occidentale, l’État-nation n’est plus capable de « faire la guerre » , fonction qui était son principal attribut régalien et le moteur de sa construction historique (selon la célèbre formule de Charles Tilly, « la guerre fait l’État. » (Voir encart « La guerre comme moteur de la construction de l’État-nation »).

Aujourd’hui, l’État-nation est recroquevillé sur son seul privilège pénal-carcéral. De plus, la tempête de désinformation médiatique, orchestrée depuis le début de la guerre en Ukraine, montre que la citoyenneté a perdu toute substance et qu’il n’est plus important d’informer des hommes et des femmes libres et responsables, mais de maintenir au calme une populace toujours au bord de l’émeute ou de la révolte.

La guerre comme moteur de la construction de l’Etat-nation

Dans son approche de la construction de l’État, Charles Tilly met en évidence deux facteurs qui contribuent à la formation du monopole étatique de la violence légitime : d’une part, la contrainte (la capacité d’imposer l’ordre et, surtout, de mobiliser les ressources humaines nécessaires pour faire la guerre) ; d’autre part, le capital (la capacité de financer et d’équiper les armées grâce aux impôts et aux profits du commerce extérieur).

Ainsi, Tilly démontre que c’est la combinaison de ces deux facteurs (d’où le titre de son ouvrage) qui détermine le type d’organisation étatique en vigueur, à un moment historique donné – c’est-à-dire celui capable de « faire la guerre ». Dans notre cas, à partir du XVIe siècle, les transformations de l’art de la guerre (systématisation de l’usage des armes à feu, recours à des soldats professionnels, croissance exponentielle du nombre de soldats) ont entraîné la nécessité pour les unités politiques existantes en Europe de disposer de ressources financières suffisantes pour pouvoir « s’offrir » ce nouvel outil militaire.

D’où l’institutionnalisation de l’impôt, en lieu et place des anciens droits féodaux locaux. Les fondements de l’État-nation moderne sont ainsi posés (une bureaucratie chargée de lever les impôts, une armée permanente). Dès lors, la dynamique contrainte-capital s’enclenche : plus les guerres se succèdent en Europe, plus le phénomène d’État-nation évoqué plus haut se renforce dans les zones géographiques concernées (Pays-Bas, France, Espagne, puis Prusse et Suède). Et c’est ainsi que nous en arrivons à la célèbre formule : la guerre fait l’État.

Aujourd’hui, cette analyse reste pleinement pertinente pour comprendre l’évolution des unités militaro-politiques. Cependant, la dynamique décrite ci-dessus a changé d’échelle : avec la mondialisation, le capital n’est plus localisé au niveau national. En conséquence, les États sont vidés de leur substance et dépendent de la finance mondiale pour leur fonctionnement.

Aujourd’hui, à la jonction de la contrainte (mobilisation des ressources humaines) et du capital (mobilisation des ressources financières), on ne trouve plus d’armées régulières, mais deux types d’organisations militaires non étatiques : d’une part, le mercenariat sous la forme de sociétés militaires privées (SMP) et, d’autre part, les groupes armés-paramilitaires-criminels. Les premiers sont généralement financés par le capitalisme mondial, les seconds par l’économie grise. D’un côté, il y a la combinaison de Wall Street et des SMP, et de l’autre, la combinaison du trafic de drogue et de divers groupes armés irréguliers.

LS-SD : Votre analyse reste donc pertinente ?

BW : Vanitas vanitatis… Oui. C’est celle d’un État-nation vidé de sa substance par le capitalisme du désastre, de sociétés post-nationales soumises à une violence interne qui n’est plus canalisée par le monopole étatique désormais obsolète. S’il en était encore besoin, la guerre en Ukraine et les décisions qu’elle a engendrées (notamment les sanctions dont nous sommes les premières victimes) démontrent que les Etats européens ne se préoccupent plus du bien-être de leurs peuples ; que leurs élites politiques sont aspirées par la dynamique du capitalisme mondial et par ceux qui détiennent les leviers de commande.

