Fables modernes à l’ancienne
Lamiroy, 2021, 100 p., 20 €
lundi 21 décembre 2020, par Lionel Labosse
L’Assemblée des Loups est le texte d’un spectacle de Francis Lalanne, qui déclame les poèmes en s’accompagnant parfois de sa guitare, et accompagné de sa compagne Alice Poussin au violoncelle. J’ai eu l’occasion de voir le spectacle à Paris en mai 2022 dans une formule réduite, puisque Francis était seul face à une poignée de spectateurs fidèles, dans un lieu de résistance où j’avais déjà assisté au spectacle d’Ingrid Courrèges, comme expliqué dans cet article, qui contient d’ailleurs un chapitre consacré à Francis Lalanne chanteur. J’ai consacré un article au retentissant « J’Appelle ! » de Francis paru sur le site France-Soir le 22 janvier 2022, et j’avais apprécié & chroniqué son précédent opus versifié intitulé Mise en demeure (À Monsieur le Président de la République française) paru en 2009, qui n’est pas le premier recueil de poèmes de cet artiste aux multiples talents. Le présent recueil fournirait la matière d’un excellent spectacle d’atelier théâtre de collège, assorti d’une magnifique séquence pédagogique, en classe de 4e ou de 3e (mais aussi en lycée bien entendu).
Ce livre permet de retrouver ces textes d’une écriture ciselée comme j’en ai rarement lu à notre époque. Francis est un excellent acteur depuis toujours, mais aussi un excellent déclamateur, et l’ayant applaudi à plusieurs reprises dès 1987 dans Dom Juan de Molière au théâtre des Bouffes du Nord (sans savoir que j’habiterais quelques années plus tard à une ou deux encablures de ce théâtre mythique), puis dans d’autres pièces, je dois dire que je me suis toujours inspiré de sa déclamation dans mon ministère de professeur de Lettres, c’est pourquoi je me suis permis, en attendant que vous ayez la chance de l’entendre par le maître, de vous en proposer une lecture par l’élève…
Je vais donc commenter quelques uns de ces textes. Je vais même, exceptionnellement, signaler quelques coquilles. Si j’agis ainsi c’est avec le plus grand respect, pour une raison précise : ayant rencontré l’auteur lors d’une dédicace le 17 décembre 2022, je lui ai signalé quelques coquilles, et il m’a demandé de les lui envoyer, en m’expliquant qu’il écrit à la main, et que cela a engendré quelques accidents typographiques lors de la mise en page, et surtout, bonne nouvelle, il m’a annoncé que le livre sera prochainement réimprimé, espérons-le relu & corrigé. Je me demande d’ailleurs comment ce nouveau jeune marié & nouveau père parvient à concilier toutes ses activités. Voici une photo de Francis qui a reçu à cette occasion un diplôme de l’ordre de la LBD des mains de Jean-Brichèle, sur laquelle je bute chaque fois que je sors, à croire qu’iel est « chargé.e » de me surveiller !
La question de la césure
Dès le « Prologue » (p. 5) versifié, Lalanne déstabilise le lecteur scolaire peu au fait de l’histoire tourmentée de la métrique française. Il pratique à peu près en même proportion que Victor Hugo pratiqua le trimètre, la « césure enjambante » [1] Je relève donc dans ce poème liminaire trois césures enjambantes, ce qui constitue un avertissement stylistique autant qu’un prologue, et l’on goûtera les possibilités qu’offre cette césure ressurgie du passé pour le déclamateur moderne :
« C’est à nous, les adul/tes, nous qu’ils nomment grand » (au passage, première coquille, manque s à grand) […]
C’est à nous qu’il incom/be de les préserver […]
Que le meilleur de l’hom/me soit ce qu’il préfère
Et choisisse alors de / suivre le bon sentier […] »
En ce qui concerne les 3 premiers vers ci-dessus, la césure enjambante sur « adultes », « incombe » et « l’homme » permet à ce métronome maître hors norme du mètre qu’est Lalanne de moduler des mots clés tout en apportant de la variété à son rythme. La césure du 4e vers me laisse dubitatif, car si l’on peut identifier une « césure lyrique » (cf. infra), il semble manquer un « qu’il » avant « choisisse », à moins qu’il ne s’agisse d’une tournure elliptique, pas des plus heureuse si on la cumule dans le même vers avec une césure déjà cavalière !
Fables en vrac
On peut procéder avec Lalanne comme avec La Fontaine, gratter le palimpseste pour retrouver les contes originaux dont il s’est inspiré. J’ai longtemps assisté à des soirées contes et fait intervenir des conteurs en classe, comme dans ce projet intitulé « L’arbre à tchatche », j’ai lu pas mal de livres de contes, même si je n’ai pas d’enfant, ne serait-ce que pour ceux que j’avais à éduquer, donc j’en connais un rayon, même s’il est difficile de retrouver le auteur premier quand il s’agit de tradition orale.
Dans une fable pour le moins capillotractée intitulée « Les trois Bisons et la Chauve-souris », je relève une jolie occurrence de « exhausser » avec le double sens présent dans l’étymologie du vocable : « C’est là que le grand Manitou / Qui sait tout, peut tout, manie tout, / Veut, à ce cœur, donner raison / Et il exhausse le bison : / Ainsi qu’un ballon perd de l’air, / Notre bison en un éclair, / S’envole, et, dans le vent du soir, / Vide son cœur rempli d’espoir… »
« Les Reinettes et le Pot au lait » est une des meilleures réussites de ce recueil, sur une histoire dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Voici une version française : « Deux grenouilles dans un pot de crème » et une version anglaise : « The Story Of The Frog – You Give Up You Die ». Je vous propose (ci-dessus) une lecture de la version versifiée de Francis. Les deux Reinettes antagonistes, « dos à dos » sont un peu ce que les anticovidistes comme votre serviteur ont vécu avec parfois les moments de doute jusqu’à ce qu’un ami nous rassérène net ! Je signale mon incompréhension du vers suivant : « Attendait sur du beurre que main lui ouvrit ». La césure enjambante me convient, mais on attendrait le subjonctif « ouvrît ».
En lisant le titre de la fable suivante : « L’Incendie et le Colibri », j’ai eu peur de retrouver la traditionnelle leçon individualiste ; heureusement Lalanne insiste sur le collectif : « Qu’importe si ce n’est qu’un peu / Lorsque chacun fait ce qu’il peut : / Car l’union de tous fait la force ! / Et si chaque être humain s’efforce / À faire sa part de l’effort, / Ensemble, alors on est plus fort ». C’est la morale de « L’Estaca » (1968) du chanteur catalan Lluís Llach.
Plusieurs fables distillent un discours désenchanté qui avertit les enfants de ne pas se laisser endormir par des serpents… ou des roses, comme dans « La Rose et le Chevreuil » dont voici la morale : « Ne prenons pas toujours l’intérêt qu’on nous porte, / Pour un sentiment pur et désintéressé ».
Le Gueux, le Marchand et le Prévôt du Roy reprend la célèbre histoire du Faquin et du Rôtisseur du chapitre 37 du Tiers livre de Rabelais, avec pour différence que le Gueux de Lalanne, à tendance gilet jaune, allez savoir, se rend justice lui-même ! On relève en passant trois cas de césure enjambante dans cette fable.
Le conte « La Vérité et le Mensonge » est un conte mathématique basé sur les partages impossibles, qui rejoint « Le Chamelier, ses fils et le sage ami du clan », version du célèbre conte des 17 chameaux, dont voici une variante avec 11 chameaux.
« Le Cerf et les Chocards » m’a amusé car un hasard malicieux m’a fait lire juste avant un livre de mémoires du dompteur Firmin Bouglione (sur lequel je ferai bientôt un article), qui explique que dans la nature, ce type d’oiseaux en réalité, sous prétexte de bouffer les parasites, entretiennent les plaies de leurs victimes.
« Le Chocard, le Moineau et le Rouge-gorge » est une variation animalière sur le conte des trois rabbins et du chauffeur de taxi (il existe une variante avec des moines bouddhistes, bien sûr).
« La belle pomme toute ronde » est une très belle version d’un conte traditionnel que j’ai souvent entendu. Je n’en ai retrouvé sur Internet qu’une version : « Conte de Compère Zamba et Compère Lapin ». La version de Francis se concentre sur la pomme, et me rappelle aussi le poème de Jacques Prévert « Promenade de Picasso » que j’ai souvent étudié avec mes élèves de Première. Quant à « La bouse de vache et le petit putois », pour rester dans la veine scatologique, c’est une variante allégée du fameux conte du moine, de l’oisillon et de la bouse de vache.
« Le mendiant et le garde » est une variation sur un conte dont on connaît de multiples versions, par exemple celle de Dorian Vallet, du site Terre Cristalline.
L’Assemblée des Loups », la fable éponyme dont je vous laisse la surprise, propose un bel exemple de « césure enjambante » : « N’a qu’un droit sur la ter / re : celui de se taire ».
Suite : « Le Rat ingrat » et « La Colombe et le Fourmisseau »
« Le rat ingrat » et « La Colombe et le Fourmisseau » [2] constitue une suite en six mouvements et le chef-d’œuvre du recueil. Je vous en propose une lecture.
« Le Rat ingrat » & « La Colombe et le Fourmisseau » de Francis Lalanne, lu par Lionel Labosse
par Lionel Labosse
Lalanne se livre à une réécriture érudite & malicieuse de la suite de La Fontaine constituée de Le Lion et le Rat et La Colombe et la Fourmi, et au-delà de notre fabuliste national, d’Ésope, le fabuliste grec du VIe siècle avant J.-C. qui lui inspira un grand nombre de ses fables, comme Lalanne l’explique en vers dans le « Préambule »). Francis retourne comme un gant les morales de ses devanciers. Il est dommage qu’il n’inclue pas la version de Clément Marot (« Épître à son ami Lion », dans laquelle le Lion marotique fait au portique du conte ce qu’à la fin fait le rat Lalannien (« Mais ce lion (qui jamais ne fut grue) / Trouva moyen et manière et matière, / D’ongles et dents, de rompre la ratière »). Plusieurs de ces six textes contiennent une césure non plus enjambante mais « lyrique » [3], à commencer par le premier vers de la suite, qui surprend à dessein : « Faire ou ne pas faire, / pour l’un comme pour l’autre ». La césure invite le lecteur à une pause expressive. On trouve d’autres césures lyriques, par exemple dans « Le Rat ingrat », deux de suite : « Ce que nous sommes ne / change rien au final ! // Ce qui compte c’est que / le bienfait soit rendu ! » Nouvel exemple, dans une moralité : [Je soutiens] « Que le bien qu’on fait ne / fait pas que des amis… », justifiée à la lecture par une brève pause après le discordantiel « ne », pour marquer la « controverse » à laquelle par cette suite, se livre l’auteur. Le texte précédent, « La règle des 3 B », en proposait un autre exemple : « Que l’absence ou bien le / contraire du mensonge », qui permet d’accentuer ce qui suit. Ce texte se pose en « Homme de Vitruve » de la morale, c’est une sorte d’art poétique basé sur la figure du triangle, ce qui rend incontournable la présence d’un rare trimètre dans ce conte : « Qui figurait / dans le trian / gle de Platon » [4]. Les six poèmes de la suite usent aussi de la césure enjambante, dont le Préambule fournit 6 occurrences par exemple. En dehors de cette suite, Je relève une nouvelle « césure lyrique » dans « La Guêpe et les enfants » : « Et saisir la guêpe / de façon plus sécure ». On imagine que la césure permet un effet mimétique de mouvement arrêté.
Coquilles et scories
Dans la perspective d’une réédition, je signale ici quelques coquilles que j’ai relevées (à moins que j’aie mal compris) :
« Car ceux qui, se faisant, ainsi l’ont capturé » (pour « ce », p. 44)
« À le garder cloîtrer ainsi plus que de raison » (p. 44) : à la fois orthographe (cloîtré), et une syllabe en trop.
« Erreur d’appréciation, de jeunesse, ou vœu(x) pieux » (p. 45)
« Non pas tel que d’aucuns voudraient pour lui qu’il fut » pour « qu’il fût » (p. 46)
« On (n’)entend que le cœur de la mère qui bat » (p. 57)
« À la bouse tout(e) étonnée » (p. 58)
« Tchou le hibou fut si touché / Qu’il ne parvînt à le cacher » (pour « parvint », p. 61)
« Toutes griffes dedans, le loup noir se mourrait… » (pour « mourrait », p. 81)
« Il veut mais ne peux plus s’empêcher de cracher ! » (pour « peut », p. 84).
