Par Patrice-Hans Perrier − Le 19 novembre 2022 − Source
J’ai toujours adoré l’architecture de la Renaissance italienne, une manière d’associer le développement de la cité avec la construction de lieux et de sites baignant dans la grâce et la beauté, sous l’œil bienveillant des dieux. Ainsi, l’immense Palladio ou le très classique Alberti se sont mis à la tâche afin d’ériger des églises, des palais, des villas, des campaniles ou des ouvrages d’art qui avaient été conçus toujours avec l’idée de la place publique derrière la tête. C’est un de mes mentors, le regretté Camillo Sitte, rendu célèbre par son essai l’Art de bâtir les villes, qui a repris le bâton de pèlerin afin de nous faire comprendre que la ville ne peut pas se développer sans prendre en compte la primauté des places publiques. Cette idée, développée aussi par tous les Lewis Mumford ou Aldo Rossi de ce monde, est tributaire de la réflexion des architectes de la Renaissance qui avaient étudié avec grand soin le tissu urbain des cités de l’antiquité grecque et romaine.
La place publique a été magnifiée et utilisée comme un instrument de mise en ordre de la cité par les grands urbanistes qu’ont été le Baron Haussmann et Ildefons Cerdà qui ont, respectivement, réintroduit un nouveau rythme à même les anciennes trames urbaines de Paris ou de Barcelone. Chemin faisant, la Place de l’étoile ou l’Arc de Triomphe, à Paris, sont traités comme des points de mire, des nœuds permettant d’instiller une tension dynamique qui permet de capter les flux de circulation afin d’ouvrir des axes de perspective à travers un tissu urbain qui était devenu trop dense.
Mais, si le Baron Haussmann s’est servi des grands boulevards et des places publiques afin d’oxygéner le tissu urbain de Paris, il n’en demeure pas moins que les figures de la ville classique ont été conservées avec grand soin puisqu’elles représentaient la substantifique moelle d’une trame se déroulant de manière hélicoïdale autour de l’île de France.
La cité, c’est le regroupement des forces vives de la nation
Avant la cité, il y avait des bourgades et de petits villages qui regroupaient les maisons des … citoyens.
La maison, en latin, c’est la DOMUS et c’est un espace sacré qui permet à la famille d’évoluer en reprenant le legs des ancêtres. Et, il faut bien le souligner, si la muse inspire les poètes, les pénates sont les divinités représentées sous la forme de petites statuettes qui protègent l’intimité et la félicité de la maison ou domaine familiale. Lorsqu’une famille romaine était obligée de déménager, elle emportait avec elle ses pénates afin de leur construire une niche dans la nouvelle maison convoitée. D’où l’expression « déménager ses pénates ».
J’ai toujours adoré le très beau magazine DOMUS, presque un objet de culte pour les amoureux de design, lorsque j’étais assez fortuné pour m’en procurer un exemplaire ou si, d’office, une vieille édition usée se retrouvait entre mes mains tremblant de joie ! On y retrouvait, en feuilletant avec grands soins les pages de l’auguste publication, une représentation de l’architecture, du design ou du développement urbain qui était aussi vaste que généreuse, alliant la culture classique avec un vision prospective.
Le design, pour quoi faire ? J’y reviens, et que ma muse me pardonne d’être aussi prolixe et de m’étendre de la sorte sur ce beau sujet … on dirait que je n’ai rien écrit de ce genre depuis des lustres et des lunes !
Découvrant le bon vin, durant les années 60 et 70, les boomers, juste avant moi, prenaient conscience de l’importance de boire son café dans une belle tasse qui tient bien dans la main et de taquiner le petit cube de sucre en utilisant une mignonne cuillère à café. Tout en étant assis confortablement sur une chaise qui se trouve posée dans un petit coin de la cuisine, entourée de plantes et de meubles qui semblent dialoguer entre eux.
