par Jean Vermeil
Payns, près de Troyes, est le berceau moral de l’ordre du Temple fondé par Hugues de Payns à Jérusalem, et officiellement reconnu par le concile de Troyes en 1128. La région de l’Aube connut son apogée au XIIe siècle avec, Abélard, Rachi, Bernard de Clairvaux, Chrétien de Troyes et Villehardouin, Elle a conservé très peu de vestiges templiers. La commanderie de Payns a disparu. Il restait jusque récemment les vestiges d’une de ses dépendances, la commanderie de Pavillon-Sainte-Julie. Une grande salle du XIIe siècle, un réfectoire probablement, de douze mètres sur huit, avec ses deux gros piliers centraux à nervuration octogonale. Un antiquaire achète cette salle à un fermier qui s’apprête à la détruire. Des étrangers s’y intéressent, dont un amateur américain qui veut la remonter dans son pays. La commune de Saint-Jullien-les-Villas, qui eut aussi sa commanderie, l’acquiert finalement pour agrandir sa bibliothèque. En l’attente de crédits, le réfectoire des templiers dort dans des caisses.
Dans la ville nouvelle de Saint-Quentin-en-Yvelines, la commanderie de Villedieu-les-Maurepas a été aménagée en centre culturel. Ses bâtiments sont typiques de l’architecture militaire. Le clocher de la chapelle est une tour de guet séparée du portail. Ses trois corps de ferme en faisaient un des greniers de l’ordre en Beauce. La chapelle contient les vitraux de la commanderie disparue de Sainte-Vaubourg au Val-de-la-Haye. Ce sont les seuls vitraux templiers connus. Sur l’un d’eux, on voit des vierges en majesté et un templier à genoux vêtu d’une robe bleue avec chaperon blanc et petite croix sur cercle rouge. Les autres vitraux représentent des chevaliers du Temple: la couleur des costumes est respectée, blanc pour les chevaliers, noir pour les sergents, les écuyers ou les chevaliers ayant été mariés. Tous portent la grande croix rouge.
Le reflux des croisades
Les croisés prennent Jérusalem en 1099. Hugues de Payns y fonde vingt ans plus tard l’ordre des « Pauvres chevaliers du Christ et du temple de Salomon » pour protéger les routes du pèlerinage de la Terre sainte. L’ordre du Temple associe la discipline chevaleresque et la règle monacale. Reconnu en 1128, il établit des relais, des comptoirs, des points stratégiques, des sanctuaires sur les voies entre la Palestine et l’Europe. Il assure l’acheminement rapide des hommes et des denrées vers les ports, L’ordre contrôle les routes au nom de la papauté. Il reçoit des dons immenses, transporte des fonds entre l’Europe et la Palestine. Il fonde la première banque internationale, crée un début de lettres de change et de chèques tirés sur dépôt. Il prête de l’argent alors que l’usure est interdite, sauf aux juifs. Il règle les litiges des grands, négocie des traités, s’interpose entre les souverains ou les pays. Il gère les trésors princiers. À Paris, il est dépositaire du trésor royal et principal créancier du roi. En Espagne, les templiers participent de près à la sanglante Reconquista. Le temps des croisades s’éloigne. Le sultan Malec El-Esseraf assiège Saint-Jean-d’Acre. Les templiers le défendent mais capitulent le 28 mai 1291. Le royaume de Jérusalem s’achève ainsi au terme d’un siècle de défaites chrétiennes. L’ordre du Temple se replie à Chypre. Sa vocation militaire le rend inutile et l’inutilité le rend suspect. Au début du XIVe siècle, l’Europe est secouée par de grands changements. Les nations naissent et s’affrontent, de nouvelles classes sociales se dessinent. Les templiers ont fait leur temps, fruits de la féodalité, des croisades. En 1293, l’ordre choisit à un moment crucial un successeur médiocre à Thibaud Gaudin : Jacques de Molay. Il doit imaginer une nouvelle vocation pour le Temple. D’autres ordres y sont parvenus : les chevaliers teutoniques fondent la Prusse ; les hospitaliers vont s’installer à Malte. Jacques de Molay tente de prendre l’île de Tortose, car il rêve encore de croisade. La tentative échoue en 1301. Il décide alors de rapatrier l’ordre en France, à Paris. Les templiers sont peu nombreux : quatre mille en France ; les plus vaillants sont morts au combat. Il reste les frères âgés ou les très jeunes ; les frères servants, de petit grade, constituent l’essentiel des effectifs. Ils sont répartis en 600 à 700 commanderies. Philippe le Bel, roi de France, a besoin d’argent. Il convoite l’ordre vaincu.
