par Patrick Lawrence
Un petit message, publié récemment de l’agence de presse allemande DPA, m’a fait réfléchir depuis à diverses petites questions aussi insignifiantes que sont la guerre, le nationalisme, l’identité nationale, l’histoire et la mémoire. Il semble que l’administration des cimetières allemands qui gèrent les tombeaux des soldats russes, tombés aux combats contre la Wehrmacht allemande pendant la Seconde Guerre mondiale, envisage de faire un peu d’ordre dans leurs tombeaux concernant les soldats de l’Armée rouge qui gisent dans leurs terres, depuis bientôt 80 ans. Tous n’en seront plus désignés comme « soviétiques » ou « russes », comme c’était le cas jusqu’à présent. Un soldat de l’Armée rouge originaire d’Ukraine – qui était une république soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale et pendant les 46 années qui l’ont suivie – figurera désormais dans les registres allemands comme « Ukrainien ».
À quoi bon embrouiller la mémoire des soldats russes tombés et enterrés sur le sol allemand ?
« Nous avons commencé à établir des distinctions », a déclaré Christian Lübcke, qui dirige la section Hambourgeoise de la Commission allemande des sépultures militaires, dans une interview publiée par dpa le 14 novembre 2022. On se frotte les yeux. Les soldats de l’Armée rouge qui ont combattu le Troisième Reich en tant que citoyens soviétiques vont se voir rétroactivement attribuer une nationalité qui n’existait pas quand ils sont tombés, celle « d’Ukrainien » ? Quelles seront les contorsions logiques pour arriver là ?
À part l’agence de presse allemande et RT, l’équivalent russe du BBC occidental, aucun de nos médias ne semble avoir couvert cette histoire. Il est possible que la plupart des rédactions n’auront jugé qu’un tel événement, relatant des distinctions d’ossements de soldats et de prisonniers de guerre morts il y a 75 ans, était trop louche pour être propagé.
En guise d’explication, M. Lübcke mentionne un groupe de la société civile russe, le Régiment immortel, qui rend régulièrement hommage aux soldats de l’Armée rouge morts pendant la Grande Guerre patriotique, comme les Russes appellent sa résistance et sa victoire douloureuses contre la Wehrmacht allemande pendant la Seconde Guerre mondiale. Les victimes du côté de l’Union soviétique dans ses efforts – plus de 20 millions de morts – sont, bien sûr, un thème qui importe aux Russes, notamment lors de leur fête de la Victoire, le 9 mai. Mais Lübcke objecte que le Régiment immortel, lorsqu’il rend hommages à ces morts face aux tombes des soldats soviétiques dans l’un des cimetières de Hambourg, fait preuve de « sous-entendus nationalistes et partiellement révisionnistes » – une curieuse considération, j’en reviendrai plus loin.
Ils ont tous donné leurs vies – sans présenter leurs documents
Dans ce cas, le nombre des enterrés concernés sur le sol hambourgeois n’est pas très élevé. Sur les 62 000 victimes de la guerre ayant trouvé leur dernier repos dans les différents cimetières de Hambourg, les soldats de l’Armée rouge morts au combat ou dans les camps de prisonniers de guerre nazis n’en représentent qu’à peu près 1400 noms. Leurs tombes portaient toutes la mention soviétique ou russe au moment de leur inhumation – à plus forte raison, étant donné qu’ils l’étaient. Je ne sais pas très bien, d’après le rapport cité, ce que Lübcke envisage à présent – s’il se propose de modifier les registres du cimetière ou d’autres documents aux archives ou encore de faire graver de nouvelles pierres tombales. Mais il est clair qu’il a l’intention d’imposer au mémoire des soldats soviétiques tombés au combat contre l’armée nazie, s’il s’agissait de soldats originaires de la république soviétique d’Ukraine, un passé falsifié. Et en plus, il semble que c’est esprit apparemment proche « du politiquement correct » actuel a l’intention de divulguer son idée au niveau national aussi.
Grotesque, certes, et embarrassant, encore plus. Mais c’est pourquoi il importe aussi de s’interroger sur ce qui pousse une administration publique chargée d’honorer les morts de guerre à défendre (en public !) qu’il est juste de passer à une distinction antihistorique et partisane entre des vies sacrifiées d’un côté et des vies sacrifiées de l’autre, et ceci face au fait qu’elles ont combattu côte à côte, dans la même armée, pour vaincre leur ennemi commun. Quels sentiments, quelles forces politiques, quel projet de propagande ont motivé cette initiative scandaleusement irrespectueuse ? Quelle est la motivation idéologique qui pousse un Christian Lübcke à soumettre sous censure l’apologie de soldats morts qui, s’ils étaient vivants, n’auraient aucune idée du projet propagandiste qui abuse leur sacrifice ?
