Par Laurent Michelon − Décembre 2022
Le porte-voix de l’État profond américain, le secrétaire d’État Anthony Blinken, a déclaré dans une conférence de presse du 22 décembre que les États-Unis n’auraient jamais pu assurer le niveau actuel de soutient militaire à l’Ukraine s’ils étaient restés engagés comme ils l’étaient depuis vingt ans en Afghanistan. On comprend mieux leur retrait soudain de 2021, qui parut aussi irresponsable que désorganisé.
Une semaine plus tôt, le 15 décembre 2022, le Sénat passait une Loi d’autorisation sur la défense nationale permettant l’augmentation de la vente d’armements à Taïwan, le territoire que les États-Unis ont choisi en Asie de transformer en site de « stockage régional de contingence » du matériel militaire américain (à hauteur de 100 millions de dollars par an entre 2023 et 2032). Ce texte prévoit également le soutient financier à l’organisation d’exercices militaires conjoints avec Taïwan appelés Bordure du Pacifique 2024. L’hégémon planifie donc un conflit ouvert avec la Chine, en conformité avec les oracles militaires de l’Amiral Philip Davidson du Commandement Indo-Pacifique de l’US Navy, qui prédisait en 2021 une invasion militaire de Taïwan par la Chine en 2027.
La séquence de ces déclarations ne laisse aucun doute: après avoir détruit puis abandonné l’Afghanistan, après avoir détruit l’Ukraine qu’il va abandonner après quelques années passées à l’instrumentaliser pour affaiblir la Russie, l’hégémon, incarné par la coalition anglo-américaine, va dérouler l’épisode final de son plan, qui est de jeter Taïwan contre la Chine, au mépris des intérêts du peuple taïwanais qu’il prétend protéger de ses frères chinois. La Russie doit être préalablement affaiblie pour qu’elle ne puisse soutenir de façon significative la Chine dans ce qui sera le conflit majeur de notre époque, si le plan qui tient éveillé l’État profond américain depuis les années 50 n’est pas contrecarré.
En effet, lors de la signature du Traité de San Francisco en 1951, co-rédigé par l’incontournable John Foster Dulles (à l’époque conseiller du Président Truman), à laquelle ni la République de Chine (à Taïwan) ni la République populaire de Chine ne furent conviées, il ne fut pas précisé à qui serait restituée l’île suite à la défaite du Japon, dont elle était une colonie depuis 1895. Le traité de San Francisco mentionnait seulement que le Japon renonçait à sa souveraineté sur l’île, alors que tous les autres territoires en Asie saisis par le Japon furent officiellement restitués aux États occidentaux qui y exerçaient leur autorité avant l’invasion japonaise. Hong Kong et Singapour furent restituées au Royaume-Uni, Macao et le Timor oriental au Portugal, et l’Indochine à la France. Qu’est-ce qui justifia que ce ne fut pas le cas pour Taïwan ?
Cette ambiguïté diplomatique, sciemment conçue par Dulles pour être un caillou dans la chaussure de Beijing pendant les décennies à venir, fut accentuée lors de la signature du Communiqué de Shanghai de 1972, clôturant les réunions entre Richard Nixon et Zhou Enlai, notamment sur le sujet de la politique de la Chine unique. Le communiqué officiel de la délégation américaine mentionne que « les Chinois des deux côtés du détroit de Taïwan soutiennent qu’il n’y a qu’une Chine et que Taïwan fait partie de la Chine », et réaffirme « l’intérêt qu’il porte au règlement pacifique de la question de Taïwan par les Chinois eux-mêmes » et « que l’objectif final est de retirer toutes les forces et installations militaires américaines de Taïwan ». Hors, ce communiqué fut violé par les États-Unis quasiment dès sa signature, puisque les ventes d’armes américaines n’ont jamais cessées et se sont intensifiées au cours des décennies, sous le prétexte de la vente d’armes défensives, que l’armée taïwanaise est entraînée aux États-Unis depuis des décennies, et que les instructeurs militaires américains sont officiellement de retour à Taïwan de l’aveu même de l’actuelle présidente.
Dans une formule floue et contradictoire dont il a le secret, Henry Kissinger, qui participa à ces réunions de Shanghai en 1972, déclara au sujet du Communiqué de Shanghai que les États-Unis, en ne mentionnant pas expressément que la République populaire de Chine représentait la Chine dans son entièreté, entretenaient sur la question de Taïwan une « ambiguïté constructive ».
