Montrer les dents
• Pour la Russie, l’ennemi n’est plus la seule Ukraine mais l’OTAN, l’“Ouest collectif”. • Les dirigeants russes (Poutine, Choïgou) l’ont clairement dit à tous les cadres militaires et de sécurité réunis mercredi à Moscou. • En même temps, la Russie a lancé un formidable effort industriel d’armement et de renforcement de ses forces. • L’accent passe massivement aux forces terrestres, aux dépens notamment de la marine, montrant par là que la Russie regroupe désormais toutes ses forces selon son rôle traditionnel de puissance terrestre (‘Heartland’).
Les dirigeants russes développent désormais une attitude de grande fermeté, avec des précisions et des développements opérationnels conséquents. Deux hommes travaillent “en équipe“ pour cela, bien sûr sans surprise mais avec une autonomie de parole qui montre bien la solidité de l’équipe gouvernementale. En l’occurrence, il s’agit de Poutine et du ministre de la défense Choïgou, qui est aujourd’hui beaucoup plus “public” qu’il n’était au début du conflit.
Leurs propos sont désormais nettement offensifs, alors qu’ils développaient au début de l’‘Opération Militaire Spéciale’ [OMS] une rhétorique plutôt défensive. Cette évolution rencontre sur un temps très raccourci une remarque générale du colonel Macgregor, dans un de ses remarquables entretiens avec le professeur Vlahos que nous signalons dans notre texte du 22 décembre ; parlant de l’évolution des forces armées russes sous l’impulsion de Poutine, et citant l’effet des actions de provocation des élitesSystème US (qu’il nomme « Our Blue Elites »), Macgregor observe :
« … Vous vous rappelez, Poutine a organisé initialement de nouvelles forces armées qui avaient pour mission exclusive de défendre la Russie… Maintenant, il est engagé sur une voie différente ; il est engagé sur la voie de faire en plus de ces forces, en plus de ce qu’elles étaient à l’origine, un instrument offensif destiné à dissuader et potentiellement à détruire ses adversaires… C’est le grand cadeau que nous ont fait [nos élitesSystème] ! »
… Et la puissance militaire russe ne cesse d’accélérer sa dynamique de renforcement à l’occasion du conflit ukrainien. Mercredi, une très importante réunion a eu lieu à Moscou, avec tous les cadres supérieurs des armées et des services de sécurité (autour de 15 000 officiers), sur l’avenir et les missions des forces armées, réunion présidée bien sûr par le ministre de la défense et son chef d’état-major, et le président de la Fédération de Russie Poutine.
• Une intervention du ministre Choïgou est particulièrement impressionnante du fait qu’il met totalement en cause l’OTAN dans les opérations en cours en Ukraine. Il s’agit de la première description détaillée de l’intervention et de l’action de l’OTAN en Ukraine, qui officialise le constat par la Russie qu’elle n’est pas engagée dans une guerre locale mais bien dans un conflit continental de très haut niveau, qui est quasiment un marchepied direct vers une guerre mondiale, sinon la guerre mondiale elle-même sous une forme un peu complexe, exotique et sophistiquée…
(De ce point de vue, on comprend que l’intégration d’avions de combat biélorusses dans la composante nucléaire russe constitue un acte, non pas de rhétorique opérationnel, mais bien purement et simplement un acte opérationnel destiné à jouer un rôle important.)
« "Les forces armées russes sont actuellement confrontées aux forces alliées de l'Occident", a déclaré Choïgou mercredi lors d'une réunion des principaux cadres et commandants militaires à Moscou. “Les États-Unis et leurs alliés fournissent des armes au régime de Kiev, entraînent ses soldats, fournissent des renseignements, envoient des conseillers et des mercenaires, et mènent une guerre d'information et de sanctions contre nous”.
» Choïgou a déclaré que les pays de l'OTAN ont jusqu'à présent dépensé plus de 97 milliards de dollars en livraisons d'armes, afin de compenser ce qu'il a décrit comme des “pertes considérables” infligées à l'armée ukrainienne par les forces russes. Des “officiers d'état-major, des artilleurs et d'autres spécialistes de l'OTAN sont présents dans la zone des opérations de combat”, a ajouté le ministre de la défense.
