Je ne voudrais pas, par amour de l’allitération (guerre/Ratzinger), entacher la mémoire d’un homme connu et reconnu pour son extrême amabilité et douceur. On dit de lui qu’il était la délicatesse même, et c’est l’impression qu’il m’a donnée lorsque j’ai eu la chance de lui serrer la main, un jour, au pied de l’escalier du Saint-Office, alors qu’il quittait ses bureaux pour aller voir le pape. Impression confirmée depuis par tout ce que j’ai entendu dire à son sujet.
Lui coller l’aimable étiquette de Panzerkardinal fut une belle trouvaille du monde progressiste, qui sut si bien, à son apogée, à la fin du XXe siècle, nous prévenir contre tout ce qui aurait pu nous délivrer de l’anomie ambiante, confondue avec l’autonomie du sujet.
(Note à la jeunesse : c’était avant que le régime d’hétéronomie woke, né de l’accouplement du libéralisme avec l’utopie, ne remplace l’idéal de tolérance par la passion du châtiment).
Loin de moi, donc, l’idée de réactiver, par le choix malencontreux d’une métaphore guerrière qui voile la placidité et l’humilité de l’homme, l’imaginaire mensonger et malveillant de la presse, qu’on pouvait encore appeler libérale naguère. Cela dit, il n’est pas moins vrai que ce saint homme a été théologien et que ce théologien s’est engagé dès sa jeunesse, et jusqu’au jour de sa renonciation, dans les plus grands débats et combats théologiques de son temps.
Contre l’intellectualisme desséchant du « thomisme de manuel », et pour une théologie consciente de son socle relationnel ; contre le néomodernisme postconciliaire, et pour une réforme par voie de ressourcement (et non de détournement) ; contre la dérive marxisante de la théologie, et pour une authentique libération chrétienne ; contre la guerre civile entre catholiques, et pour l’unité dans le Christ ; contre la sécularisation, et pour Dieu.
Je voudrais ici rappeler brièvement quelques-unes des grandes querelles théologiques auxquelles le penseur Joseph Ratzinger restera associé, pour s’y être engagé, avec toute la passion qu’il avait de servir son Seigneur, à promouvoir une vraie intelligence des mystères.
À cet homme qui aurait été justifié, s’il ne l’a pas fait, de reprendre à son compte la déclaration paulinienne, « j’ai mené le bon combat, j’ai achevé ma course, j’ai gardé la foi » (2 Tm 4, 7) (gardé dans les deux sens), je rendrai ainsi l’hommage que lui doit ma reconnaissance filiale.
Pour la réforme conciliaire
Le second concile du Vatican, dont on trouvera un bref rappel ici, a eu pour objectif immédiat l’établissement de meilleures relations avec le monde moderne. Du réchauffement escompté des relations devait découler un meilleur accomplissement de la mission de l’Église, qui est de propager la foi en Jésus, d’étendre le culte au vrai Dieu, et de donner à tous accès au salut.
Mais cet aggiornamento à visée évangélisatrice a incidemment eu pour but de guérir l’Église de la fièvre obsidionale dont elle souffrait depuis Quanta Cura au moins — mal explicable par les nombreuses persécutions et déroutes subies par l’Église à partir de 1789, et renforcé par l’institutionnalisation toujours plus étendue et réussie des idéaux des Lumières en Europe.
L’agression révolutionnaire, les brutalités de l’impérialisme napoléonien, la poussée irrésistible du libéralisme partout en Europe, la perte des États pontificaux, les menaces à la foi dont le modernisme était porteur et l’offensive laïque de la France républicaine l’avaient, sans surprise, conduite à adopter, sans génie, une attitude intellectuelle surtout défensive.
Celle-ci avait été utile pour défendre la vérité et pourfendre l’erreur au long du XIXe siècle. Mais, depuis que le nouveau régime de civilisation s’était installé sans finalement tout liquider du passé, elle semblait de plus en plus décalée et stérile aux catholiques pour qui la modernité était devenue un fait culturel peut-être critiquable, mais incontournable.
Contre le néomodernisme
Il fallait donc se départir des vieux réflexes autoritaires et d’une rhétorique atrabilaire, pour aborder plus sereinement, avec un regard empreint de bienveillance, de sympathie, la réalité et les aspirations de l’homme moderne, avec qui l’on ne doutait plus de pouvoir parler un langage commun, celui de l’optimisme prospère et de l’humanisme presque intégral.
