Par M. K. Bhadrakumar − Le 25 novembre 2022 − Source Oriental Review
Une statue en bronze, haute de trois mètres, à l’effigie de Fidel Castro a été inaugurée mardi dans le Square Fidel Castro du district de Sokol de Moscou, par le président russe Vladimir Poutine et le président cubain Miguel Diaz-Canel, en mémoire du dirigeant historique de la révolution cubaine.
Fidel était farouchement opposé à la création d’un culte autour de sa personnalité, et à Cuba, aucune rue, aucun bâtiment, aucune institution, aucune localité ne porte son nom. Dans un discours prononcé en 2003, Fidel avait affirmé : « Il n’existe aucun culte de la personnalité autour de l’un ou l’autre des révolutionnaires en vie, que ce soit sous la forme de statues, de photographies officielles, de noms de rues ou d’institutions. Les dirigeant de notre pays sont des êtres humains, pas des dieux. »
Aussi, on ne trouve des monuments ou lieux dénommés en honneur du grand révolutionnaire qu’en dehors de Cuba — un parc au Vietnam, plusieurs rues en Afrique du Sud, en Namibie, en Angola, en Tanzanie, au Mozambique, etc.
L’événement saluant l’héritage de Fidel à Moscou est hautement symbolique. La Russie, jusqu’il y a peu un État partisan du statu quo, endosse rapidement un rôle « révolutionnaire » sur la scène politique mondiale, et met au défi le soi-disant « ordre basé sur des règles » imposé par l’Occident ; le pays se trouve au centre de l’une des plus graves crises de l’ère de l’après Guerre Froide.
Il se trouve que l’année 2022 est le 60ème anniversaire de la crise des missiles de Cuba, qui avait marqué l’apogée de la Guerre Froide, Moscou se retrouvant alors au centre d’une épreuve de force face à Washington. La discorde de l’époque était étrangement proche de celle que nous connaissons aujourd’hui — il s’agissait des tentatives étasuniennes de pousser des déploiements stratégiques dans le voisinage proche de la Russie, menaçant sa défense nationale et sa sécurité.
La crise de 1962 avait éclaté lorsque les États-Unis avaient détecté la construction de sites de lancement à Cuba en réponse au déploiement par les États-Unis de missiles Jupiter en Turquie. La crise avait été résorbée grâce à des négociations confidentielles pour parvenir à un accord : les missiles soviétiques furent démontés et retirés de Cuba, et de leur côté, les États-Unis avaient levé au mois d’octobre 1962 la quarantaine qu’ils imposaient à Cuba et avait retiré les missiles Jupiter de Turquie au mois d’avril 1963.
Malheureusement, contrairement au président Kennedy, le président Biden refuse de négocier avec la Russie, et une guerre par procuration s’en est suivie en Ukraine. La guerre et la destruction de l’Ukraine auraient pu être évitées si des négociations avaient été tenues pour ressusciter les Accords de Minsk qui permettaient une forme d’autonomie à la région du Donbass au sein d’un pays fédéral gouverné depuis Kiev. Le président Biden a choisi de ne pas suivre cette voie (et bien entendu, le gouvernement ukrainien pro-occidental de Kiev s’est senti encouragé à saper les Accords de Minsk.)
Poutine s’est souvenu avec émotion mardi dernier de sa dernière conversation avec Fidel au mois de juillet 2015, « il parlait de choses qui résonnaient de manière surprenante avec notre époque — le temps du développement d’un monde multipolaire — affirmant que l’indépendance et la dignité ne peuvent pas être mises en vente et que toute nation a droit de se développer comme bon lui semble et de choisir sa propre voie, et qu’un monde véritablement juste ne laisse aucune place à la dictature, au pillage ou au néo-colonialisme. »
Poutine a par la suite attiré l’attention de Diaz-Canel sur la posture de la statue. « Je ne sais pas si vous l’aimez ou non, mais il me semble que nul ne peut s’empêcher de l’apprécier, » a affirmé Poutine avec le sourire, ajoutant qu’il s’agissait d’un hommage approprié à la mémoire de Fidel et une véritable œuvre d’art. « Elle est dynamique, en mouvement, et elle regarde vers l’avant. Une image parfaite d’un vrai combattant. » Diaz-Canel était d’accord : « Il s’agit d’un monument en mouvement. Je pense que cette statue reflète la personnalité de Fidel au milieu de la lutte, et nous sommes également au cœur d’une lutte de nos jours. » L’échange éloquent portait en soi un message profond.
En vérité, la guerre en Ukraine aura constitué un moment de vérité pour la Russie. Partant d’une politique étrangère étroitement centrée sur ses intérêts nationaux, la Russie revendique désormais son rôle régional et global. Fidel aurait hoché de la tête, car le Cuba qu’il dirigea entretenait une vision internationaliste et avait consenti à des sacrifices immenses en contestant l’hégémonie étasunienne.
