À l’occasion du décès de Benoît XVI, paix à son âme, je vous propose la lecture de mon texte répondant à sa conférence de Ratisbonne, où il remet sur le métier une islamophobie fondée sur la « déraison » de l’Islam avec une majuscule, en corrélation avec les efforts de la promotion d’une « Islamophobie savante » qui connaîtra un « éclat » faussaire avec Aristote au Mont St Michel, un livre de Sylvain Gouguenheim, et la patte de Sarkozy en mal d’un ennemi intérieur et extérieur. En gros, chez des chefs politiques, chez des intellectuels chargés de fabriquer cette islamophobie savante, et soutenus par ces politiques et leurs médias, chez des religieux, un procès de l’Islam était en cours. La fabrication d’un ennemi de stature aussi universelle que le danger communiste venait justifier beaucoup de choses. Il leur a quand-même fallu mobiliser la basse-cour des informateurs indigènes et néo-harkis pour mettre cette démarche savante au niveau des masses, par sa vulgarisation au double sens du terme, comme Sansal, Daoud, Yasmina Khadra (de façon non pas plus subtile, mais morale, à condition d’accepter l’élasticité de cette notion).
À Ratisbonne, le 12 septembre 2006, Benoît XVI inaugurait son pontificat par une réflexion sur les relations de la foi et de la raison. Intéressante réflexion mais plutôt hasardeuse sur ce qu’en dit l’islam. C’est-à-dire sur ce qu’en disent les théologiens et les philosophes musulmans. Question embrouille, il ne pouvait trouver mieux que résumer quelques siècles de controverses entre théologiens chrétiens et musulmans ; lesquelles controverses cachaient elles-mêmes des controverses internes aux deux sphères religieuses.
Mais, enfin, le pape pouvait s’autoriser à intervenir sur le rapport de la violence et de l’islam en cette année 2006, année charnière s’il en fut. Le pape est-il tenu par les circonstances et les conjonctures politiques ? Peut-être pas. Mais cela se passe le 12 septembre juste après l’agression israélienne contre le Liban, les destructions massives de l’infrastructure civile du pays, l’assassinat délibéré des civils pour les détacher par la terreur de la résistance libanaise. Et comme dans toutes ses agressions, Israël commet un crime de guerre horrible, ensevelissant sous les décombres d’un immeuble des femmes et des enfants, dont des handicapés, qui s’y étaient réfugiés. On en ressortira cinquante-quatre cadavres, dont trente-sept enfants âgés de un à quinze ans et de nombreuses femmes. Ce crime de guerre était particulièrement horrible car c’était une récidive.
Le 18 avril 1996, le même Israël qui occupait encore le Liban avait tué 102 civils dont, bien sûr, une majorité de femmes et d’enfants qui s’étaient réfugiés dans un camp de Casques bleus. Dans un camp de Casques bleus !
Un document iconographique, la photo d’un drone au-dessus du camp, ruinait la thèse de l’erreur et Israël signait avec le Hezbollah un accord pour épargner les civils. Les Etats-Unis parrainaient l’accord et évitaient avec les autres puissances occidentales une mise en accusation pour crime de guerre.
En 2006, les mêmes États-Unis et les mêmes puissances occidentales passèrent le nouveau crime de Qana dans le registre des erreurs, des accidents ou de cette terrible expression : « dégât collatéral ».
Le souverain pontife était en droit d’ignorer la conjoncture dont le monde sortait pour réengager (ou réinviter à) un débat qui accompagnait le siège de Constantinople entre Manuel II Paléologue et un théologien perse ?
En gros, un passage du discours du pape provoqua colères et polémiques. Benoît XVI semblait reprendre à son compte – la précaution est de pure forme, le pape reprenait à son compte – l’affirmation de Manuel II Paléologue d’une propagation de la foi chrétienne par la voie légitime de la raison contrairement au choix d’une voie illégitime de la violence dans la propagation et la diffusion de l’islam.
Il était en droit d’ignorer la conjoncture mais la conjoncture avait le même droit de ne pas l’ignorer. Et la conjoncture a pris la forme de la polémique sur l’incapacité de l’islam à trouver la voie de la raison.