Fernand Braudel a dit : « Le capitalisme ne triomphe que lorsqu’il s’identifie à l’État ; lorsqu’il est l’État. » De plus, sa régulation ne passe plus par l’État-nation (bien-être), mais par la guerre (bien-être => guerre), qu’elle soit interne ou contre un ennemi, désigné par l’appareil médiatique (la Russie in casu). Il est important de garder cette réalité à l’esprit et d’en faire le point de départ de tout effort visant à comprendre les mécanismes du monde actuel – dans le cadre du capitalisme mondial, l’État-nation en coquille vide n’est plus le sujet de la guerre ; il n’en est que le théâtre (le décor, pourrait-on dire), l’espace géographique où se déroulent les affrontements. Si l’on tente de l’étudier au-delà du bruit médiatique, la guerre en Ukraine est révélatrice de ce nouvel état de fait.

LS-SD : Pourtant, ce conflit marque le retour de la guerre entre Etats-nations. Alors, n’est-il pas contradictoire de dire que l’État-nation n’est plus le sujet de la guerre ?

BW : Non, et cette question me permet de clarifier mon propos. Grosso modo, on peut dire que jusqu’au 24 février 2022, de nombreux analystes (dont moi-même) considéraient que la guerre infra-étatique représentait le risque majeur en Europe : 1) des affrontements au niveau moléculaire (attentats suicides, attaques à la machette, fusillades) ; 2) se déroulant en dessous du seuil technologique ; 3) impliquant des groupes armés, des gangs et des cellules terroristes ; 4) financés via le trafic de drogue et d’autres canaux de l’économie grise. En d’autres termes, une représentation qui découle directement de l’observation de Martin van Creveld : « Les armements modernes sont devenus si chers, si rapides, si aveugles, si impressionnants, si encombrants et si puissants qu’ils sont sûrs de conduire la guerre contemporaine dans des impasses, c’est-à-dire dans des environnements où ils ne fonctionnent pas ». (La transformation de la guerre, p. 52).

Comme je l’ai dit au début, le déclenchement de la guerre en Ukraine a fait voler en éclats ce tableau des menaces en nous faisant penser à un retour à la guerre conventionnelle en Europe (batailles entre armées régulières, engagements de chars, artillerie, aviation et missiles à longue portée, spectre de l’utilisation d’armes nucléaires tactiques). Pourtant, à y regarder de plus près, la réalité des combats n’est pas si évidente. Certes, la guerre conventionnelle est bel et bien présente du côté russe, avec une armée disciplinée, bien équipée, bien commandée et pratiquant la manœuvre interarmes.

Du côté ukrainien, en revanche, la situation est beaucoup plus floue, car l’armée régulière de conscription était déjà en déroute avant que le conflit n’éclate, obligeant ainsi le gouvernement Zelensky à s’appuyer sur des groupes paramilitaires, en particulier les sinistres bataillons Azov, dont les exactions contre la population civile sont désormais bien connues. Néanmoins, ce sont les seules véritables forces de combat sur lesquelles l’Etat ukrainien « défaillant » (soyons honnêtes et utilisons ce terme) peut compter pour faire face à l’offensive russe. Précisons que ces unités ne dépendent pas directement de l’État ukrainien ; elles ont leur propre mode de financement, basé sur les trafics et le racket mafieux des populations locales qu’elles n’hésitent pas à utiliser comme boucliers humains. Cependant, elles ont été complètement décimées lors des combats autour de Marioupol et des aciéries d’Azovstal. A partir de ce moment, il faut considérer qu’ils ont cessé d’exister en tant que troupes constituées.