Le renouveau devait modifier l’attitude de l’Église à l’égard « des hommes de ce temps », de manière à favoriser le « dialogue » (maître-mot de l’époque). Il devait aussi affecter la forme du message, sans toutefois en entamer le fond. C’est du moins ce que certains partisans de l’aggiornamento, tel Josef Ratzinger, avaient comme compréhension du projet conciliaire.
Certains, mais pas tous. Et partant, le bloc réformateur s’est rapidement scindé en deux après son triomphe. Regroupés dans la période de l’après-concile autour de deux revues aux visées irréconciliables, nommément Concilium et Communio, deux camps se sont ainsi, durant un demi-siècle, disputé le rôle d’authentique interprète des documents et de l’esprit du concile.
Pendant 50 ans, les Rahner, Küng, Schillebeeckx et Metz ont combattu les de Lubac, Daniélou, Balthazar et Ratzinger, pour tenter, avec un succès certain, il faut le dire, d’imposer dans et à l’Église une lecture du concile (on dit en langage savant une « herméneutique ») où l’élément de rupture avec la tradition l’emporte nettement sur l’élément de continuité.
Les intransigeants contre la relativisation de l’absolu
Pendant la première moitié du XXe siècle, la forme dominante de la théologie, à Rome et dans les séminaires du monde occidental soumis à l’autorité pontificale, avait été un néothomisme de facture scolastique (donc assez rebutant de prime abord), dont l’intérêt principal était d’offrir une présentation systématique de la doctrine chrétienne, dans une formulation la plus nette, la plus universelle et la plus inaltérable possible.
Par le surcroît de rationalité qu’elle apportait, cette recherche à visée quasi atemporelle, où la philosophie jouait un grand rôle, avait assurément son intérêt, dans un univers culturel bouleversé par l’émergence de la pensée critique et des sciences pures. Elle avait sa valeur, face à un historicisme qui avait fait de l’évolution le nouveau paradigme auquel tout devait être soumis, y compris la religion chrétienne, pourtant d’origine transcendante.
Cet examen critique de la vérité révélée à l’aune de la critique textuelle et de l’histoire avait déjà commencé, en Europe, à affecter les rapports que les chrétiens entretenaient avec la religion, en particulier avec la Sainte Écriture. Mais la tentative d’importation des plus récentes approches critiques dans le catholicisme du début du XXe siècle devait entraîner une réaction de défense d’une force et d’une ampleur inédite : celle de l’antimodernisme.
Il fallait faire pièce à cette tentative de ramener la vérité éternelle de la Bible à un discours ancien, marqué au sceau de la relativité culturelle et de la contingence historique. D’autre part, il fallait répondre au défi du positivisme et de son rejet total de la métaphysique. À défaut de quoi la foi catholique risquerait d’être ramenée à une vague préférence subjective, à une sentimentalité pieuse ou encore à une simple moralité personnelle sans ancrage rationnel.
Contre l’empire néoscolastique
C’est pour répondre à cette menace d’un déclassement intellectuel définitif du catholicisme que le pape Léon XIII a, dès 1879, exhorté l’Église pensante à se mettre à l’école de Thomas d’Aquin, dans l’espoir que le génie de ce géant, qui avait si bien su faire sa part à la nature face à la grâce, et si bien su articuler foi et raison, aiderait l’Église à affronter la modernité.
La génération des thomistes « léonins » (dont le plus célèbre dans le monde francophone est peut–être le cardinal Mercier, à l’origine de la grande tradition louvaniste) jeta donc les bases intellectuelles et institutionnelles d’une nouvelle école, le néothomisme, qui allait dominer le champ intellectuel catholique en philosophie et en théologie, pour le meilleur et pour le pire.
Le meilleur fut de permettre à l’Église de se positionner sur le terrain de la rationalité et d’articuler un discours théologique à la hauteur de sa fonction, qui est, en partie, en effet, de rendre raison de ce qui ne passe pas dans un monde où tout passe. Le pire fut d’occuper avec intransigeance une position hégémonique et de traiter de manière inquisitoriale les autres courants théologiques.
La révélation avait pourtant eu lieu dans l’histoire vécue ; elle avait bouleversé la vie de personnes concrètes, dont l’expérience spirituelle avait de tout temps été des « lieux théologiques », c’est-à-dire des foyers d’intelligence de la foi. Comment la théologie pouvait-elle alors se limiter à une recherche dans l’abstrait, surtout à l’ère de l’individu et de la subjectivité exaltée ?