Main basse sur la fortune de l’ordre
Philippe le Bel travaille à étatiser les institutions du royaume. Il transforme le vieux droit coutumier en droit écrit et fonde une administration polyvalente et efficace. Il veut intervenir directement dans le choix des évêques et vise l’absolutisme. La maison cheftaine du Temple forme une enclave indépendante en plein Paris : le roi cherche à accaparer son pouvoir et son or, Philippe le Bel, tente d’abord d’y parvenir par la voie diplomatique. Il saisit le pape Clément V d’un mémoire sur la fusion des ordres templier et hospitalier. Il prétend reprendre les Lieux saints, et placer les ordres militaires sous la conduite de son fils. Le dossier traîne. En 1274, le roi le ravive, pendant depuis le concile de Lyon. Sollicité, le pape consulte Jacques de Molay. Le maître refuse par de faibles arguments : l’habitude des frères, la perte de postes dans les villes doublement pourvues, la saine émulation pour reconquérir la Terre sainte.
Le roi tente un moyen de pression plus « moderne » : l’opinion. Elle est favorable aux templiers, grandis par leur sacrifice d’Acre et elle sait que le roi n’a rien tenté là-bas. Il faut la retourner. Un ancien prieur de la commanderie de Montfaucon, Esquieu de Floyran, se répand en graves insinuations sur le Temple. Le roi profite de l’occasion; ses juristes donnent aux allégations de Floyran une apparence de vérité. Ses conseillers Guillaume de Nogaret et Enguerrand de Marigny cherchent d’autres traîtres parmi les exclus de l’ordre. Le roi produit ces témoignages au pape. Hôte du roi à Poitiers, le pape Clément V hésite à répondre. Il lui doit son élection. Et n’a pas de volonté.
Jacques de Molay réagit avant lui. Il réclame une enquête pour disculper l’ordre. C’est une erreur : le roi craint une collusion du Temple avec le pape, qui temporise. Le 24 août 1307, le Pontife demande encore des précisions au roi pour ouvrir l’enquête. Le roi ne veut pas d’une réforme de compromis. Il doit agir vite. Le 14 septembre 1307, il signe l’ordre d’arrestation des templiers. Tous leurs biens seront saisis. Une telle décision relève pourtant de la justice de l’Église. Les légistes justifient le roi : il a devancé le pape en son nom, par prudence et zèle religieux. L’inquisiteur Guillaume de Paris, son chapelain privé, approuve l’arrestation: le roi démontre ainsi qu’il agit bien au nom de l’Église.
Pour frapper l’opinion, le roi a recours à l’invraisemblable : « Une chose amère, une chose déplorable, une chose assurément horrible, terrible à entendre, un crime détestable, un forfait exécrable, un acte abominable, une infamie affreuse, une chose tout à fait inhumaine, bien plus, étrangère à toute humanité, a, grâce au rapport de plusieurs personnes dignes de foi, retenti à nos oreilles, non sans nous frapper d’une grande stupeur et nous faire frémir d’une violente horreur. Et, en pesant sa gravité, une douleur immense grandit en nous d’autant plus cruellement qu’il n’y a pas de doute que l’énormité du crime déborde jusqu’à être une offense pour la majesté divine, une honte pour l’humanité, un pernicieux exemple du mal et un scandale universel ».
L’invraisemblable n’a pas besoin de se prouver : « Les frères de l’ordre de la milice du Temple, cachant le loup sous l’apparence de l’agneau, et, sous l’habit de l’ordre, insultant misérablement à la religion de notre foi, crucifient de nos jours à nouveau Notre-Seigneur Jésus Christ déjà crucifié pour la rédemption du genre humain, et l’accablent d’injures plus graves que celles qu’il souffrit sur la croix, quand, à leur entrée dans l’ordre et lorsqu’ils font leur profession, on leur présente son image et que, par une cruauté horrible, ils lui crachent trois fois à la face ; ensuite de quoi, dépouillés des vêtements qu’ils portaient dans la vie séculière, nus, mis en présence de celui qui les reçoit ou de son remplaçant, ils sont baisés par lui, conformément au rite odieux de leur ordre premièrement au bas de l’épine dorsal, secondement au nombril et enfin sur la bouche, à la honte de la dignité humaine. Et après qu’ils ont offensé la loi divine par des entreprises aussi abominables et des actes aussi détestables, ils s’obligent, par le vœu de leur profession et sans crainte d’offenser la loi humaine, à se livrer l’un à l’autre, sans refuser, dès qu’ils en seront requis, par l’effet du vice d’un horrible et effroyable concubinat ».