[Il semblerait que depuis le début du conflit, les autorités ukrainiennes aient lancé huit appels à la mobilisation pour compenser les lourdes pertes subies. Il convient donc de se demander pourquoi la jeune génération répond encore à ces appels alors qu’elle est presque certaine de mourir sur le champ de bataille. L’hypothèse suivante peut être évoquée : Les Ukrainiens des classes populaires n’ont pas eu la possibilité de fuir à l’étranger par manque de moyens ; dans un pays détruit où l’économie est exsangue, il n’est pas déraisonnable de penser qu’une » belle » prime à l’engagement (financée par le dollar) peut représenter pour eux un motif suffisant, car la somme ainsi perçue permet de garantir la survie du reste de la famille. Comme c’est souvent le cas dans l’histoire militaire, ce sont les pauvres qui paient l’impôt du sang].

Aujourd’hui, après les effrayantes pertes humaines subies par les troupes ukrainiennes, ce sont les mercenaires qui semblent supporter le plus gros des combats, mais surtout qui reprennent le rôle prédateur joué auparavant par les bataillons Azov. Ces mercenaires ne sont évidemment pas payés par l’Ukraine, qui n’en a pas les moyens, mais par le complexe militaro-médiatique américano-OTAN. Le capitalisme est à l’œuvre ! On peut donc déjà dire qu’à l’heure actuelle, un Etat affaibli (défaillant) – l’Ukraine en l’occurrence – n’est plus en mesure de faire la guerre avec ses propres forces nationales. Il est obligé de faire appel à des forces extérieures qu’il ne contrôle pas. Nous sommes donc dans la lignée de notre précédente observation sur l’incapacité de l’État-nation à faire la guerre.

[Selon l’analyse des vidéos disponibles, il s’agirait de mercenaires d’origine latino-américaine, probablement recrutés par les services d’Erik Prince (fondateur de la tristement célèbre SMP Blackwater). Ce dernier avait été appelé, au moment du printemps arabe, par les monarchies pétrolières du Golfe, pour leur fournir des bataillons de police militaire, composés de mercenaires colombiens. Ces derniers n’ont eu aucun scrupule à tirer sur la foule, alors que les armées tunisienne et égyptienne avaient refusé de le faire dans leurs pays respectifs. Erik Prince a les relations nécessaires pour ce bassin de recrutement].

Faisons une petite digression pour constater combien nous retrouvons ici le scénario de la guerre de Trente Ans (1618-1648). Cette guerre illustre parfaitement les évolutions évoquées plus haut : la confusion entre guerre interne et guerre interétatique ; la faiblesse relative des États impliqués ; et, par conséquent, le recours exponentiel aux entrepreneurs militaires privés (mercenaires). Pour mémoire, les jeunes royaumes européens (France et Suède) cherchaient à profiter de la faiblesse temporaire du Saint Empire romain germanique pour accroître leur territoire et leur influence en Europe. Car ce dernier est empêtré dans une lutte interne contre les princes protestants qui contestent le pouvoir impérial.

La France d’abord, puis la Suède entrent en guerre pour profiter de cette fragilité momentanée de l’Empire. Mais, ni le roi de France, ni le roi de Suède n’ont les moyens de leur politique. Ils ne disposaient pas de l’appareil étatique suffisant pour maintenir une telle guerre sur une longue période et sur de vastes territoires ; leur bureaucratie, encore balbutiante, ne leur permettait pas de lever des impôts de manière efficace et durable, ni de recruter les troupes nécessaires au sein de la population.

Le Saint Empereur Romain avait les mêmes limites. C’est pourquoi tous ont fait appel à des entrepreneurs militaires (Wallenstein, Tilly, Saxe-Weimar notamment). En plus de leurs compétences de grands capitaines, ces entrepreneurs militaires étaient également des hommes d’affaires talentueux disposant des réseaux appropriés pour recruter des soldats et entretenir leurs armées. Dès lors, et précisément en raison de la mise en œuvre de ce modèle économique, cette guerre est devenue une « affaire commerciale », largement déterminée par les intérêts de ces entrepreneurs et de leurs bailleurs de fonds. Ce sont eux qui décident des objectifs, non pas tant en fonction des priorités politico-stratégiques des États, mais plutôt en fonction des intérêts « commerciaux » de leurs entreprises respectives (les armées de mercenaires mises à la disposition des princes européens en lutte). Pour ce faire, et devant l’insuffisance des financements publics, ils s’appuient sur le premier « système financier transnational », la Banque d’Amsterdam. Cependant, quelle que soit l’habileté des banquiers bataves, les crédits accordés ne suffisent jamais à couvrir tous les besoins, notamment en matière de logistique.