Pour la « nouvelle théologie » et contre la guerre civile
À l’élévation, à la rigueur de la pensée, il fallait, sans rien perdre de l’intelligence du mystère, ajouter la passion et la vigueur de la vie. Aux dérives d’une rationalité mal engagée, qui fit du thomisme décanté dans les manuels une doctrine desséchante, ne transmettant plus rien de l’ethos intellectuel du maître, devait se substituer une science de Dieu fondée sur la relationnalité, c’est-à-dire sur une foi vivante, donnant à connaître le Dieu vivant.
Corriger la rationalité théologique en l’intégrant de nouveau à une relationnalité théologale, c’est la mission que s’est assignée la dite « génération héroïque », dont les figures de proue ont été de Lubac, Daniélou, Chenu, Balthasar, etc. Emboîtant le pas à ces pionniers, le jeune Ratzinger, né 30 ans après de Lubac, a lui aussi contribué, lors du concile, à guérir l’Église de sa crispation antimoderne, et la théologie de son assommant psittacisme néoscolastique.
Mais la présence, parmi les réformateurs, de penseurs gagnés aux idéaux fumeux du progressisme et tirant de leur accointance avec l’époque la conviction que c’était à l’Église de s’aligner sur le monde moderne plutôt que l’inverse, a rapidement conduit à la bataille rangée dont j’ai parlé plus haut, entre frères ennemis regroupés autour de deux revues rivales : Concilium et Communio.
À partir de cette époque, J. Ratzinger a dû mener un double combat pour l’unité de l’Église. Sur sa gauche, il s’est appliqué à repousser les offensives des progressistes, pour qui les réformes n’étaient pas allées assez loin. Sur sa droite, il a défendu l’orthodoxie du concile face à ceux qui, se revendiquant d’une Tradition intacte, accusaient l’Église d’avoir cédé aux sirènes de la modernité.
Contre les radicalismes de tous bords
Devenu cardinal en 1977 et préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi en 1981, Joseph Ratzinger s’est trouvé confronté à deux formes de contestations radicales, qui s’étaient développées au sein de l’Église depuis les années 60-70. À gauche, la théologie de la libération, d’inspiration gévaro-marxiste. À droite, le schisme lefebvriste, du nom de l’évêque qui coalisa autour de lui une bonne partie de ce qu’il restait de passions antimodernes en France.
Que l’utopie révolutionnaire ait séduit des penseurs catholiques, alors qu’elle avait déjà ravagé la moitié de l’univers et que ses premiers sectateurs dégrisés étaient revenus depuis longtemps du fantasme de la société sans classes, reste pour moi sujet permanent d’étonnement. Tout comme le fait que des cathos en mal d’engagement aient décidé de grimper en hâte dans le paquebot communiste, alors que des hordes de camarades déçus le quittaient.
Le fulgurant essor de nouvelles féodalités économiques et financières (dans la foulée de la révolution informatique), le largage de la classe moyenne par les élites depuis 30 ans et le retour de la lutte des classes sous forme de conflit entre les somewhere et les anywhere m’aidera probablement, un jour, à mieux comprendre l’attrait de Marx. Mais d’ici là, force est de constater que le rêve communiste d’un avenir radieux ressortit au folklore usé des gauches.
À l’inverse, le patrimoine tridentin ne cesse de susciter l’engouement, malgré certaines décisions peu amènes de l’autorité romaine visant à en limiter le rayonnement. Plus la modernité-jetée-au-compost qu’on appelle la postmodernité montrera son visage délirant et délitant, plus, j’imagine, les hommes chercheront refuge dans les citadelles tradis, ces avant-postes du passé qui colonisent actuellement le présent avec une pêche et un aplomb incroyable.
À moins que nos contemporains ne s’évertuent, de chemin synodal en synode germinal, à faire advenir, Allemagne en tête, Québec en fête, l’Église fantasmée par les prophètes progressistes. Chose certaine, le combat de Ratzinger pour éviter de plus graves clivages dans l’Église est resté pour lui un combat inachevé. La guerre civile entre catholiques perdure, comme un conflit de basse intensité dans lequel les querelles picrocholines ont remplacé la lutte entre titans.
Contre le détournement séculariste du sacré
Un des facteurs qui renforcent l’aspect dérisoire des querelles théologiques actuelles est bien sûr qu’elles ne rencontrent plus aucun écho dans la société sécularisée d’aujourd’hui, pour qui la théologie est tout au mieux, selon le mot de Jorge Luis Borgès, « une des formes de la littérature fantastique ». Autrement dit, un pur produit de l’imagination humaine.