L’entretien de ce flou diplomatique permit à l’hégémon de ne jamais devoir formuler de position claire au sujet des revendications de souveraineté sur l’île de Taïwan. Mieux encore, le flou juridique donna à l’hégémon et ses affidés l’arme primordiale des relations internationales qu’est la reconnaissance diplomatique par des États tiers. A l’instant où un État qui s’est auto-proclamé souverain est officiellement reconnu par un autre État souverain, la discussion sur sa légitimité peut avoir lieu au sein de la communauté internationale.
John Foster Dulles a d’ailleurs révélé les intentions cachées de son traité de San Francisco lorsqu’il précisa en 1955 que « les États-Unis ont aussi un intérêt dans Taïwan, que nous avons repris au Japon […], par conséquent les États-Unis pourraient eux aussi avoir une revendication légale sur Taïwan jusqu’à ce que la question soit réglée d’une manière ou d’une autre. Nous ne pouvons donc pas admettre que le règlement de la question de Taïwan ne soit qu’un simple problème interne (à la Chine) »1. Il était donc bien prévu depuis la fin de la deuxième guerre mondiale de ne pas résoudre la question de Taïwan, et de la garder sous le coude pour le jour où il serait décider de contester frontalement à Beijing sa souveraineté sur l’île.
En 2022, la population taïwanaise dans sa majorité a perçu l’instrumentalisation dont elle fait l’objet dans la quête de domination de l’hégémon sur le monde qui ne lui est pas encore soumis, à l’instar du suicide ukrainien ordonné par l’hégémon pour affaiblir la Russie et provoquer un changement de régime à Moscou.
L’inquiétude du peuple taïwanais au sujet de la dégradation constante des relations avec Beijing s’est exprimée lors des récentes élections municipales qui se sont tenues dans l’île immédiatement après la visite impromptue de Nancy Pelosi à Taïwan, qui se sont soldées par une victoire écrasante du Kuomintang, le parti d’opposition à l’actuelle présidente de Taïwan. Cette question primordiale pour Taïwan occupe toute la scène politique, y compris lors d’élections locales, qui sont une plateforme d’expression du mécontentement populaire à deux ans des élections présidentielles. Un réveil douloureux donc, pour ceux qui clament depuis des années, sans aucune preuve sérieuse pour étayer leur affirmation, que les Taïwanais seraient en faveur de l’indépendance vis-à-vis de Beijing.
Les Taïwanais semblent avoir compris dans leur majorité que leur bien-être et sécurité ne sont pas les motivations premières de leur tuteur américain, qui attend de leur gouvernement qu’il sabote toute situation de désescalade possible avec Beijing, qu’il attise les tensions avec des discours sur l’indépendance pour créer d’ici 2024, la prochaine échéance électorale présidentielle à Taïwan, une situation potentiellement chaotique sur les marches de la Chine, qui précipiterait un éventuel changement de régime à Beijing.
Cet objectif de l’hégémon est en contradiction avec l’aspiration première du peuple taïwanais dans sa majorité qu’est le maintient du status quo pacifique sur la question du statut politique de l’île. Qu’ils soient de sensibilité plutôt sécessionniste ou en faveur d’une réintégration à la Chine, la reprise des relations commerciales, politiques et culturelles avec Beijing est attendue impatiemment par la plupart des Taïwanais.
Un retour au status quo ante et une amélioration progressive de la relation entre les deux rives du détroit de Taïwan ne sont évidemment pas au programme de l’hégémon anglo-américain. Aussi il faut s’attendre à une augmentation des provocations militaires américaines dans la région, probablement avec le soutient de ses vassaux de l’OTAN, dont la France, contraints de s’impliquer militairement dans une région où ils n’ont aucun intérêt: la Mer de Chine du Sud est à plus de 9000 kilomètres du plus proche port français en Nouvelle-Calédonie.
Enfin et surtout, à l’instar des deux dernières élections présidentielles aux États-Unis et en France, mais aussi des dernières élections au Brésil, il faut s’attendre à un coup de théâtre électoral en 2024 à Taïwan, qui remettrait spectaculairement en selle le parti actuellement au pouvoir alors qu’il est largement désavoué dans la population.
Si les élections présidentielles à Taïwan ont bien lieu en 2024 comme prévu…
Laurent Michelon est entrepreneur en Chine. Il travaille depuis plus de 20 ans entre Hong Kong et Beijing. Il vient de publier en novembre Comprendre la relation Chine-Occident aux éditions Perspectives libres.
Notes
Source: Lire l'article complet de Le Saker Francophone