Par conséquent, les armées de mercenaires ont continué à « vivre de la terre », pillant et saccageant presque toute l’Europe centrale.

La durée du conflit peut également s’expliquer par cette raison : dans une Europe sortant de l’économie féodale et entrant dans ce que l’on appelle le « premier capitalisme » , l’entrepreneuriat militaire apportait des profits vraiment juteux.

En résumé, la guerre de Trente Ans offre l’exemple d’un affrontement que l’on peut qualifier de « pré-clausewitzien » , c’est-à-dire un affrontement dans lequel, bien qu’initiée par des États, la guerre a rapidement cessé d’être la continuation de la politique par d’autres moyens, faute de ressources étatiques suffisantes. Mutatis mutandis, c’est une situation similaire que nous retrouvons aujourd’hui en Europe avec la guerre en Ukraine.

LS-SD : Alors, assistons-nous (ou non) au retour de la guerre conventionnelle en Europe ?

BW : Certainement, mais cette affirmation nécessite quelques explications, car s’il y a un retour de la guerre conventionnelle, il faut s’empresser de dire qu’il s’agit d’une guerre conventionnelle NG (nouvelle génération) dans laquelle, du côté ukrainien, les forces paramilitaires et mercenaires, chargées de défendre le pays se révèlent plus dangereuses pour les Ukrainiens que l’armée russe qui les attaque.

Dès lors, les paramètres suivants semblent se dessiner concernant cette « guerre conventionnelle de nouvelle génération » : 1) au niveau central, un État-nation affaibli (défaillant) qui n’est plus en mesure d’assurer sa défense au moyen de ses forces armées nationales ; 2) qui doit faire appel à des forces irrégulières, paramilitaires et mercenaires ; 3) ces forces » vivent au crochet du pays » par le racket et la prédation ; 4) et sont massivement financées et équipées par le capitalisme mondial. Par ailleurs, il apparaît que l’Ukraine n’est en rien un précurseur en la matière – au début de la guerre en Syrie (2011), c’est l’intervention des irréguliers du Hezbollah libanais qui a sauvé de l’effondrement l’État affaibli de Bachar El Assad.

De même, le cas de l’Azerbaïdjan présente une situation similaire : c’est grâce aux armes et aux mercenaires mis à disposition par la Turquie, ainsi qu’aux contingents de combattants arabo-musulmans, tous payés par les revenus pétroliers azéris, que ce pays parvient à remporter les succès que l’on connaît dans le Haut-Karabakh.

Mais malgré toutes leurs différences, l’Ukraine, la Syrie de Bachar et l’Azerbaïdjan ne sont pas des États forts. Ce n’est pas le cas des États-Unis, qui sont le seul pays au monde à posséder une forte cohésion sociale et une économie prospère qui profite à tous ses citoyens. Aucun de ces pays ne dispose non plus d’une véritable élite politique nationale sur laquelle l’appareil d’État-nation peut s’appuyer ; le pouvoir est détenu par des clans ou des cliques mafieuses qui cherchent avant tout à accaparer les richesses à leur profit.

LS-SD : Par conséquent, pour les Ukrainiens, c’est « une guerre dans la guerre » ?

BW : Oui, et ce n’est pas étonnant, si l’on suit la grille du Léviathan de Hobbes : en l’absence d’État, c’est la guerre de tous contre tous – qui, à l’ère du capitalisme mondial, peut durer indéfiniment car elle représente un business très lucratif – d’où le concept de « capitalisme du désastre ».