Disons que cela tombait plutôt mal car, sur un autre registre, beaucoup d’intellectuels « découvraient » l’incapacité de l’islam à intégrer la modernité à partir du rapport qu’entretenaient à la démocratie pouvoirs et peuples des pays arabes et musulmans. L’immense provocation des caricatures de notre Prophète était passée par là et les images des foules en délire et en désir de vengeance venaient prouver que les musulmans n’entretenaient pas un rapport critique à l’endroit du texte coranique.
Une atmosphère s’était mise en place autour de cette « interrogation » sur les comportements musulmans en rapport avec le terrorisme, les questions irakienne et afghane, la violence terroriste en Algérie, etc.
Dans notre pays, peu de gens doivent avoir une vue complète de cette atmosphère à travers le monde occidental. La plupart d’entre nous doivent le plus souvent se contenter des reflets qu’ils trouvent dans les médias et les publications en langue française. Mais nous pouvons raisonnablement parier que la sphère francophone reflétait assez fidèlement les différents discours et tendances qui s’affrontaient. Nous, nous pouvons en retenir à distance une sorte de charge médiatique avertissant que, finalement, les musulmans n’étaient pas des gens comme les autres. Leur adhésion sans critique au texte coranique les rendait incapables de le « penser », c’est-à-dire d’accéder à la raison, c’est-à-dire d’accéder à la modernité. Robert Redeker incarne cette tendance jusqu’à la caricature raccourcie. La conséquence logique fut évidemment de se demander s’il fallait en chercher la cause chez les musulmans, c’est-à-dire des êtres encore concrets et donc historiques avec les nuances que cela induit ou dans l’islam lui-même. La seconde hypothèse inclut l’idée qu’alors il n’y a rien à corriger. Si le ver est dans le fruit et le mal dans le corps de la doctrine et dans le texte sacré, alors il faut changer les musulmans, les détacher de leur texte sacré. En faire autre chose que les musulmans concrets et réels bien que « faisant chier le monde », selon l’expression d’Abdelwahab Meddeb, le philosophe tunisois émigré en France et dans ses médias mainstream, dans sa conférence à la Bibliothèque nationale d’Alger en 2008. Meddeb s’était chargé avec beaucoup d’autres de donner aux musulmans le désir d’un autre islam.
Il avouait, par cette expression, son impuissance à les convaincre de se rendre conformes à la leçon occidentale. Les peuples musulmans savent au contraire de ces nouveaux apôtres que l’islam du désir et du plaisir licites, cet islam de l’érotisme est plutôt celui des harems, pas des besogneux des docks. Et cet islam des harems continue pourtant d’exister dans une alliance et une harmonie, ouverte ou cachée mais sans faille, avec l’Occident et avec Israël. Inutile d’aller à plus de détails pour instruire Redeker de l’incroyable complexité et de l’incroyable imbrication des castes, des classes, des confessions dans cette seule vraie zone de contact en Orient et Occident que reste la Méditerranée et rien n’y a été simple, y compris dans les croisades.
En résumé, il n’y avait rien à faire avec les musulmans : ils ne comprenaient pas. Du moins ils ne comprenaient pas par le Logos, et par ce que désigne ce terme, tout à la fois la Parole et la Raison ; l’un pouvant-il exister sans l’autre ? Si les musulmans restent rétifs à la raison et au Logos, ils ne peuvent comprendre que le langage de l’épée.
Clairement Benoît XVI n’entendait pas s’engager dans ce type de significations. Il se livrait à une réflexion tout à fait cohérente et conforme à l’esprit de l’Église conservatrice en général et européenne en particulier qu’il venait de mener à une victoire sur l’Église progressiste, l’Église des pauvres, celle des luttes sociales et politiques d’Amérique latine et d’Afrique dans sa phase de libération avant que les évangélistes viennent corrompre certaines parties de cette terre noire avec leur prosélytisme de supermarché où le futur croyant fait son emplette de ce qui l’intéresse dans la foi. Donc, Benoît XVI ne visait nullement à déclencher une croisade des concepts ni à provoquer une guerre entre religions qui serait le sous-produit du choc des civilisations. Et il s’en est expliqué. Par beaucoup d’aspects, ce discours de Ratisbonne aurait fait le bonheur des philosophes, des philologues, des théologiens en les renvoyant aux belles époques des controverses religieuses. Rabelais aurait peut-être bien ri, lui qui fut partisan de se mettre à l’école de la médecine arabe et qui se gaussait des controverses scolastiques.
