Par Jean-Luc Baslé – Le 2 janvier 2023
Dans un article publié par The Spectator le 17 décembre, Henry Kissinger recommande d’entamer des négociations avec un double objectif : confirmer la souveraineté de l’Ukraine et définir une nouvelle structure internationale. Cet article fait écho aux propos du général Mark Milley, chef d’état-major des armées américaines, à mi-novembre. L’avancée de l’armée russe étant arrêtée, il recommande de « saisir le moment » pour négocier. D’autres observateurs sont arrivés à la même conclusion dont Jeffrey Sachs, professeur à l’université de Columbia, et ancien conseiller de Boris Eltsine. Selon lui, les négociations devraient porter sur quatre points principaux : la souveraineté de l’Ukraine, l’Otan, la Crimée et le Donbass. Officiellement, Washington considère que la décision de négocier appartient aux Ukrainiens. William Burns, directeur de la CIA, et ancien ambassadeur à Moscou, considère que les Russes ne sont pas prêts à négocier.
Lorsque le temps des négociations est arrivé, deux sujets sont présents à l’esprit des négociateurs : les causes du conflit et la position des armées sur le terrain. C’est ce second point qui incite le général Milley à prôner la négociation alors que Vladimir Poutine donne sans doute la priorité au premier – peut-être est-ce la raison qui fait dire à William Burns que les Russes ne sont pas prêts à négocier. Le temps est-il venu de négocier ou est-ce encore trop tôt ?
L’opération militaire spéciale
Le 24 février – jour du lancement de l’opération militaire spéciale – Vladimir Poutine a expliqué les raisons de cette opération. Nous sommes intervenus, dit-il, à la demande des peuples des républiques du Donbass, en accord avec l’article 51 du chapitre VII de la charte des Nations unies. Notre objectif est de « dénazifier » l’Ukraine et de juger ceux qui ont commis des crimes contre les populations du Donbass. Il n’est pas dans nos intentions d’occuper le territoire ukrainien. Puis dans un langage elliptique, il semble avoir envoyé un message aux puissances occidentales – essentiellement aux États-Unis – lorsqu’il déclara : « ceux qui se mettront en travers de notre route ou menaceraient notre pays et notre peuple, doivent savoir que la Russie répondra immédiatement, et les conséquences seront-elles que vous ne les avez jamais vu dans votre histoire. » Les causes du conflit sont données, quel est le sort des armes ?
A l’évidence, « l’Opération militaire spéciale » dont le nom même faisait penser à une blitzkrieg, n’a pas donné les résultats escomptés. Réfugiés derrière une sorte de ligne Maginot, construite durant les huit années qui ont suivi la Révolution Maidan, les Ukrainiens ont arrêté l’invasion russe, en sacrifiant parfois inutilement de bons éléments, comme à Marioupol. Le conflit a pris alors une nouvelle tournure – une guerre de position extrêmement meurtrière pour les Ukrainiens dont 100 000 seraient tués. Faisant appel à la conscription, les Russes ont créé une armée de 600 000 soldats, et seraient sur le point de lancer une campagne à travers l’Ukraine, une fois Bakhmut conquis. Le voyage de Vladimir Poutine, accompagné de deux de ses plus proches collaborateurs, Sergei Lavrov, ministre des affaires étrangères, et de Sergueï Choïgou, ministre de la défense, à Minsk le 21 décembre pour y rencontrer le président Loukachenko confirme l’hypothèse d’une attaque d’envergure coupant l’Ukraine en deux selon une ligne nord-sud. Si cette attaque a lieu, et si elle réussit, le sort des armes aura alors parlé, et Vladimir Poutine sera disposé à négocier. Cela expliquerait pourquoi le général Milley est si désireux de négocier maintenant avant que cette opération militaire n’ait lieu, et pourquoi William Burns, instruit des plans russes, comprend que Poutine ne s’assoira pas à la table des négociations avant qu’elle ne soit lancée avec succès. Pour sa part, Poutine a fait savoir à de nombreuses reprises qu’il était prêt à négocier. Il l’a redit lors de sa conférence du 22 décembre. Est-il sincère ou est-ce une ruse ?
Avec le temps, le conflit change de nature.