Le D-Day à sa 70ème célébration : les honneurs réservés aux « bons » seulement
Je me souviens d’avoir posé ce même genre de questions en juin 2015, lorsque John Kerry et d’autres dirigeants alliés se sont joints aux vétérans de leurs armées sur les plages de Normandie pour commémorer ensemble le 70ème anniversaire du « Jour J » et la défaite imminente des nazis. Le secrétaire d’État d’Obama n’a pas hésité à tenir de grands discours sur les héros de la guerre tout en ayant obstinément exclus les Russes des cérémonies. Kerry et consorts avaient déjà refusé d’assister aux célébrations du 9 mai à Moscou entrepris dans le même élan de rendre hommage aux victimes de leur victoire. Compte tenu du rôle essentiel et des sacrifices exceptionnels que l’Armée rouge a consentis pour la cause des Alliés, cette attitude m’a paru tout à fait accablante.
Ces événements se sont déroulés de la sorte un an après le coup d’État en Ukraine, encouragé et téléguidé par les États-Unis, il convient de le noter – un an après le début de la stratégie de Washington consistant à instrumentaliser le régime installé à Kiev comme le fer de lance de sa campagne visant à provoquer et menacer la Fédération de Russie jusqu’à sa frontière occidentale.
À cette époque, plusieurs esprits indépendants se sont souvenus de cette vieille blague répandue d’antan : « Comme disent les Soviétiques, l’avenir est déjà tout tracé. C’est le passé qui est encore aléatoire ! » Ainsi certains faisait-ils référence aux personnalités qui disparaissaient des photographies officielles, à la réécriture de textes et à la manipulation des archives pendant les années staliniennes.
Un comportement inexcusable
En prenant date de l’exclusion des vétérans et des officiels russes des cérémonies de Normandie, nous avons assisté, ces sept dernières années, à ce que l’Occident est devenu de plus en plus soviétique dans son non-respect et son exploitation du passé. Depuis l’intervention russe en Ukraine de ce février, ce type de comportement inexcusable est devenu endémique, et ce d’autant plus que les dirigeants et les institutions occidentales s’y livrent sans scrupule, sans conscience et assurément sans aucune gêne. C’est comme si l’histoire de l’humanité et la discipline historique avait perdu tout respect public et qu’elles pouvaient donc servir de prétexte, en sorte d’un grand bazar ouvert à chacun à la diffamation ou à l’effacement pur et simple d’autrui.
Des centaines de monuments démolis
L’été dernier, la Lettonie a démoli à Riga, sa capitale, le plus grand monument de l’ère soviétique commémorant la victoire sur le nazisme, sous les yeux de la minorité russophone. L’Estonie n’a pas tardé à lui emboîter le pas, un exercice qui, dans son cas, a touché des centaines de statues et d’autres types de monuments commémoratifs. Kaja Kallas, le premier ministre estonien, l’a expliqué ainsi : « Il est évident que l’agression russe en Ukraine a rouvert au sein de notre société des blessures que ces monuments communistes nous rappellent, et qu’il faut donc les faire disparaître de l’espace public pour éviter des tensions supplémentaires ».
Je n’ai pas la moindre idée de ce que Kallas voulait dire par ces remarques, qui semblent refléter une pensée confuse, exempte de toute facticité. Comme je le dis toujours, à pensée confuse, langage opaque. Nous avons donc d’un côté Christian Lübcke qui nous expose sa volonté manifestement nationaliste et historiquement révisionniste de saccager l’histoire en falsifiant des documents et – ira-t-il aussi loin ? – en gravant de nouvelles pierres tombales, au nom de l’opposition au nationalisme et au révisionnisme historique. De l’autre côté, nous avons Kaja Kallas qui rouvre les blessures du corps politique letton en prétendant les guérir.
Nationalisme, identité – il faut respecter les faits historiques
À dire vrai, il faut aller chercher plus loin que Christian Lübcke, Kaja Kallas et les autres fonctionnaires qui supervisent ces projets pour comprendre leur point de vue. Je reviens donc à ces pensées parasites que j’ai mentionnées plus tôt, en rapport avec le nationalisme, l’identité nationale, l’histoire et la mémoire.