Ratzinger a eu la sagacité de voir et d’exposer (dans Spe salvi) que le changement spirituel profond qui a affecté l’Occident chrétien, depuis le début des Temps modernes, se caractérise non pas tant par un tarissement pur et simple du sentiment religieux, que par un déplacement du pôle de l’espérance du ciel vers la terre, à la faveur du développement des sciences.
Du fait des nouvelles possibilités ouvertes par la méthode scientifique, « la “rédemption”, la restauration du “paradis” perdu n’est plus à attendre de la foi, mais de la relation à peine découverte entre science et pratique […] Ainsi l’espérance reçoit […] une forme nouvelle. Elle s’appelle foi dans le “progrès”» compris comme « dépassement de toutes les dépendances. » (Spe salvi #17-18)
Scientifique au départ, le projet moderne devient aussi politique, et s’interprète désormais lui-même comme une épique conquête de la liberté s’appuyant sur l’extension inéluctable du domaine de la raison. Une raison technoscientifique vite enivrée par ses succès, et finalement gagnée par le rêve prométhéen de l’érection d’un paradis terrestre (d’où le Dieu créateur a été expulsé).
Ce à quoi les civilisations bourgeoises et prolétariennes se sont essayées. La contribution la plus durable de la première — c’est du moins ce qu’on peut penser, aujourd’hui que les possibilités de manipulation de l’opinion et de l’humeur populaires par les géants du numérique rendent incertain le destin de la démocratie — est d’avoir fermé philosophiquement le ciel de la métaphysique.
Quant à la seconde, sa plus notable contribution au bonheur du genre humain, outre l’épique et vibrant Hymne de l’Union soviétique, est d’avoir ouvert à l’homme moderne les portes du goulag. Expérience historique qui nous a fait comprendre que l’avenir radieux promis par les fameux lendemains qui chantent ne rougeoyait, en fin de compte, que des feux de l’enfer concentrationnaire.
Pour Dieu et contre l’absolutisation du relatif
Les ersatz de salut fabriqués par l’homme, à coup de révolutions, entretiennent durant un temps l’illusion que le détour par le divin n’est plus nécessaire pour parvenir à la vraie liberté, alors qu’un tel détour s’impose à la créature rationnelle ; ils finissent toujours par s’avérer décevants, sinon carrément meurtriers. Le malheur que l’être humain s’inflige ainsi, d’envolées prométhéennes en chutes icariennes, est à déplorer, mais il a l’avantage de le détromper sur ses capacités.
Alors l’homme, chez qui « demeure présente au plus profond de [son] être une ultime ouverture intérieure pour l’amour, pour la vérité, pour Dieu », retrouve une occasion de se découvrir capax dei, « capable de Dieu ». Et plus encore : désir de Dieu. Or, ce désir de Dieu, clé de la tradition augustinienne mâtinée de platonisme à laquelle se rattachait J. Ratzinger, est la boussole qui permet de se remettre en quête de la seule espérance et de la seule révolution qui vaillent:
« C’est seulement de Dieu que vient la véritable révolution, le changement décisif du monde. Au cours du siècle qui vient de s’écouler, nous avons vécu les révolutions dont le programme commun était de ne plus rien attendre de Dieu, mais de prendre totalement dans ses mains le destin du monde. Et nous avons vu que, ce faisant, un point de vue humain et partial était toujours pris comme la mesure absolue des orientations. L’absolutisation de ce qui n’est pas absolu mais relatif s’appelle totalitarisme. Cela ne libère pas l’homme, mais lui ôte sa dignité et le rend esclave. Ce ne sont pas les idéologies qui sauvent le monde, mais seulement le fait de se tourner vers le Dieu vivant, qui est notre créateur, le garant de notre liberté, le garant de ce qui est véritablement bon et vrai. La révolution véritable consiste uniquement dans le fait de se tourner sans réserve vers Dieu, qui est la mesure de ce qui est juste et qui est, en même temps, l’amour éternel. » 1
À l’heure des grands craquements qui inquiètent notre civilisation vieillissante et cacochyme ; à l’heure des nouvelles tentations et tentatives de censure et de contrôle psychologique et politique des foules ; à l’heure des nouvelles dystopies funestes qui se profilent à l’horizon, les paroles qu’adressait Benoît XVI à la jeunesse — et celles, aussi, sur la vérité, contenue dans Lumen fidei <strong><a href="https://blockads.fivefilters.org/">Adblock test</a></strong> <a href="https://blockads.fivefilters.org/acceptable.html">(Why?)</a>
Source : Lire l'article complet par Le Verbe
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