Parce que l’ART DOMESTIQUE – ou cette capacité de vivre en harmonie au cœur d’une habitation justement configurée – fait en sorte que vous êtes en mesure de vous retrouver avec vous-même et vos proches, surtout avec l’être aimé ( e ) … protégé ( e ) sous les combles d’une maison ou d’un espace de vie qui n’est pas un lieu concentrationnaire. Puisque VIVRE, c’est bien plus que SURVIVRE !
DOMUS – art de vivre
L’art de vivre, est-ce l’apanage d’une bourgeoisie cossue ou d’un aréopage d’esthètes prétentieux ? Que nenni. Si on mange pour survivre, l’art culinaire c’est l’art d’allier la survie avec le plaisir de vivre, histoire de dépasser notre animalité primaire afin d’être en mesure de nous mesurer aux dieux qui protègent nos destinées. Sri Aurobindo, un de mes principaux mentors spirituels, ne disait-il pas que :
Quand nous dépasserons l’humanité
Alors nous serons l’homme
L’animal fut une aide
L’animal est l’entrave …
Ainsi, « l’art de vivre » prend racine à partir de la maison, cet espace qui nous protège des intempéries et à partir duquel nous apprenons à nous préparer à une vie d’adulte qui ne devrait pas, dans un monde idéal, être consacrée à abattre des tâches d’esclaves soumis aux forces du marché et à l’appétit des ogres issus … des obédiences de la contrefaçon.
N’oublions jamais que les grands maîtres du design moderne, à l’instar de Johannes Itten, furent des initiés et qu’ils ont travaillé sur la matière afin d’en défier toutes les lois pour dépasser les cadres trop étroits d’une production de masse au service de la grande industrie.
Inspirés par les Shakers, eux-mêmes actifs au sein d’une congrégation spirituelle faisant grand cas de la SIMPLICITÉ VOLONTAIRE et d’une authentique spiritualité, les précurseurs de la modernité, à l’instar des Jean Prouvé ou des Frank Lloyd Wright, ont participé à une révolution consistant à remettre en cause notre façon de nous loger, de nous habiller, de vivre notre domesticité et de consommer … malheureusement, le marketing et la corruption endémique ont fait leur chemin à travers l’histoire afin de pervertir les fruits de cette révolution esthétique et culturelle. Le design est devenu un accessoire de MODE, tout juste bon à meubler l’intérieur d’une classe moyenne en voie de déclassement, incapable d’assumer le rapport entre une saine intimité et cette vie en société qui devrait, normalement, être autre chose que la « lutte de tous, contre tous ».
De l’art de vivre à la libération de nos potentialités
Le design – s’il procède d’un « art de vivre » hérité par cette tradition d’une domesticité qui est tout, sauf le lit d’un esclavage ou d’une succession d’habitudes délétères – consiste, d’abord et avant tout, en une RÉFLEXION sur la question de nos habitudes de vie face à nous-mêmes et en société.
Dans un contexte où l’environnement est, peut-être, un peu trop malmené par nos habitudes de production et où la vie en société se résume, trop souvent, à jouir d’une consommation effrénée afin d’oublier notre esclavage, le design semble être une approche, plus qu’une discipline. N’oublions pas que les alchimistes étaient un peu les ancêtres de nos designers actuels puisqu’ils s’efforçaient de percer les mystères de la nature afin d’alléger la matière et … de parvenir à la quintessence : cinquième essence par-delà les quatre éléments fondamentaux.