En d’autres termes, menée par des combattants issus d’unités paramilitaires et mercenaires, cette belligérance NG est « sans limite » et devient elle-même l’objectif ; les civils censés être défendus deviennent l’objectif principal des groupes armés précités, et l’effort de guerre est financé par le capitalisme mondial dans sa déclinaison « catastrophe ». Une telle guerre ne respecte pas les distinctions civil/militaire, front/arrière, guerre/crime. Elle est mixte [je n’utiliserai pas le terme » hybride » tant il est galvaudé et incompris] : conventionnelle sur le champ de bataille, criminelle dans son fonctionnement, terroriste dans ses actes et son ciblage des populations. Permettez-moi d’insister sur la façon dont nous arrivons aux caractéristiques de la guerre sub-étatique décrites ci-dessus.

LS-SD : De ce point de vue, quelle autre perspective générale peut-on tirer de la situation ukrainienne ?

BW : Le cas ukrainien met en évidence la profonde transformation de l’Europe et du monde occidental (en fait sa désintégration) à travers deux dimensions spécifiques : l’une macro-économique et l’autre macro-géographique. La première nous rappelle la pertinence du principe selon lequel on fait la guerre comme on produit des richesses : le mode de production économique à un moment donné a une influence déterminante tant sur le type de guerre que sur la configuration de l’outil militaire. Ainsi, les guerres entre États aux XIXe et XXe siècles reposent essentiellement sur une équation à trois termes : Nation + Révolution industrielle = armées de masse. Le capitalisme industriel a formaté les espaces nationaux (les États-nations) et accru la concurrence entre eux de manière paroxystique.

Aujourd’hui, l’ère des armées nationales régulières financées et équipées, grâce aux progrès de la révolution industrielle, est définitivement révolue. Le capital a muté, il s’est entièrement financiarisé et a migré au niveau supranational, conduisant à ce qu’on appelle habituellement la mondialisation. C’est à ce niveau que sont désormais produites les richesses et que la conduite de la guerre est irrémédiablement modifiée. Cela signifie, comme nous l’avons déjà dit plus haut à propos du retour du mercenariat, que les Etats ne sont plus maîtres de leur propre défense. Une armée régulière, même si elle reste apparemment financée par un État, est devenue de facto un outil au service du capital mondial, comme l’illustre l’empressement (presque surréaliste) des gouvernements européens à vider leurs maigres arsenaux, à désarmer leurs propres forces armées pour envoyer des armes en Ukraine, dont certaines sont déjà vendues sur les marchés parallèles. L’analyse de cette guerre révèle une telle réalité qui est à la fois sans précédent et inimaginable auparavant.[Dans ces circonstances, et suite à l’annonce que la Bundeswehr (armée allemande) ne dispose que de deux jours de munitions, un commentateur allemand remet en cause cet état de fait et sa reconnaissance officielle par les autorités. Il va jusqu’à formuler l’hypothèse d’une « reddition de fait », explicitement admise, afin de préserver l’Allemagne de la destruction en cas d’extension de la guerre vers l’ouest. Selon lui, en se déclarant « en faillite » en raison de la liquidation de ses très modestes stocks d’armes et de munitions au profit des forces ukrainiennes, le pays pourrait éviter de « devenir le prochain champ de bataille » une fois l’Ukraine détruite. Même si cette idée est un peu tirée par les cheveux, elle met en évidence l’ampleur du désarmement de l’Europe occidentale dans le conflit actuel].

En ce qui concerne la dimension macro-géographique, le cas ukrainien souligne la valeur de l’analyse livrée par David Cosandey dans sa monumentale étude publiée en 1997 et intitulée, Le secret de l’Occident : du miracle passé au marasme présent. Dans sa quête pour comprendre ce « miracle passé », Cosandey met l’accent sur le facteur géographique comme élément décisif du dynamisme européen.

L’Europe n’étant a priori qu’un promontoire de l’Eurasie, c’est son périmètre côtier, au nord comme au sud, dentelé, sinueux et irrégulier, qui permet l’établissement d’entités socio-politiques très diverses, mais pratiquant intensément les échanges commerciaux entre ces entités d’abord, puis avec le reste du monde.