La rafle a lieu par surprise, le vendredi 13 octobre 1107. Les agents du roi prétextent une enquête fiscale. Les templiers ne se doutent de rien. Ils n’ont pas cru leurs informateurs. La veille, Jacques de Molay a assisté sans rien pressentir aux obsèques de la belle-sœur du roi… Guillaume de Nogaret force l’enclos du Temple, personne ne bouge: un templier n’a pas le droit de porter une arme contre un chrétien. La scène se répète dans tout le royaume : Poitou, Auvergne, Aquitaine, Bourgogne, à Douzens, à Renneville, à Montsaunès… À Payns, le chevalier Jean de Villarcel, un voisin de la commanderie envoyé par le bailli de Troyes, procède à l’arrestation. Quarante hommes d’armes à pied et à cheval l’accompagnent. Il présente aux templiers une note de frais de dix-huit sols, « pour pain, pour vin, poisson et autre chose ». Il établit l’inventaire et conduit les templiers, chevaliers ou simples sergents, en prison.
Partout les agents et les évêques du roi interrogent les templiers, au besoin par la torture. Ils doivent leur faire avouer si « … celui qui est reçu demande d’abord le pain et l’eau de l’ordre, puis le commandeur ou le maître qui le reçoit le conduit secrètement derrière l’autel, ou à la sacristie ou ailleurs, et lui montre la croix et la figure de Notre-Seigneur Jésus-Christ et lui fait renier trois fois le prophète c’est-à-dire Notre-Seigneur-Jésus-Christ dont c’est la figure, et par trois fois cracher sur la croix ; puis il le fait dépouiller de sa robe et celui qui le reçoit le baise à l’extrémité de l’échine, sous la ceinture, puis au nombril, puis sur la bouche, et leur dit que, si un frère de l’ordre veut coucher avec lui charnellement, qu’il lui faut l’endurer, parce qu’il le doit et qu’il est tenu de le souffrir, selon le statut de l’ordre, et que, pour cela, plusieurs d’entre eux, par manière de sodomie, couchent l’un avec l’autre charnellement et ceints chacun par-dessus la chemise d’une cordelette… »
Les templiers sont emprisonnés au Temple de Paris, au château de Corbeil, au château de Moret-sur-Loing, à Sens, à l’abbaye Sainte-Geneviève-des-Bois, etc. Jacques de Molay, lui, est emprisonné à Gisors. Les dignitaires cèdent les premiers à la torture : Geffroi de Charney, précepteur de Normandie, Hugues de Pairaud, visiteur de France, le maître du Temple, Jacques de Molay lui-même… Les autres frères doutent. Jacques de Molay renouvelle ses aveux devant l’université de Paris, le 25 octobre 1307. Le dominicain Nicolas d’Annecy interroge les templiers à Paris, de Payns, sous la présidence de l’inquisiteur Guillaume de Paris. Le frère Gauthier de Payns avoue : « Je suis âgé de 80 ans […] Je crachais une seule fois, puis je baisai le président au nombril, et sur la bouche. Il m’interdit tout rapport charnel avec les femmes, m’autorisant, par contre, à en avoir avec mes frères en religion […]. » Jean de Provins avoue : « Je suis âgé de 18 ans […i Après m’avoir imposé le manteau de Templier, Raoul de Gizy m’ordonna de le baiser [le président] sur la bouche et sur le nombril vêtements interposés. Il me fit ensuite apporter le crucifix et m’enjoignit de renier rois fois le Christ […]. » Raynald Beaupoil avoue : « Quant à moi, je le baisai au nombril, sur la chair nue. Il me monta alors une croix… »
Le pape Clément V proteste le 27 octobre 1307 de ce que le roi a usurpé ses droits, mais le 22 novembre, il se ravise. Il ordonne à tous les souverains d’Europe d’arrêter les templiers et de placer leurs biens sous séquestre. Le pape entérine apparemment l’initiative du roi de France, mais il soustrait en réalité les templiers à la justice laïque, Le roi doit remettre les templiers aux cardinaux désignés par le pape. Devant eux, les dignitaires du Temple se rétractent de leurs aveux forcés. Le pape décide de reprendre l’affaire sans se hâter. Le roi de France recourt une fois de plus à l’opinion publique. Un de ses hommes, Pierre Dubois, écrit une « remontrance du peuple de France ». Au nom de ses sujets, il incite le roi très chrétien à châtier au plus vite les templiers. Le roi peut se passer du consentement du pape, leur complice ; il a le devoir de combattre l’antéchrist. Dubois invoque Moïse : le prophète a fait massacrer 22 000 adorateurs du veau d’or contre l’avis de son frère, le grand prêtre Aron. Moïse, bien que laïque, lui aussi, en a reçu le droit de Dieu. Un autre libelle rappelle que le pape a placé ses neveux au cardinalat et qu’il pourrait bien se laisser corrompre par l’argent des templiers. Le roi convoque les états généraux à Tours en mai 1308 pour impressionner le pape. Guillaume de Plaisians, conseiller du roi, y entraîne l’adhésion des délégués.