Distillant, carbonisant et triturant la matière, les alchimistes ne voulaient PAS produire de l’or à partir du plomb, mais bien plutôt percer les secrets de la matière afin de faire surgir la LUMIÈRE qui est vibration et harmonisation des fluides énergétiques primordiaux ! C’est ce que l’architecte Renzo Piano a compris lorsqu’il a travaillé sur l’adjonction au Kimbell Art Museum créé par Louis Kahn, au Texas. Son pavillon est un chef-d’œuvre d’intégration et de subtilité, tant les volumes et les méthodes constructives ont été travaillés. Ce travail sur une architecture de précision et de réflexion, utilise les technologies les plus avancées afin de faire dialoguer classicisme et contemporanéité. Un mariage bien plus que de raison :
Un musée bien pensé, érigé avec soin et intégré avec amour à son environnement nous permet d’y faire un temps d’arrêt bien mérité afin de nous ressourcer et de réapprendre à vivre au contact de la beauté sous toutes ses formes. Parce que la BEAUTÉ était la raison d’être des muses de l’antiquité, mères primordiales des ARTS florissants :
Ne l’oublions jamais : la beauté c’est une de nos raisons de vivre, avec la bonté, l’amour, la noblesse, le courage, l’intelligence du cœur et toutes ces facultés qui font de nous des êtres de lumière appelés à « quitter leurs habits de chair », pour se préparer à la « vie divine » dans le domaine des dieux. De nos jours, le design est devenu, trop souvent, un instrument d’abrutissement entre les mains des promoteurs immobiliers et de leurs complices à la tête de nos municipalités dévoyées. Un instrument, tout juste bon à produire des « saucisses » en carton-pâte ou en plastique, destinées à être jetées après avoir été consommées par l’appétit vorace et la cécité de nos contemporains en mal de vivre …
Revenons à ce premier point, évoqué lors de mon premier préambule un brin romanesque :
Mais, si le Baron Haussmann s’est servi des grands boulevards et des places publiques afin d’oxygéner le tissu urbain de Paris, il n’en demeure pas moins que les figures de la ville classique ont été conservées avec grand soin puisqu’elles représentaient la substantifique moelle d’une trame se déroulant de manière hélicoïdale autour de l’île de France.
Il s’agit, ici, d’un passage capiton, dans un contexte où il importe de mettre la table pour une véritable réflexion sur les tenants et les aboutissants de ce fameux … design.
Si les interventions du Baron Haussmann consistaient à élaguer un tissu urbain devenu trop touffu et pas assez aéré – en créant de grands boulevards connectés par de nouvelles places publiques grandioses –, elles n’auraient jamais eu de raison d’être si le Paris « classique » n’existait pas. Dont acte. Voilà, le temps d’une ellipse, un résumé assez succinct et concis de ce que devrait représenter, normalement, la pratique du design. On parle donc d’une pratique qui, à l’instar des métiers d’art, ne fait PAS tabula rasa en tentant de refaire le monde à chaque intervention ou de réinventer le bouton à quatre trous. La TRADITION fait le lit d’un PROGRÈS qui consiste en des interventions qui nous permettront d’évoluer, sans trop nous … dénaturer.
Le progrès est impossible sans la tradition
Ainsi, les Shakers et les Quakers, probablement influencés par la révolte des Luddites contre le capitalisme naissant, se sont réapproprié la philosophie des moines cisterciens qui présidait à la construction et à la fabrication d’artefacts SOBRES, UTILES et DURABLES. Cette philosophie monastique prônait – un millénaire avant l’arrivée de Mies Van der Rohe et consorts – une approche stylistique où l’ornementation et la recherche esthétique n’étaient pas ostentatoires, mais au service d’un ART DE VIVRE favorisant la prière, le recueillement et le travail collectif.
La beauté n’était pas absente des monastères du Moyen Âge; bien au contraire, elle percolait à travers une organisation monastique qui ambitionnait de reproduire, ici-bas, la « cité de Dieu ». Ainsi, tous les métiers d’art se sont donné la main pour produire des lieux de vie pleins de raffinement, sans tomber pour autant dans l’ostentation qui est devenue l’image de marque de nos cités décadentes. En outre, en plus des charpentiers, des sculpteurs de pierre, des fabricants de vitraux et des forgerons, une flopée d’artisans était venue prêter main-forte à cette grande équipée défiant tout ce que l’occident avait connu : jardiniers, apothicaires, mathématiciens, musiciens, astrologues, archivistes, scribes, etc. Le design, tel que nous le concevons, un millénaire plus tard, aura, sans doute, vu le jour dans le sillage de la grande épopée des monastères.
Améliorer nos cadres de vie
Récapitulons, donc : l’ordre monastique, qui est une règle de vie et un programme de transformation de la société, a permis à une pléiade de corps de métier de converger vers une vision ORGANIQUE et ORGANICISTE de l’art. De l’art de vivre. Et, c’est là que se trouve le point nodal du DESIGN, au sens où l’entendent les historiens de l’art. Le design, dans l’optique des précurseurs de la MODERNITÉ, consiste en une PRATIQUE, réunissant plusieurs ARTS – qui table sur les progrès technologiques, mais aussi la tradition des métiers d’art – et qui a pour but d’améliorer la condition humaine au quotidien.
Ainsi donc, le design – qui est une sorte de métamorphose du terme dessin, alliant conception et préparation des devis – s’est donné pour mandat ultime le grand rêve d’associer production industrielle et métiers d’art afin d’introduire la beauté, la durabilité, la fonctionnalité et l’ergonomie auprès du plus grand nombre. Bien des débats ont eu lieu, dans le sillage de la révolte des Luddites et de la naissance des Arts and Craft, au milieu du XIXe siècle, afin de préciser le rôle et les destinées du design. Cette pratique devrait, dans un monde idéal, harnacher la puissance industrielle afin d’ennoblir les « objets de consommation » qui n’ont été, trop souvent depuis deux siècles, que les faire-valoir d’un capitalisme débridé et sans vergogne.
Pour une consommation plus intelligente
Et, le pari des designers qui était d’instiller créativité et humanisme au sein de l’industrialisation du bâtiment et des artefacts de la vie quotidienne a été, en partie, remporté. Puisque, depuis l’époque de nos arrières grands-parents, bien des artefacts et des outils sont venus à notre rescousse afin d’alléger notre survie : de la machine à laver au robot culinaire, en passant par la machine à espresso ou l’aspirateur, une quantité incroyable d’équipements et de gadgets s’est insérée au cœur de notre quotidien. Nos lieux de vie sont, bien souvent, mieux ventilés et chauffés, isolés et configurés et le décor de notre quotidien peut être changé à volonté, moyennant quelques économies et un peu de débrouillardise.
Malheureusement, trop nombreux sont les objets et équipements venus meubler notre intérieur qui ne nous servent à pas grand-chose et … qui n’embellissent même pas notre cadre de vie.
Ainsi, grâce à l’obsolescence programmée, aux diktats des modes et à la délocalisation à outrance des centres de production, le grand capitalisme industriel et le marketing, son allié mortifère, font en sorte que nos habitats font penser à des conteneurs remplis de bricoles laides qui ne servent à rien. Nous sommes incapables de fabriquer, de réparer ou de réutiliser la majeure partie des objets de consommation qu’on nous vend. Nous avons, ni le temps, ni l’espace, afin de jardiner, d’élever des animaux de basse-cour, de tailler des arbres fruitiers ou de fabriquer une partie de nos artefacts domestiques. Nous sommes DOMESTIQUÉS à outrance par des habitudes de travail et de consommation qui font de nous, trop souvent, des zombies blasés et sans la moindre créativité.
Nous nous contentons de consommer la « créativité des autres » …
Créativité, de quoi parle-t-on ? « Pouvoir de création, d’invention », nous dit Le Petit Robert. Mais encore ? Être créatif suppose, dans mon livre à moi, d’avoir assez de culture de base afin d’être en mesure de se réapproprier son cadre de vie pour y insuffler des changements susceptibles d’en améliorer les tenants et les aboutissants. Améliorer quoi et pourquoi faire ? Bien, pardieu, améliorer notre confort, notre capacité à abattre nos tâches quotidiennes, notre rapport au monde dans un contexte où VIVRE en société c’est beaucoup plus qu’une simple histoire de survie animale.
D’où cette idée d’un « art de vivre » qui devrait bien plus s’inspirer de la vie monastique que des fantasmes d’une petite bourgeoisie qui consomme à outrance afin d’oublier son sentiment de vacuité. Mais, dans un monde où nos collectivités se sont délitées, à force de subir la pression du grand capital apatride – et où l’individualisme règne en maître – il va sans dire que nous avons tendance à perdre le fil concernant la finalité de notre existence.