L’héritage de Fidel présente une importance exceptionnelle pour la Russie d’aujourd’hui. Poutine a décrit l’amitié entre la Russie et Cuba comme leur « héritage partagé ». Il a souligné que, « conjointement nous continuerons de renforcer notre union et de défendre les grandes valeurs de la liberté, de l’égalité et de la justice. »
Et d’ajouter : « Sur la base de cette solide fondation d’amitié, nous devons bien entendu, en gardant à l’esprit les réalités du moment, aller de l’avant, et renforcer notre coopération. Je suis très heureux qu’une telle opportunité se présente à nous. »
Diaz-Canel a été plus direct et franc. Il a répondu à Poutine :
Nous apprécions tout le travail mené par la Fédération de Russie pour assurer que le monde se dirige vers la multipolarité et progresse dans cette direction. En ce sens, vous tenez la barre de manière critique.
La Russie et Cuba ont toutes subi des sanctions unilatérales injustes, et ont un ennemi commun, une source en commun qui est l’empire Yankee, qui manipule une vaste partie de l’humanité… Et notre premier engagement est de continuer de maintenir la position de la Fédération de Russie dans ce conflit qui, nous le pensons, a malheureusement ses origines dans le fait que les États-Unis manipulent la communauté internationale… Nous apprécions tous les efforts menés par la Fédération de Russie et votre rôle pour orienter le monde vers la multipolarité, en l’encourageant à évoluer dans cette direction. En ce sens, vous avez un rôle de premier-plan très fort.
La manière dont se déroulent les relations russo-cubaines dans l’environnement géopolitique complexe méritera d’être suivie de près. La commission intergouvernementale russo-cubaine a tenu une session à Moscou au cours de la visite de Diaz-Canel, au cours de laquelle il a été rapporté que « plusieurs décisions importantes sur des sujets clés » ont été prises pour faire progresser les relations bilatérales. Diaz-Canel a affirmé à Poutine que « nous avons des approches et une vision identiques sur les problèmes globaux. J’aimerais répéter que la Russie pourra toujours compter sur Cuba. »
Quel que soit le dénouement à la guerre en Ukraine, la Russie continuera de devoir faire face à la présence militaire des États-Unis et de l’OTAN à sa porte. Il n’est pas question d’un retour de la position de l’OTAN aux positions qui étaient les siennes en Europe en 1998. Des mercenaires occidentaux se battent par milliers en Ukraine, et des personnalités de premier-plan comme le général David Petraeus demandent une intervention militaire occidentale ouverte en Ukraine pour vaincre la Russie.
De fait, l’initiative menée par les États-Unis pour amener la Finlande à devenir membre de l’OTAN — bien que ce pays ne subisse aucune menace de la part de la Russie — vise à « enfermer » la Russie. Et l’Occident accentue agressivement sa présence partout autour de la Russie. Il est inconcevable que la Russie puisse se permettre de rester passive.
Poutine joue la « carte cubaine » précisément à un point d’inflexion. Chose intéressante, le voyage de Diaz-Canel comprend également la Chine. Diaz-Canel sera le premier chef d’État en provenance d’un pays d’Amérique Latine reçu par Xi Jinping après le 20ème Congrès du Parti Communiste de Chine.
Le ministère chinois des affaires étrangères a pris note qu’« en dépit de vicissitudes internationales, la Chine et Cuba ont forgé ensemble, sur la voie de la construction du socialisme avec des caractéristiques nationales, se sont soutenues l’une l’autre au sujet des intérêts centraux et entretiennent une coordination étroite sur les sujets internationaux et régionaux, ont établi un modèle exemplaire de solidarité et de coopération entre pays socialistes, et une assistance mutuelle sincère entre des pays en développement. »
Dans un commentaire sur la visite à venir de Diaz-Canel, le Global Times a noté que « malgré la longue répression des États-Unis contre les gouvernements de gauche dans la région, l’Amérique Latine connaît désormais un retour de la « marée rose », avec des pays majeurs de la région qui « prennent un virage à gauche ». L’Amérique Latine est fatiguée de l’hégémonie et de la coercition étasuniennes, et les dirigeants qui entretiennent un agenda centré sur le développement intérieur s’attirent le soutien du public. »
M. K. BHADRAKUMAR est un ancien diplomate de nationalité indienne, dont la carrière diplomatique a trois décennies durant été orientée vers les pays de l’ancienne URSS, ainsi que le Pakistan, l’Iran et l’Afghanistan. Il a également travaillé dans des ambassades indiennes plus lointaines, jusqu’en Allemagne ou en Corée du Sud. Il dénonce la polarisation du discours officiel ambiant (en Inde, mais pas uniquement) : « vous êtes soit avec nous, soit contre nous »
Traduit par José Martí, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
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Source : Lire l'article complet par Le Saker Francophone
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