C’est donc en raison de cette spécificité de l’espace géographique européen que Cosandey propose son explication du « miracle » à partir de deux néologismes de sa création : « mereupory » et « thalassographie ». Le premier terme vise à expliquer le progrès scientifique de l’Europe par sa division politique stable et son dynamisme commercial. Le second terme précise que le dynamisme commercial ainsi que la diversité et la stabilité sont favorisés par ce contour côtier très particulier, par rapport aux autres continents. C’est donc à partir de cette articulation mereuporico-thalassographique que Cosandey examine l’évolution contemporaine de notre continent.

In casu, il ne s’agit pas de soumettre les thèses de Cosandey à la critique, mais de considérer ce qu’elles nous disent de l’Europe dans le cadre de la guerre en Ukraine. Cosandey pense en effet que la puissance des armements développés depuis la Seconde Guerre mondiale remet fondamentalement en cause la morphologie de l’Europe. En d’autres termes, l’espace n’est plus suffisant pour absorber la force militaire. Il est désormais trop petit pour pouvoir former une zone géopolitique stable.

Par conséquent, Cosandey affirme que l’avantage géographique européen est désormais obsolète en raison de la puissance des armements :

« En raison des progrès de la technologie militaire, la thalassographie du continent européen, aussi extraordinaire soit-elle, ne permet plus à un système d’États de s’y établir durablement. » Cette intuition mérite évidemment quelques explications.

La référence aux progrès de la technologie militaire renvoie principalement à la portée continentale et intercontinentale des armes modernes (missiles balistiques, porte-avions et avions à long rayon d’action capables de frapper n’importe quel point du continent). Face à ces capacités de projection de forces sur de très longues distances, les qualités météoriques et thalassographiques de l’Europe deviennent inopérantes – la spécificité de son littoral ne suffit plus. Le continent redevient une simple langue de terre, un promontoire eurasiatique, que l’on peut traverser très facilement, et dans toutes les directions (les flux migratoires semblent le confirmer). D’où l’impossibilité, dans ces conditions, de maintenir un échiquier d’Etats stable et dynamique, puisque ceux-ci n’ont plus la capacité de se protéger, et que leurs frontières géographiques ne remplissent plus une fonction de défense.

En suivant Cosandey sur cette trajectoire, la guerre en Ukraine semble indiquer que l’avenir de l’Europe en termes d’États ne peut être que celui d’un désordre à grande échelle – une sorte de nouveau Moyen Âge dans lequel l’Église est remplacée par le dollar.

LS-SD : Pour conclure, revenons à la question initiale. L’autodéfense est-elle encore pertinente dans un tel état de chaos et de désordre, de guerre sans limites ?

BW : Plus que jamais, surtout dans une Europe occidentale incapable de se défendre, où le schéma ukrainien risque de se répéter. Car, si l’État-nation n’est plus le sujet de la guerre, c’est l’individu lui-même qui devient le sujet de la guerre (d’où l’autodéfense). De plus, cet individu n’est plus un citoyen, mais un « homme nu » dépourvu de toute protection, sans cité (a-polis) et susceptible d’être mis à mort aussi bien par la police que par les gangs ou les acteurs précités de la guerre conventionnelle NG sans limites. Pour cet homme nu, l’autodéfense représente désormais le seul horizon en termes de liberté et de sécurité résiduelles, le dernier moyen de préserver quelques bribes du statut d’animal politique que lui conférait auparavant la citoyenneté en armes (la polis hoplitique).

[Plusieurs facteurs plaident non seulement pour une prolongation de la guerre, mais pour son extension éventuelle à la région européenne : l’attitude de la Russie, qui est prête à poursuivre les combats tant que le gouvernement ukrainien ne fera pas de proposition de paix ; l’implication éventuelle de la Biélorussie ; les maladresses et les bévues des Polonais et des Lituaniens à l’égard de l’enclave de Kaliningrad ; l’activisme de l’UE, du Royaume-Uni et des États-Unis pour empêcher toute fin des hostilités ; enfin, l’empressement aveugle de l’Allemagne à vider ses arsenaux et à envoyer leur contenu en Ukraine. ]

Précisons que la notion de légitime défense entendue ici va au-delà de la simple technique de combat à mains nues. Elle représente l’envers de la légitime défense car elle n’est pas un concept juridique protégeant le citoyen, mais un état de fait, une tactique défensive, une réaction de survie. En ce sens, elle constitue la barrière ultime des bannis et des proscrits contre la violence qu’ils subissent. Elle est pour eux le moyen de se reconstruire, de redevenir des personnes humaines et pas seulement des corps (homo sacer) que l’on peut violer à volonté.