Mais pourquoi pour le côté ludique ne pas y revenir ? Surtout que le pape avance une thèse jouissive du point de vue de la pensée : c’est par la langue grecque que se serait scellée l’union de la foi et de la raison dans le christianisme. Vous voyez déjà les érudits se frotter les mains ? Les réparties sur les traductions arabes des philosophes grecs, les distinguos entre écrire directement le texte sacré dans le grec et traduire du grec ? Ce serait une grandiose et jouissive controverse, car c’est le seul intérêt de ces controverses : la jouissance des mots et dans les mots, le plaisir ineffable de retourner les sens, de s’en sentir maître, de s’exalter dans un sentiment de puissance sur les choses car « on les a créées » en les nommant, en leur donnant un nom. Ce n’est pas rien le Logos car, si au fond il ne change rien à la réalité, il nous donne quand même les lunettes pour voir la réalité qu’il a nommée. C’est cela la force de l’idéologie. Elle organise votre champ de vision, elle le délimite, elle sélectionne ce que vous allez voir et vous ne verrez que les choses que votre idéologie a nommées par avance.
Cet article ne vient pas raviver – disons – une incompréhension entre le pape et le monde musulman. Mais Tony Blair, le bien nommé caniche de G. W. Bush, aujourd’hui en charge du quartette sur la question palestinienne, vient encore de sévir. Tout ce que le monde compte d’hommes et de femmes d’honneur se bat pour la levée du blocus de Ghaza.
Tony Blair exprime sa satisfaction de l’allégement du blocus. Il est même heureux qu’Israël ait changé sa liste fluctuante de produits autorisés en liste des produits prohibés. Tony Blair se réjouit qu’Israël n’ait maintenu que les produits susceptibles de le menacer. En tout Logos grec, en toute raison grecque, en tout héritage grec où la renaissance européenne affirme trouver ses sources, en tous acquis grecs de la géométrie et de l’arithmétique et en toutes leçons grecques de la logique aristotélicienne (et malgré son objet) et surtout en toute fidélité au combat de Socrate contre les sophistes, pourquoi Israël a-t-il le droit de contrôler ce qui le menace et pourquoi les Palestiniens n’ont-ils pas ce droit ? Et si Israël a le droit de contrôler ce qui représente une menace pour lui, il a alors le droit de contrôler les armements de tous les pays de la région qu’il estime hostiles ou susceptibles de devenir hostiles. Il est donc en droit de détruire tout pays qui représente une menace et Tony Blair en déposant devant la commission parlementaire d’enquête britannique sur la destruction de l’Irak l’a affirmé sans sourciller. C’est sur la base de ce principe que se prépare l’attaque contre l’Iran : ce pays serait une menace pour Israël. Subrepticement Tony Blair avance le postulat que le monde doit être régi en fonction de la sécurité d’Israël, en fonction d’un rapport de force qui doit rester en permanence en faveur d’Israël. Un jour, Israël décidera que notre marine nationale est arrivée à un niveau qui représenterait une menace pour ses bateaux. Tony Blair défendra le droit d’Israël de contrôler en Algérie ce qui le menacerait.
C’est cet homme de guerre, ce sophiste qui a réduit le Logos à de la magouille et à du mensonge, et qui vient contre la volonté de toute l’humanité de défendre encore le principe du blocus de Ghaza que l’Église catholique s’est enorgueillie d’accueillir en son sein, en 2007. Est-il un homme du Logos ou un homme de l’épée ? L’Église ne peut fuir la question : c’est par l’action de cet homme en Irak qu’ont été menacés la et des chrétiens et l’existence de l’Église dans ce pays. Elle ne peut fuir cette question car Benoît XVI le déplorait lors de son premier voyage en terre orthodoxe, à Chypre, le 4 juin 2010. C’est infiniment plus proche et plus brûlant et plus grave pour les chrétiens que les controverses médiévales de Manuel II Paléologue.
M. B.
Publié dans La Tribune le 8 juillet 2010
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir