La guerre qui cache son jeu

La guerre qui cache son jeu

La guerre qui cache son jeu

• Il y a beaucoup d’interprétation du déroulement doctrinal et stratégique de la guerre en ‘Ukrisis’, autant que de simulacres. • Voyons celle du lieutenant-colonel Jack Heslin, un ancien de la guerre du Vietnam.

On donne ici la parole à un correspondant extérieur du site ‘TheDuran’, le lieutenant-colonel Jack Heslin, avec plus de vingt ans dans l’U.S. Army, dont deux tours opérationnels sur hélicoptères de combat au Vietnam, avec un diplôme de commandement et d’état-major du Naval War College , avec diverses médailles. (Comme civil, Heslin a également un parcours intéressant. Il a été professeur de sociologie, il a fondé une société d’aide à l’intégration de l’informatique et publié deux livres sur ses déploiements au Vietnam, ainsi qu’un site sur la bataille de Kontum, en 1971, à la frontière entre le Vietnam et le Cambodge [‘thebattleofKontum.com’].)

C’est à partir de sa perspective d’officier activement engagé dans les combats au Vietnam que Heslin donne une analyse très complète de sa perception de la guerre russe en Ukraine , – sous le titre de « Nous n’avons jamais vu cela auparavant ». Sa référence principale est l’emploi des armes air-sol, non guidées et guidées, par les USA, l’USAF essentiellement, au Vietnam durant les campagnes de 1972 (‘Linebacker’ I et II, pour venir en aide au Sud-Vietnam confronté à une offensive du Nord en mars 1972, par le seul moyen de la force aérienne).

Heslin mentionne deux phases, deux tactiques différentes, justement ‘Linebacker’ I et II.

• Durant ‘Linebacker’ I (avril-octobre 1972), les premières armes guidées de précision (“bombes intelligentes”, ou PGM pour ‘Precision-Guided Munitions’) furent employées avec un grand succès, notamment contre des infrastructures. Plus de 800 attaques et plus de 30 avions US perdus pendant trois ans contre le pont Paul-Doumer à Hanoï n’avaient rien donné ; une seule attaque de quatre F-4 avec des PGM à guidage-laser réussit à couper une des arches du pont. Néanmoins, ces attaques restèrent limitées en nombre, et surtout ponctuelles, c’est-à-dire ne prenant pas l’allure d’une offensive coordonnée.

• Durant ‘Linebacker’ II (18-31 décembre 1972), une campagne de saturation, selon la technique du “tapis de bombes”, sur Hanoï vit l’engagement de près d’une centaine de B-52 (B-52D à Guam et B-52G en Thaïlande) avec des bombes inertes de 250 kilos (118 pour un seul B-52D), avec plus de 800 sorties. Les destructions du fait de la défense anti-aérienne furent considérables et au moins 18 B-52 furent abattus (plus de 30 selon les Nord-Vietnamiens), ce qui faillit conduire à l’arrêt de l’attaque au bout de quatre jours (ensuite, les Nord-Vietnamiens furent à court de missiles). Le résultat politique de cette terrible pression exercée sur le Nord-Vietnam, avec plus de 1 500 civils tués en dix jours [deux jours d'interruption pour Noël], fut le redémarrage des pourparlers de paix à Paris, dans des conditions voulues par Kissinger et critiquées par certains aux USA (« Les Nord-Vietnamiens ont accepté les concessions qu’ils nous avaient arrachées », dit joliment un général de l’USAF).

Ensuite, les PGM furent utilisées d’une façon plus systématique et organisée en 1990-1991 lors de la première Guerre du Golfe (si elles comptèrent pour 25% des dégâts causés, elles ne comptèrent que pour 9% des tirs), puis des guerres qui suivirent. L’attaque contre l’Irak de 2003 est exemplaire : elle relève de la doctrine dite “Shock & Awe” de Harlan K. Ullman, qui représente selon nous la concrétisation militaire de la ‘politiqueSystème’. Les PGM furent utilisées, certes avec précision, mais dans le cadre d’une offensive de terrorisation qui n’épargnait aucun objectif dès lors qu’il se trouvait, civil ou militaire, dans la zone “à traiter”. Au reste, les développements des PGM du côté US, s’ils furent réels du point de vue technologique (‘updatings’ constants), ne suscitèrent pas beaucoup de nouveaux programmes. Le fameux missile de croisière ‘Tomahawk’, ou les missiles antiradars AGM-88 HAMR, datent des années 1970, – comme les avions F-15, F-16 et F-18 d’ailleurs. Il est évident que les “guerres de choix” contre des pays militairement faibles n’inclinèrent guère le Pentagone à des révolutions doctrinale et conceptuelles dans le domaine de la guerre conventionnelle de haut niveau.

C’est tout le contraire avec les Russes, constate Heslin dans l’analyse qu’il donne de la guerre en Ukraine, surtout depuis octobre et les frappes massives mais très précises contre des systèmes essentiels du fonctionnement de la vie économique. Il le constate selon sa propre évaluation, en enterrant au passage deux grands sujets de polémique qui sont également deux très-grands exercices de simulacre : le nombre de missiles dont dispose la Russie, en réserve et en production, puisqu’on nous annonce depuis le début mars qu’ils sont à court de missiles ; le nombre de victimes civiles de ces attaques, très bas selon Heslin, et essentiellement  dues au fait des chutes des missiles sol-air (anti-missiles) ratant leur cible et retombant en aveugle (comme le S-300 tombé en Pologne)…

« Ce qui est différent dans ce conflit, c'est qu'au lieu d'attaquer les centres urbains ukrainiens avec des frappes massives d’artillerie et un grand nombre de missions de bombardement utilisant des bombes inertes en chute libre, nous voyons l'armée russe utiliser un grand nombre de missiles guidés de précision très puissants et à longue portée pour frapper “chirurgicalement” l’infrastructure énergétique et les systèmes de transport de l'Ukraine. Contrairement aux conflits précédents, les Russes ont pu éviter de faire des victimes civiles en masse ou de détruire sans discernement des bâtiments sans valeur militaire.  Il existe des preuves que le nombre relativement faible de victimes civiles est probablement dû à la chute au sol de missiles de défense anti-aérienne de l'armée ukrainienne qui ont manqué leur cible face aux missiles russes. Il est clair pour quiconque observe la situation que si les Russes voulaient détruire les centres urbains de l'Ukraine, ils auraient pu le faire dès le début du conflit. »

En un sens, l’on pourrait dire que la fameuse phrase du Général Curtis LeMay, poète bien connu proposant en 1965 de « ramener le Vietnam à l’âge de pierre » par la destruction systématique des constructions et des populations civiles en plus du potentiel militaire, – c’est-à-dire du “tout de tout” comme il le fit lui-même contre le Japon en 1944-1945, – est rencontrée, mais avec quelques subtilités d’un poids considérable… Une autre forme de poésie, si l’on veut.

Ce que les Russes tenteraient de faire selon la description qu’en fait le lieutenant-colonel Heslin, c’est de désintégrer peu à peu toutes les structures de force (énergie, transport, etc.) qui assurent le bon fonctionnement de la modernité puisque ces structures en sont, depuis l’invention en 1784 de la machine à vapeur (le “déchaînement de la Matière”), le moteur économique essentiel. C’est une autre façon de ramener l’Ukraine, – pas vraiment “à l’âge de pierre”, mais à l’âge d’avant la modernité.

Cette stratégie a ainsi des aspects culturels puisqu’elle combat la modernité, pourrait-on dire par antithèse, nécessairement au profit de la tradition. De même, la doctrine US dite “Shock & Awe” correspond-elle parfaitement à la culture de l’américanisme, et évidemment de la modernité, de la table rase, de la destruction totale pour faire naître un monde nouveau, – exactement comme l’Amérique elle-même se voit dans l’interruption de l’histoire que constitue sa fondation. Bien entendu, Heslin ni nous-mêmes d’ailleurs, nous ne disons pas que c’est le véritable but recherché mais simplement que “tout se passe comme si…”

Remarque de PhG-Bis : « On retrouve là encore l’habituelle lubie-vision de PhG à propos de “forces supérieures” suscitant et orientant nos actions dans des sens spécifiques que nous ne percevons pas nécessairement. Ces “forces supérieures” auraient alors des conceptions stratégiques originales, sinon très audacieuses. Il faudra en parler au ‘Camp du Bien’, qui doit certainement entretenir une secrète admiration pour le Général LeMay. »

Si l’on veut s’aventurer encore plus avant dans une réflexion symbolique, on dira que l’on se trouve là devant deux stratégies qui répondent à des tendances culturelles fondamentales absolument antagonistes. Ce fait constitue une occurrence à la fois extraordinaire (correspondance entre les stratégies et leurs outils technologiques, et les cultures), et tout à fait logique par ailleurs (la culture engendrant la capacité d’invention et de production des technologies et des outils des technologies, peut décider d’en user pour détruire le produit de cette capacité). Le paradoxe est que la destruction des structures économiques de la modernité n’est possible que si l’on possède des outils technologiques produits par la modernité, permettant la précision de cette destruction ; et cela serait, dans cette lecture symbolique qu’on en fait, le cas de l’acteur qui favorise la tradition (la Russie) et s’oppose absolument, en principe bien sûr, à la modernité et à ses outils technologiques.