La philosophe Elsa Dorlin parle à cet égard de la construction d’une « éthique martiale du soi » , à travers des pratiques que l’individu désarmé, sans citoyenneté, utilise pour se protéger physiquement des agressions. Et, face au chaos généralisé et à l’effondrement qui se profilent à l’horizon des sociétés européennes, dans le sillage de la guerre en Ukraine, il est important d’insister sur cette fonction reconstituante de l’autodéfense. Se défendre, c’est exister – les insurgés du ghetto de Varsovie en sont un exemple emblématique !

Mais précisons aussi que même dans ce scénario de ré-émancipation, la marge de manœuvre de l’homo sacer reste très étroite. C’est pourquoi la mise en perspective des événements (selon la méthode du temps historique long), c’est-à-dire le récit, occupe une place stratégique. Elle permet de définir un espace, une réalité « alternative » au récit imposé par le complexe militaro-médiatique du capitalisme mondial. Le philosophe Eric Werner cherche à articuler ce récit minoritaire avec le triptyque autonomie-crise-proximité en réponse à celui du discours dominant insécurité-crise-résilience. Pour mémoire, cette dernière notion ne signifie pas résister, mais » accepter docilement son sort, aussi mauvais soit-il. »

Autonomie, proximité, autodéfense, entendue comme « défense au plus près », constitueront, selon toute vraisemblance, les nouveaux repères dans un monde européen où la guerre en Ukraine marque la fin ultime du cycle historique occidental : « Le temps des révolutions est terminé. Nous vivons le temps de l’extermination ; et, par voie de conséquence, le temps de la survie et de l’autodéfense. C’est l’ère des poches d’autonomie ».

Après avoir qualifié le système-monde par l’état d’insécurité de la gouvernance, nous pouvons commencer par définir le nouveau cadre de la guerre. Elle s’inscrit dans l’abattement des souverainetés nationales. L’État-nation européen ne semble plus pertinent pour résoudre les problèmes de sécurité de ses citoyens. Ce dernier, héritage historique de l’État westphalien (1648), et théorisé par Hobbes dans le Léviathan (1651), géographiquement délimité, est en décomposition… De plus, la dégradation du modèle de l’État-nation voit sa souveraineté militaire mise sous la tutelle d’une autre forme de souveraineté, non militaire, c’est-à-dire économique, portée par le capitalisme mondial. (Olivier Entraygues : Regards sur la guerre: L’école de la défaite — Views on the war: The School of Defeat)

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Source: https://www.thepostil.com/what-ukraine-tells-us-about-the-coming-war/

Traduction Arretsurinfo.ch

Bernard Wicht est chargé de cours à l’Université de Lausanne, où il enseigne la stratégie. Il intervient régulièrement dans des institutions militaires, dont l’Ecole de Guerre, et des think-tanks à l’étranger. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Vers l’autodéfense : Le défi des guerres internes, Les loups et l’agneau-citoyen. Gangs militarisés, Etat policier et désarmement du peuple (The Wolves and the Citizen-Lamb : Gangs militarisés, Etat policier et désarmement du peuple) ; Citoyen-soldat 2.0, Mode d’emploi ; Europe Mad Max demain ? retour à la défense citoyenne ; Une nouvelle Guerre de Trente Ans ? Réflexion et hypothèse sur la crise actuelle ; L’OTAN attaque : la nouvelle donne stratégique ; L’Idée de milice et le modèle suisse dans la pensée de Machiavel.

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