» Plus de 500 satellites fonctionnent pour fournir des renseignements à l'armée ukrainienne, dont seulement 70 sont purement militaires et les autres sont à double usage, selon Choïgou. »
Choïgou a également précisé que la Russie avait commencé le déploiement opérationnel (mise en silo) du nouvel ICBM intercontinental ‘Sarmant’. Il marquait ainsi l’importance toujours primordiale et réaffirmée constamment des forces nucléaires stratégiques à la fois comme élément protecteur et dissuasif suprême de la sécurité de la Russie.
• Lors d’une intervention à la même réunion des commandants de théâtre en Ukraine, Poutine a également mentionné que l’ennemi qu’affrontait la Russie est bien l’OTAN, et nullement l’Ukraine en tant que telle. Mais le domaine spécifique le plus important abordé par Poutine, selon notre point de vue et par rapport aux impératifs de la communication, ce sont des détails concernant de nouveaux armements mis en service. Cela concerne principalement le déploiement du missile de croisière hypersonique ‘Zircon’ à partir de navires de combat, la frégate ‘Amiral Gorchkov’ dans ce cas, dès janvier 2023.
« Le président russe Vladimir Poutine a révélé que le premier navire de guerre équipé de missiles de croisière hypersoniques ‘Zircon’ devrait commencer son service de combat de routine début janvier. Le président a fait ces remarques mercredi lors d'une réunion avec les principaux responsables de la défense du pays.
» “Au début du mois de janvier de l'année prochaine, la frégate ‘Amiral Gorchkov’ entrera en service de combat avec les derniers systèmes de missiles hypersoniques Zircon, qui n'ont, je le répète, aucun équivalent dans le monde", a déclaré M. Poutine. […]
» Les nouveaux missiles hypersoniques, officiellement connus sous le nom de 3M22 Zircon, ont été activement testés au cours des dernières années, après avoir été annoncés pour la première fois par Poutine en 2018. L'Amiral Gorchkov, une frégate de missiles moderne de la flotte du Nord de la Russie, a déjà effectué de multiples lancements d'essai des nouveaux missiles. »
Recentrage sur les forces terrestres
Des affirmations et des détails divers ont été donnés sur un facteur essentiel : l’énorme effort de la base industrielle militaire démarré avec l’année 2022 ; “démarré”, car cela va durer… Poutine ne veut pas une société militarisée, comme certains l’ont suggéré en songeant au “modèle stalinien” pendant la ‘Grande Guerre Patriotique’, mais une accélération considérable de la productivité de l’industrie de production militaire, en même temps bien entendu que le développement de nombre de nouveaux systèmes. La production militaire a considérablement augmenté en 2022, certains domaines dépassant les 100% d’augmentation. (On trouve de nombreuses précisions sur cet aspect des choses dans le rapport du 23 décembre que nous donne Alexander Mercouris.)
A cet effort correspond un déplacement des priorités. Le plus grand événement est un basculement considérables des efforts budgétaires et industriels en pleine augmentation vers les forces terrestres, avec une restructuration considérable de ces forces (l’unité de base, qui avait été réduit à la brigade, redevient la division) et une augmentation des effectifs qui va avec. L’absence de militarisation de la société est reflétée dans le choix de faire passer l’âge de la conscription et du service (soit un an de service militaire, soit un engagement contractuel pour un temps plus long) de 18-21 ans à 21-30 ans pour ne pas entraver l’éducation universitaire.
D’une façon générale, c’est surtout la marine qui pâtit le plus de cette restructuration, la force aérienne restant à un niveau important. Il s’agit de la prise en compte immédiate et sans restriction de l’enseignement même du conflit ukrainien, avec la possibilité d’autres conflits, ou de l’extension du premier. Là aussi, on distingue bien que l’adversaire identifié est l’OTAN dans sa totalité et l’outil en cours de création (ou de renforcement), s’il reste défensif par nature, est largement équipé pour l’offensive comme le constate le colonel Macgregor.
