Parmi les analyses qui portent sur les relations entre la Russie et l’Occident, une interprétation fréquente consiste à dire que l’acharnement mortifère de l’OTAN contre la Russie relève avant tout d’une déplorable erreur de calcul. En un mot, elle aurait eu pour effet pervers de repousser ce grand pays vers son espace asiatique et extrême-oriental, alors même qu’il ne demandait pas mieux, au lendemain de la chute de l’URSS, que de coopérer avec l’Ouest.
Autrement dit, la Russie avait l’ardent désir de rejoindre le concert des nations européennes, et c’est la politique à courte vue des Occidentaux qui l’en a empêchée, à son grand regret, tant était puissant le courant pro-occidental qui emportait le pays depuis le changement de régime survenu en 1991. Mais ce n’est pas tout. Les tenants de cette analyse estiment généralement, avec un dépit non dissimulé, que cette erreur stratégique a privé l’Occident d’un allié de poids face à la montée inexorable d’une puissance chinoise plus menaçante que jamais.
Je ne partage pas cette vision des choses, et pour deux raisons.
D’abord, parce que la Russie de Vladimir Poutine ne s’est jamais fait d’illusion sur la capacité des Occidentaux à tolérer un autre pôle de puissance, concurrent du leur, susceptible de peser un tant soit peu dans l’espace européen. Que Moscou ait fait preuve d’une interminable patience face aux violations répétées, par les Occidentaux, des engagements pris auprès de Mikhaïl Gorbatchev en 1991, ne signifie pas que les dirigeants russes, à partir de l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine, aient nourri le moindre espoir de voir la Russie reconnue et respectée par ses « partenaires ».
De ce point de vue, l’incroyable forfaiture du bombardement de la Serbie sous de faux prétextes humanitaires, en 1999, avait eu des vertus pédagogiques suffisantes. Déniaisant au passage les libéraux et autres pro-occidentaux les plus candides, elle eut tôt fait de convaincre la grande majorité des Russes quant à la véritable nature du « partenariat » avec l’Occident. Car cette agression illégale fit la démonstration qu’un pays européen pouvait subir de la part de l’OTAN les mêmes violences que celles que l’hyperpuissance étasunienne, dans l’atmosphère apocalyptique du « moment unipolaire », infligeait sans états d’âmes aux nations souveraines du Moyen-Orient.
La deuxième raison pour laquelle la vision des relations russo-occidentales précitée me paraît faire fausse route, c’est qu’elle s’adosse à cette montagne de préjugés sur la Chine qui la décrivent comme « conquérante », « dominatrice », « expansionniste », et puis tant qu’on y est, « impérialiste ». Or aucun de ces qualificatifs ne s’applique sérieusement à ce pays. Comme le montre son histoire la plus ancienne, du moins pour ceux qui la connaissent, et comme l’illustre tous les jours son insertion pacifique dans un monde globalisé, la Chine n’a aucune ambition impérialiste. Elle ne cherche pas à repeindre le monde aux couleurs chinoises, mais à développer son économie en faisant des affaires avec ceux qui y trouvent aussi leur intérêt. Contrairement à Washington, Pékin ne s’immisce pas dans les affaires intérieures des autres pays, ne fait la guerre à personne et ne manipule pas d’organisations terroristes pour semer le chaos.
A l’opposé de l’auto-aveuglement occidental sur la nature même de la puissance chinoise, il est frappant de constater la compréhension de cette profonde réalité géopolitique par la Russie. En raison de sa proximité géographique et d’une expérience du passé mûrement réfléchie, elle sait bien que le géant chinois est surtout soucieux de son développement économique et de son expansion commerciale, et que de telles préoccupations n’inclinent pas particulièrement à vouloir imposer son propre agenda à ses innombrables partenaires, et encore moins à utiliser la force armée pour convertir le reste du monde. La Russie et la Chine ne sont pas seulement complémentaires sur le plan économique. Elles partagent la vision d’une monde multipolaire où ceux qui se prenaient pour les maîtres du monde vont avoir du fil à retordre. Refuser de le voir, c’est se condamner à ne rien comprendre au monde contemporain.
Il va falloir que les Occidentaux se fassent une raison : en réalité, la Russie n’avait, n’a et n’aura jamais l’occasion de fournir à un Occident dont elle partagerait, paraît-il, les sacro-saintes valeurs, une sorte de bouclier ou de zone-tampon entre le monde prétendument libre et la puissance montante asiatique. Les jeux sont faits, et depuis longtemps : la Russie et la Chine sont des partenaires fiables parce qu’ils savent ce qu’ils veulent, et il se trouve qu’ils veulent à peu près la même chose. A cet égard, les Européens, et les Français au premier chef, seraient bien inspirés de reprendre le flambeau du général De Gaulle qui avait su, en 1964, reconnaître la République populaire de Chine, puis s’était rendu à Moscou, en 1966, pour jeter un grain de sable dans la machinerie bien huilée de la guerre froide et de l’affrontement des blocs. Un tel héritage vaut mille fois plus que le plus sophistiqué des scénarios rétroactifs.
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