Nous temporisons et consommons à outrance, histoire d’oublier que nous n’avons plus grand-chose à dire sur notre MODE D’EXISTENCE et la liberté d’épouser des MODES éphémères est devenu notre faire-valoir, cette fuite en avant qui ne semble pas disposée à s’arrêter.
Ayant peu de prise sur l’organisation de notre domesticité immédiate
Anciennement, jusqu’à la fin du XIXe siècle, le plus grand nombre produisait une partie de ses objets de consommation, même sa propre nourriture. Les gens étaient, dans une certaine mesure, « autosuffisants » et avaient une réelle prise sur leur cadre de vie respectif. Sauf que le confort – et une certaine liberté dans le choix des accessoires qui meublent un intérieur – était l’apanage des classes supérieures. Le commun des mortels était obligé de couper son propre bois pour se chauffer, de raccommoder ses chaussons, de réparer ou, même, de fabriquer une bonne partie des objets usuels et de faire pousser ses propres légumes. La vie était frugale, voire fruste et dure, mais nos ancêtres avaient leur mot à dire à propos de l’organisation d’une domesticité qui n’avait toujours pas été conquise par le grand capital. Et, en dehors des périodes de guerre, les hommes et les femmes travaillaient plus souvent qu’on l’imagine ensemble au sein du même atelier, de la même fabrique ou de l’entreprise commerciale ou de la ferme familiale.
Si, le design, depuis un siècle et demi environ, nous a permis d’alléger les tâches domestiques, d’acquérir des objets et des dispositifs qui nous procurent un certain confort, il n’en demeure pas moins que nous consommons, trop souvent, de manière effrénée et que nous sommes devenus aliénés par une machination production-marketing-consommation qui est proprement infernale.
Ne l’oublions pas, la domesticité c’est l’art d’organiser notre maison – DOMUS – en fonction de nos besoins familiaux et de notre culture respective. Et, par-delà la survie et le confort, il ne faut pas oublier que c’est l’ART DE VIVRE qui nous pousse à raffiner nos lieux de vie et nos manières de nous comporter. Le design c’est, avant la production d’objets et de dispositifs utilitaires et esthétiques, l’organisation de l’habitation, des places publiques, des voies de circulation et des fonctions d’une cité qui devrait, idéalement, favoriser, outre l’interdépendance, l’épanouissement de tous. Voilà pourquoi je suis fasciné par les monastères du Moyen-Âge et les cités du Renacimiento entre le 14e et le 16e siècle.
La beauté au service de l’élévation du genre humain
Frank Lloyd Wright s’était penché sur cette question de l’aliénation urbaine, il y a presque un siècle, afin de prôner un éparpillement suburbain qui a, hélas, accéléré l’étalement urbain et la destruction des anciens milieux mitoyens entre la cité et la campagne du campagnol … n’empêche que sa réflexion est toujours pertinente de nos jours.
Dans un article, consacré à l’essai The Disappearing City, de Wright, je soulignais que
l’urbanité, malgré bien des théories et des expérimentations, désigne les conditions de vie des citoyens concentrés à l’intérieur d’espaces qui finissent par rétrécir par la force des choses. Les urbanistes, censés être les médecins de la cité, ne sont, dans les faits, que les gestionnaires de l’organisation spatiale (cadastres et autres mesures d’évaluation de la propriété foncière) confrontée aux activités de la spéculation immobilière. C’est ce qui explique pourquoi ces derniers ont longtemps été détestés par les architectes, eux qui s’occupent de l’aménagement des cités.
Les départements d’aménagement font – sauf avis contraire – toujours partie des facultés d’architecture. Il est amusant de voir que certains technocrates auront mis sur pied des cursus dédiés au design urbain, sorte de matière hybride à mi-chemin entre l’architecture et l’urbanisme.
De nos jours, l’expression développement urbain est sur toutes les lèvres et constitue un immense fourre-tout qui permet à la mystification de se perpétuer. Un peu comme si les édiles (ceux qui sont élus par les « cochons de payeurs ») jouissaient du privilège de concevoir la transformation de la cité. Tout cela est digne d’une triste légende urbaine, alors que les banques et leurs affidés sont les seuls intervenants à présider aux destinées de cette cité dévoyée.