Refrain : “conflit civilisationnel”
L’esprit “offensif” de la Russie tel que le note en effet le colonel Macgregor, – ou devrait-on dire “contre-offensif” du point de vue russe, comme ce que la Russie perçoit comme une riposte à une attaque contre elle, – est aussi bien psychologique que technologique et stratégique (accent mis sur les forces terrestres). Il est beaucoup plus impressionnant de voir (d’entendre) dire et surtout répéter, publiquement et officiellement, par rapport au conflit en cours, que l’ennemi opérationnel, sur le terrain, est l’OTAN que de s’en tenir à l’Ukraine. Ce n’est pas simplement une “révélation” sémantique, ce n’est pas l’objet de rumeurs ou de simples hypothèses développées avec force, il s’agit de phénomènes considérés comme des faits dont on détaille le constat : ainsi parlent, pour ce que nous en percevons, les dirigeants russes.
Ce point devrait sembler futile si l’on sait, comme nombre de gens informés savent, qu’effectivement de nombreux éléments de pays de l’OTAN sont impliqués, par matériels et personnels interposés. Il ne l’est pas, futile. Il crée un état d’esprit, une perception même, qui ont une importance considérable. Il est complété d’ailleurs par l’affirmation constante depuis trois-quatre mois née du constat de l’évidence, que l’Ukraine fait de facto partie de l’OTAN depuis 2014. Là aussi, la chose était connue, ou admise disons un peu comme une pirouette de convenance, mais elle apparaît désormais comme un point de renforcement capital de l’idée “Nous nous battons contre l’OTAN” dite par la direction politique russe. Par rapport à ce que pourrait être une attitude courante, – c’est-à-dire s’il ne régnaient pas la haine antirusse qu’on sait et la volonté de destruction de la Russie confirmée par Kissinger, – il s’agit véritablement d’une attitude “offensive”. Les finasseries et les discrétions de la diplomatie ne sont plus de mise, ce qui révèle clairement qu’il n’y a plus d’espoir d’entente sans un changement radical chez l’adversaire, à l’OTAN, aux USA (un ‘regime change’, par exemple ?).
Avec ce point de vue, on doit considérer différemment la décision annoncée mercredi d’un “partage” nucléaire de la Russie avec la Biélorussie. Là aussi, c’est une décision “offensive”, dans le sens où le champ des sources de l’intervention s’étend (notamment hors d’Ukraine) puisque des avions biélorusses pourraient être porteurs d’armes nucléaires russes. On se trouve alors complètement en-dehors du cas ukrainien (même si l’on pourrait en théorie y retourner) et l’on entre dans le cadre de la sécurité européenne d’une manière “offensive” (c’est le cas des armes nucléaires).
Quant à l’avenir, l’issue du conflit en cours si l’on veut, l’aspect psychologique joue également un rôle prépondérant. Il est particulièrement lugubre. Poutine et Choïgou ont renouvelé leur perception de l’Occident à la lumière des révélations de Porochenko et Merkel sur les accords de Minsk. Poutine a encore regretté publiquement sa propre attitude d’“y avoir cru”, jusqu’à demander à son armée de l’en excuser. Désormais, la direction russe campe sur une position de totale défiance, au point, comme le dit un commentateur cité par Mercouris :
« Ils n’ont plus aucune confiance dans l’Occident et dans le moindre accord avec l’Occident, au point que même s’il leur arrivait de passer un accord avec l’Occident pour des raisons tactiques, ils n’auraient strictement aucune confiance dans cet accord… »
Ce genre de point de vue augure bien mal, sinon un complet échec, de la recherche d’un futur accord permettant de régler la question ukrainienne, et plus encore la question de la sécurité européenne dans les circonstances présentes. De plus en plus, il est question d’une “bataille finale”, sous quelque forme que ce soit, entre la Russie (et tout ce qui peut s’agglomérer à elle ou se regrouper derrière elle) et l’“Ouest collectif” comme ils disent. Malgré tous les arguments des donneurs de leçons, des stratèges s’en tenant à la raison, des metteurs en scène de la haine et des diplomates de salon, malgré l’usage un peu exalté qu’on fait de cette expression, il s’agit bien d’un “conflit civilisationnel”, – pas nécessairement pour installer une nouvelle civilisation qui serait déjà formée, mais dans tous les cas pour en détruire une qui, par usure et maladie de l’esprit, est entrée dans le territoire inconnu et incroyablement dangereux de la folie.
Mis en ligne le 23 décembre 2022 à 13H55
Source: Lire l'article complet de Dedefensa.org