Clément V ne cède pas encore. Le roi va le voir à Poitiers. On transige : les templiers seront jugés par des commissions, pontificales et des commissions diocésaines. Les secondes sont aux mains du roi puisque les évêques lui doivent leur nomination. À Paris, on juge depuis le 19 octobre 1308 dans la salle basse du Temple. L’inquisiteur Guillaume de Paris, chapelain du roi, va interroger cent quarante templiers. Trente-sept moururent sous la torture. Jacques de Molay défend l’ordre, puis se tait. Est-il l’objet de promesses ou menaces ?
Le procès reprend le 8 août 1109. Les templiers défient le roi. Le commandeur de Payns, frère Ponsard de Geais, se rétracte le 27 novembre 1309. Il déclare que les templiers prendraient la défense de l’ordre s’ils n’avaient pas tant peur. Lui-même a été jeté dans une fosse, « les mains liées si fort dans le dos que les ongles saignaient ». Il est prêt à mourir par décapitation, ébouillantement ou bucher. Mais sous la torture, il avouerait à nouveau n’importe quoi. En mars 1310, cinq cent quarante-six templiers se rétractent. Le roi réagit durement. Le 11 mai, en son nom, Philippe de Marigny, archevêque et frère du conseiller du roi Enguerrand, condamne à Sens comme relaps cinquante-quatre templiers qui se sont rétractés. La condamnation agit comme un coup de tonnerre. Le lendemain, ils brûlent près de l’église Saint Antoine. Le 27 mai, neuf autres les suivent.
Le concile de Vienne décide du sort de l’ordre. Le 16 octobre 1311, on examine les procès-verbaux de l’enquête. Les templiers espèrent encore un instant, car près de deux mille ont obtenu de sortir de prison’ Ils s’assemblent à Lyon pour sauver l’ordre. Mais Philippe le Bel réunit les états généraux dans la ville, cherchant à influencer le concile. Ses conseillers transigent avec le pape et s’accordent sur un compromis: on ne juge pas l’ordre, on le dissout en raison du scandale. Le 3 avril 1312, la bulle Vox in excelsis prononce la suppression du Temple. Le 3 mai, le pape décide que les biens du Temple vont aux hospitaliers. Le trésor échappe à Philippe le Bel.
Après sept ans d’instruction, Clément V condamne les dignitaires à la prison perpétuelle. Le 18 mars 1314, on leur lit publiquement la sentence, devant Notre-Dame de Paris. Jacques de Molay et Geoffroi de Charnay, chef de la province de Normandie, crient leur innocence. Molay proclame : « La règle du Temple est sainte, je mérite la mort car la peur des tourments, lei caresses du pape et du roi de France m’ont en d’autres temps incité aux aveux… » Le roi saute sur l’occasion, et les arrête aussitôt comme relaps. Il tient sa vengeance. Le soir même, sur l’île des Javiaux (des joncs, aujourd’hui quai des Grands-Augustins), il les fait brûler vifs devant le peuple. Trente-sept templiers les accompagnent, extraits des prisons pour garnir le bûcher. Le roi de France n’a pas obtenu le trésor des templiers. Il ordonne la liquidation d’urgence des biens meubles des commanderies avant de les remettre aux hospitaliers. Dès 1309, la « templerie » de Payns est vidée ; le syndic royal, Thomas de Savière, vend les récoltes, les coupes de bois, les provisions, le bétail, les chevaux, le matériel agricole, les instruments de Cuisine, le mobilier, la literie et les ornements de la chapelle. Le personnel est mis à la portion congrue. Les salaires sont réduits, puis on licencie tout le monde, jusqu’à la vieille sœur templière et sa servante. Le moulin templier de Varcanville (Cotentin) perd sa grande roue, ses meules et ses tuiles. Le voisinage est souvent complice de ces achats avantageux. Les familles essayent même de reprendre les donations de parents bienfaiteurs de l’ordre, avec l’assentiment des agents du roi. Philippe Le Bel adresse une lettre aux souverains d’Europe. Il les incite à l’imiter : aucun ne le suivra. Chypre, Majorque, le Portugal, l’Angleterre, l’Allemagne ont déjà arrêté leurs templiers, mais uniquement sur les injonctions du pape, en 1307, multipliant les marques de respect à leur égard.
Pour mémoire
Le pape meurt le 30 avril 1314. Le roi veut renouveler l’opération pour s’emparer des biens templiers. Il ne le peut et meurt le 29 novembre 1314 des suites d’un accident de chasse. Clément, Nogaret, Marigny disparaissent dans des circonstances tragiques. Le peuple interprète ces disparitions comme une punition divine. Mais trente ans après leur disparition, les templiers, dernier vestige de la chevalerie, sont totalement oubliés. Leur temps a duré deux siècles moins sept ans.
source : La Gazette du Citoyen
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Source : Lire l'article complet par Réseau International
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