Ernest Renan, historien français, exégète de la bible, philosophe, philologue, critique, a prononcé à la Sorbonne, en 1882, une conférence qui a résisté jusqu’à nous et que l’on cite encore de temps en temps. Son titre est « Qu’est-ce qu’une nation ? » Parmi ses extraits les plus marquants, on trouve celui-ci :
« L’oubli, je dirais même l’erreur historique, est un facteur essentiel dans la constitution d’une nation… L’essence d’une nation réside dans le fait que chacun de ses membres, à titre individuel, a avec l’ensemble de ses concitoyens beaucoup de choses en commun, mais aussi qu’il en a oublié bien d’autres. »
Renan avait ses raisons bien à lui d’avancer ces pensées étonnamment directes. Dans les années 1880, la France était sur le point de se transformer en une nation moderne. Ses identités régionales et ses dialectes – le breton, l’alsacien, l’occitan – étaient des obstacles pré-modernes au projet. Il fallait les maîtriser et, avec le temps, les éliminer du discours national, comme s’il s’agissait d’ornements artistiques gênants.
J’ai toujours trouvé les réflexions de Renan sur la nationalité à la fois désagréables et diaboliquement vraies. Cela nous amène au point crucial de toutes les suppressions et défigurations officielles que j’ai mentionnées et même de toutes celles dont je n’ai pas parlé. En effet, la véracité du récit historique est très souvent victime du processus de création des nations et des identités.
Quel était le but de toutes ces retouches et autres suppressions sur les vieux clichés de l’Union soviétique, en particulier, mais pas uniquement, pendant les années staliniennes ? Il s’agissait de construire une histoire nationale aux lignes très épurées, faciles à lire, en rapport avec une version imaginaire de l’harmonie socialiste à laquelle les citoyens soviétiques pouvaient s’identifier.
L’effacement du passé – un projet devenu occidental
Qu’est-ce que Kerry et les autres dirigeants occidentaux, présents en Normandie il y a sept ans – Français, Britanniques, Allemands, Polonais – ont cherché à atteindre ? Ils ont voulu présenter à leurs peuples une version de la Seconde Guerre mondiale qui soit convaincante, qui inspire la fierté nationale et, surtout, qui fasse abstraction du véritable passé, celui où la présence des Russe et de la Russie avait été décisive.
Cela correspond entièrement au projet imposé désormais à l’Occident, qui repose dans une fâcheuse mesure sur l’oubli. Je trouve un certain réconfort dans la voix de Katharina Fegebank, maire adjointe de Hambourg, qui s’est exprimée à l’occasion du Volkstrauertag, le jour de deuil national en Allemagne, qui tombait cette année sur le 13 novembre, et qui a dit à cette occasion : « Il nous appartient aujourd’hui et chaque jour de penser à ces gens et aux millions de ceux qui sont tombés victimes de la guerre et de la violence. Nous sommes rassemblés ici pour défendre la Paix et la liberté, contre le racisme, l’antisémitisme et l’exclusion ». Les Katharina Fegebank de notre époque sauront-elles résister à l’oubli qui nous est imposé, à nous, Occidentaux ? C’est la question que nous nous posons chaque jour.
À l’époque d’Ernest Renan, un Breton ou un Occitan était supposé ne plus être Breton ou Occitan, mais devenir Français. Ce grand dessein, en partie imposé par la force, connut un accomplissement laborieux et suscita parfois d’amères résistances. […]
Un oubli pernicieux
Le phénomène d’oubli caractérisant notre époque est d’un autre ordre, me semble-t-il. Il est beaucoup plus insidieux. L’objectif est de créer une nouvelle conscience, comme à l’époque de Renan, mais dans notre cas, au XXIe siècle, cela doit se faire par le biais d’un rétrécissement radical de nos capacités mentales, d’un appauvrissement radical de la pensée au nom d’une hégémonie néolibérale, c’est-à-dire d’un dépouillement radical des possibilités, d’un enfermement radical dans les murs d’un autre ordre mondial bifurqué où aucun des deux camps ne peut voir l’autre par-dessus ces murs. Dans un tel univers, si nous l’acceptons collectivement sans résistance, notre avenir sera fixé et notre passé de plus en plus incertain.
source : Horizons et Débats
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Source : Lire l'article complet par Réseau International
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