La cité, c’est le regroupement des forces vives de la nation
Revenons, ici, sur un passage de la première partie de ma communication :
La maison, en latin, c’est la DOMUS et c’est un espace sacré qui permet à la famille d’évoluer en reprenant le legs des ancêtres. Et, il faut bien le souligner, si la muse inspire les poètes, les pénates sont les divinités représentées sous la forme de petites statuettes qui protègent l’intimité et la félicité de la maison ou domaine familiale. Lorsqu’une famille romaine était obligée de déménager, elle emportait avec elle ses pénates afin de leur construire une niche dans la nouvelle maison convoitée. D’où l’expression « déménager ses pénates ».
Il faut être capable de comprendre que l’architecture c’est l’art majeur d’organiser la cité : de l’humble habitation jusqu’au musée, en passant par un jardin botanique et une multitude de places civiques. Vitruve, dans son célèbre traité De architectura, insiste sur l’importance de bien sélectionner l’emplacement d’un hameau ou d’un petit village qui pourra être appelé à s’agrandir. Outre l’emplacement, il y a l’orientation des bâtiments face aux cours d’eau, à l’ensoleillement ou en fonction du passage des vents. Une cité c’est comme une partition avec la ligne mélodique principale – l’organisation des circulations en rapport avec les places publiques – et les autres lignes qui s’adressent à des chanteurs ou des musiciens qui s’activent dans un registre différent, mais complémentaire.
Anciennement, il y avait le quartier des boulangers, celui des tanneurs ou des cordonniers, un autre pour les ferronniers et les artisans des métaux, et ainsi de suite. Et, il y avait, presque toujours, une place principale avec son hôtel de ville, son église principale, les résidences des notables ou quelques palais. Il pouvait y avoir des fortifications et des tours, des ponts enjambant un cours d’eau et d’autres ouvrages d’art servant à favoriser les contacts entre « rats des villes et rats des champs ».
L’étalement urbain provoqué par la post-industrialisation et la multiplication des automobiles a été l’équivalent d’un arrêt de mort pour la cité au sens classique et … éternel. L’architecture et l’urbanisme ont été corrompus par l’appât du gain et leur aspect artistique a été délaissé au profit d’une fonction techniciste et mercantiliste. Il subsiste, bien sûr, quelques bâtiments et lieux publics qui sont fonctionnels et frappent l’imagination au niveau de l’élégance de la réalisation. Mais, ça demeure l’exception. Pourquoi les villes du « vieux continent » sont-elles si belles et dépassent de beaucoup nos grandes cités bétonnées nord-américaines ? C’est simple, cessons de couper les cheveux en quatre : Florence, Perpignan ou Cracovie n’ont pas été conçues pour la voiture et il faut écouter ce que nous dit feu l’architecte montréalais Luc Laporte à ce sujet !
En effet, VIVRE, c’est bien plus que SURVIVRE !
De l’art de vivre comme source de libération
Le design – s’il procède d’un « art de vivre » hérité par cette tradition d’une domesticité qui est tout, sauf le lit d’un esclavage ou d’une succession d’habitudes délétères – consiste, d’abord et avant tout, en une RÉFLEXION sur la question de nos habitudes de vie face à nous-mêmes et en société. Dans un contexte où notre société de consommation postmoderne est malade et où une solide crise économique nous pend au bout du nez, il faudrait avoir le courage de revenir sur les fondamentaux d’un design qui devrait être un ART avant toute chose. Un art au service de … l’ « art de vivre », c’est-à-dire d’une philosophie de vie qui prône la libération du genre humain via son élévation spirituelle.
Les précurseurs du design contemporain, issus d’écoles de pensée aussi différentes que les Préraphaélites, au milieu du XIXe siècle, ou que le Bauhaus des années 1930, avaient tous été influencés par une certaine quête mystique ou par des pratiques ayant un lien avec l’alchimie. « LESS IS MORE », est un slogan, non seulement inspiré par l’art cénobitique, mais qui trahit la pensée des grands alchimistes : à savoir qu’il faut travailler sur l’effacement de la matière afin d’avoir accès à la lumière et aux fréquences énergétiques supérieures. Ce qui a été démontré par la physique quantique actuelle.