Il ne s’agit plus d’une opération militaire spéciale, d’un conflit russo-ukrainien mais d’un affrontement quasi-direct entre les deux premières puissances nucléaires mondiales par Ukraine interposée – un affrontement qui pourrait tourner au désavantage des États-Unis, car si une victoire de l’Ukraine signifierait une victoire des États-Unis, comme l’a imprudemment déclaré Volodymyr Zelensky lors de son récent séjour à Washington, une défaite de l’Ukraine serait une défaite des États-Unis. Les évènements échappent souvent au contrôle des hommes qui les ont provoqués, pour leur plus grand malheur. Henry Kissinger le rappelle dans sa lettre : la première guerre mondiale fut une sorte de « suicide culturel » qu’aucun dirigeant n’aurait souhaité, s’il avait su quel serait l’état du monde en 1918. Le temps n’est-il pas venu de déposer les armes et de négocier avant qu’un engrenage infernal ne conduise à la destruction de l’humanité ?
Quelle paix ?
La paix repose sur l’équilibre des forces en présence et le respect mutuel des critères de sécurité des nations concernées. Appliquant ces principes, trois dirigeants ont maintenu la paix en Europe pendant plusieurs décennies. Ce sont le cardinal de Richelieu, le prince de Metternich et le chancelier Bismarck. Ce qui était vrai alors, l’est tout autant aujourd’hui. C’est pourquoi il ne peut y avoir de paix en Europe que si les États-Unis respectent leur parole. En contrepartie de la réunification de l’Allemagne que les États-Unis souhaitaient ardemment et à laquelle l’Union soviétique était fermement opposée, le secrétaire d’état, James Baker, promit à Michael Gorbatchev que l’Otan « n’avancerait pas d’un pouce à l’est ». Nous savons ce qu’il en est advenu. Un temps, les États-Unis ont prétendu qu’aucune promesse n’avait été faite. Devant la multiplication de documents circonstanciels et de témoignages, ils ont abandonné cette ligne de défense. C’est le cœur du problème. Il ne peut y avoir de paix, s’il n’est résolu.
C’était l’objet du projet de traité de paix soumis par les Russes le 17 décembre 2021 auquel les Américains ont répondu par une fin de non-recevoir. Dans ce projet, il était demandé aux signataires de ne pas former d’alliance susceptible de miner les intérêts fondamentaux en matière de sécurité d’une des deux parties au traité. Les États-Unis s’engageaient à prévenir toute expansion à l’est de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord, et de ne pas établir de bases militaires sur les territoires de l’ancienne Union soviétique. Les États-Unis et la Fédération de Russie prenaient l’engagement de ne déployer ni missiles sol-air à moyenne portée, ni d’armes nucléaires hors de leur territoire national. En bref, les Russes demandaient aux Américains de respecter l’engagement donné par James Baker à Michael Gorbatchev en 1990. Leur objectif était l’établissement d’une architecture de sécurité européenne garantissant la paix en Europe. Les Américains y sont opposés.
Dans le Defense Planning Guidance de février 1992, Paul Wolfowitz, alors sous-secrétaire à la défense, expose clairement l’objectif américain en matière de défense. Il prend la forme d’une hégémonie mondiale – hégémonie que confirme le Projet pour un nouveau siècle américain de Robert Kagan publié en septembre 2000. Cette hégémonie présuppose le démantèlement de la Russie – démantèlement que les autorités russes ont maintes fois décriées et que les autorités américaines ont tout aussi fréquemment niées. Cela n’est plus possible aujourd’hui. Kissinger en révèle l’existence dans sa lettre lorsqu’il écrit que la Russie doit trouver sa place dans une nouvelle structure internationale, ajoutant à l’intention des néoconservateurs que la « dissolution d’une nation… qui couvre onze fuseaux horaires » créerait un vide abyssal qui ne manquerait pas d’aiguiser les appétits. Le projet des néoconservateurs d’effacer la Russie de la carte du monde existait bel et bien. Il a failli se réaliser sous Boris Eltsine.
Il est temps de mettre un point final à la saga de l’effondrement de l’Union soviétique, d’oublier toute folie hégémonique, et de donner à la Russie la place qui lui revient dans le concert des nations. De tous les dirigeants occidentaux, Emmanuel Macron est le seul à avoir fait sien le concept d’architecture européenne de sécurité, seul capable d’assurer la paix en Europe.
Jean-Luc Baslé
Source: Lire l'article complet de Le Saker Francophone