« L’enfant qui pleurer, n’a même plus ses yeux » (manque sans doute « pour » avant « pleurer », p. 97).
À part ces coquilles, j’émets un avis personnel sur les notes assez nombreuses signalant des variantes possibles, et quelques explications. Je les trouve parfaitement inutiles, voire nuisibles au plaisir d’une lecture fluide. Le lecteur adulte est parfaitement capable de donner par lui-même ces explications, et les erreurs de lecture ou de mémoire engendreront d’inévitables variantes qu’il est superfétatoire de prévoir. La note A de la p. 69 contient d’ailleurs une coquille d’anthologie : « comme vous voudrait » !
Actualités nationales-covidistes
Comme expliqué dans les autres articles mentionnés dans l’intro, Francis est un artiste qui a plus ou moins informé ma vie. J’ai d’ailleurs récemment récupéré et publié sur ma chaîne Youtube une émission de télévision (Aujourd’hui la vie) à laquelle j’avais participé à l’âge de 18 ans, face à lui. J’étais un bambin !
’ai aussi repris deux interventions intéressantes de Francis en 2022 (parmi tant d’autres), qui ne sont pas faites pour lui concilier l’indulgence de l’intelligentsia parigoto-macroniste :
Je rappelle aussi un beau discours de Francis Lalanne au congrès du Collectif des Maires Résistants à Rennes le 11/12/2021. J’ai tenté de le reprendre aussi sur ma chaîne, mais Youtube n’a pas mis une heure à la retirer avec un « avertissement » du plus beau style stalinien. Je n’avais pas fait attention, mais Francis utilise le mot « injection », crime de lèse-Pfizer !
Il est également question de Lalanne dans cet article, celui-ci et celui-là !
Présentation du livre sur le site de l’éditeur.
Je chroniquerai prochainement son tout dernier livre : Lettre en vers à l’occupant de l’Élysée, à la Représentation nationale et au peuple français.
Voir en ligne : Article de Sylvie Reincz pour Têtes d’Aïe ArtMedia
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1] Cf. Frédéric Deloffre, Le Vers français, Sedes, 4e éd., p. 18 : « il est interdit de laisser subsister dans la syllabe qui suit la césure un e muet non élidé. […] De telles césures, dites « enjambantes », ont parfois existé au Moyen Âge dans le genre lyrique, et on les retrouvera […] chez Apollinaire. Elles n’ont aucune existence entre la seconde moitié du XVe siècle et la fin du XIXe ».
[2] Note pour une réédition : il faudrait harmoniser les majuscules pour les noms des personnages, car c’est le grand désordre ! On trouve de façon aléatoire, soit « Le rat », soit « Le Rat », comme ci-dessus.
[3] Cf. Frédéric Deloffre, Le Vers français, Sedes, 4e éd., p. 38 : « Une autre solution […] consiste à traiter la syllabe féminine comme si elle était masculine, autrement dit à la prolonger et à l’accentuer comme une syllabe tonique. Cette syllabe compte alors dans le vers. Les exemples sont nombreux dans la poésie lyrique, jusqu’au XVe siècle […] Encore assez fréquente chez Villon, cette césure disparaît au XVIe siècle. On ne la trouve jamais chez les poètes de la Pléiade. »
[4] On pourrait aussi identifier ici ce que Jean Mazaleyrat appelle « césure à l’intérieur du mot » (Éléments de métrique française, Armand Colin, 7e édition, p. 154), pratiquée aussi au moyen âge et remise au goût du jour par les poètes modernes. Il donne un exemple de « Verlaine, quand il souligne un terme central par quelque accent de ferveur […]. Le glissement au ternaire, qui peut s’imposer ailleurs, affaiblirait ici la résonance du mot : l’accentuation oratoire garde au vers sa structure binaire ». Mazaleyrat parle à la même page de « la diérèse, souvent provocante chez Aragon », en donnant l’exemple « radi-o, idi-ot ». Lalanne au contraire n’use quasiment jamais de la diérèse, dont l’absence systématique sur « Lion », qui surprend l’abonné à La Fontaine, égalise Rat & Lion.
Source : Alter sexualité
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