Les alchimistes ont formé plusieurs disciples qui ont prêté main-forte aux bâtisseurs de cathédrales et bon nombre de découvertes surgies des entrailles du Moyen-Âge ont été tributaires de l’acharnement de ces derniers. Leonardo Da Vinci était, sans conteste, un initié versé dans les arts majeurs de l’alchimie et les savoirs hermétiques. Leonardo, en effet, a œuvré toute sa vie sur l’étude du corps humain en relation avec son environnement bâti et, in extenso, sur le rayonnement d’une ville promue à de hautes destinées. Si les palais des notables italiens de la Renaissance regorgeaient de beauté et de trésors d’ingéniosité, témoignant du travail à l’unisson de tous les corps de métier, on ne peut pas en dire autant des immeubles à condominium des nouveaux parvenus qui polluent le centre-ville des cités occidentales.
Bien sûr qu’on ne reviendra pas à cette époque et que le temps emporte tout dans sa course … mais, nous pouvons retenir de l’expérience du cloître médiéval et de la cité de la Renaissance italienne une leçon magistrale en matière d’architecture et de design. La fonction et l’esthétique ne devraient jamais être en opposition, à l’instar des principes féminins et masculins, la reine et le roi, qui forment le couple alchimique primordial. La beauté ne sert à rien si elle n’est qu’accessoire et elle mène, alors, invariablement à une vanité qui débouche sur la mort dans son plus simple appareil.
Qui plus est, des objets et des environnements fonctionnels, sans beauté, ne peuvent que favoriser un environnement concentrationnaire qui transforme les humains en automates et les prive de la joie d’exulter au contact des arts sous toutes leurs formes.
Finalement, le design comme vecteur d’un art de vivre
J’estime que, trop souvent, les promoteurs du design en font un instrument de convoitise et manipulent ce fameux concept de « valeur ajoutée » pour nous faire prendre les vessies pour des lanternes. C’est exactement comme dans le cas de la gastronomie, par exemple, alors qu’on nous vante, à longueur de journée, le savoir-faire des grandes toques qui ouvrent des 3 étoiles à travers le monde, dans un contexte où le commun des mortels n’a même plus les moyens de se mitonner deux repas passables quelque part au cœur d’une journée qui a été privée de tous ses anciens rituels.
On nous propose d’aller prendre du repos dans des spas qui facturent 1200 $ pour un week-end qui vous donnera l’illusion de reprendre vos forces dans un confort douillet pour parvenu … au même moment, les journalistes des médias complices font la promotion de la simplicité volontaire et d’un mode de vie en relation avec son environnement. Allez chercher l’erreur ! On agite le design comme un chiffon rouge devant un taureau afin de faire saliver le chaland en lui promettant une existence de vedette américaine : boire de grands crus; se payer des tenues extravagantes et rénover sa salle de bain à coup de dizaines de milliers de dollars alors qu’on a de la difficulté à nourrir une petite famille de trois ou de quatre … tout le reste est à l’avenant !
S’il est vrai que la fortune de certains permet aux designers et architectes de se faire la main et de pouvoir se dépasser dans leur pratique, il n’en demeure pas moins que nos environnements domiciliaires, de travail ou autres sont malsains, parce que mal conçus et dépourvus de beauté au sens noble et vrai.
Alors, voilà donc posée ma première pierre sur ce chantier de réflexion concernant la mission du design au sens large et dans une optique de prise de conscience véritable. Est-ce une vision trop idéaliste ou élitiste ? Je ne crois pas. C’est en travaillant sur mon beau sujet que j’ai réalisé combien il est important de comprendre l’essence d’un art, d’une pratique ou d’un métier avant de pouvoir s’engager sur le chemin d’une réflexion prospective.
Patrice-Hans Perrier
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Source : Lire l'article complet par Le Saker Francophone
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