… Donc, voici le texte du lieutenant-colonel Heslin, – membre à vie de la Vietnam Helicopter Pilots Association VHPA, de la VFW et de la Distinguished Flying Cross Society, – sur le site ‘TheDuran.comle 26 novembre 2022.

dde.org

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Nous n’avons jamais vu cela auparavant

Entre le milieu et la fin du mois de décembre 1972, le président Richard Nixon autorisa l'armée de l'air américaine à attaquer le Nord-Vietnam par des frappes aériennes massives de B-52. Depuis la guerre de Corée et la Seconde Guerre mondiale, l'Amérique n'avait jamais utilisé de telles frappes, souvent appelées “bombardements en tapis”, contre les centres urbains de ses ennemis. Ces bombardements de non-précision étaient conçus pour infliger des dommages massifs à une vaste zone telle que les centres urbains. Les bombes “inertes” devaient être utilisées en quantité massive pour assurer la destruction des cibles. La destruction physique, ainsi que la terreur associée à ces frappes, produisirent l’effet désiré et, dans le cas de la guerre du Vietnam, les Nord-Vietnamiens retournèrent à la table des négociations à Paris et un accord fut signé pour mettre fin à la guerre en janvier 1973.

La guerre du Vietnam a vu l'introduction de munitions guidées de précision (PGM) telles que les missiles antichars TOW (Tube-launched, optically tracked, Wire-guided).  À la fin de la guerre du Viêt Nam, des “bombes intelligentes” guidées par laser furent utilisées pour détruire des cibles ponctuelles telles que des ponts, et elles se montrèrent beaucoup plus efficaces que les bombes inertes à chute libre.

Comme je l'ai indiqué dans un article précédent, les deux guerres du Golfe ont été des exemples classiques de l'utilisation omniprésente des PGM par l'Amérique et elles ont produit des tirs très efficaces pour vaincre des forces numériquement supérieures très rapidement avec des pertes minimales. Toutefois, la plupart des PGM utilisées par l'armée américaine étaient des missiles ou des bombes lancés par des avions.

Ce qui est différent dans ce conflit [de l’Ukraine], c'est qu'au lieu d'attaquer les centres urbains ukrainiens avec des frappes massives d'artillerie et un grand nombre de missions de bombardement utilisant des bombes inertes en chute libre, nous voyons l'armée russe utiliser un grand nombre de missiles guidés de précision très puissants et à longue portée pour frapper “chirurgicalement” l'infrastructure énergétique et les systèmes de transport de l'Ukraine. Contrairement aux conflits précédents, les Russes ont pu éviter de faire des victimes civiles en masse ou de détruire sans discernement des bâtiments sans valeur militaire.  Il existe des preuves que le nombre relativement faible de victimes civiles est probablement dû à la chute au sol de missiles de défense anti-aérienne de l'armée ukrainienne qui ont manqué leur cible face aux missiles russes. Il est clair pour quiconque observe la situation que si les Russes voulaient détruire les centres urbains de l'Ukraine, ils auraient pu le faire dès le début du conflit.

Alors que nous observons le déroulement de la partie finale de ce conflit, la destruction des forces militaires de l'Ukraine et de l'OTAN, associée à la destruction de l'infrastructure énergétique et de transport de l'Ukraine, crée une situation intolérable en Ukraine qui entraînera probablement l'effondrement du tissu social de l'Ukraine. Comme cela a été mentionné à de nombreuses reprises sur ce site ‘TheDuran’, les conséquences réelles de ces frappes contre l'infrastructure ukrainienne entraîneront très probablement des déplacements massifs de population, les citoyens ukrainiens cherchant refuge dans les pays européens. Ce “tsunami” de réfugiés à grande échelle en Europe mettra à rude épreuve l’infrastructure et le tissu social des pays de l’UE au-delà du point de rupture.

Il semble que les forces de l'Ukraine et de l’OTAN n’aient pas la capacité technique d’arrêter efficacement l’avalanche d’armes à sous-munitions très puissantes qui frappent désormais régulièrement des cibles en Ukraine. Il ne semble pas que cette capacité, actuellement démontrée par l'armée russe, ait été anticipée par les puissances occidentales et pourrait représenter un niveau d'opérations de combat que les armées occidentales ne peuvent pas égaler. Dans le conflit actuel, la Russie n’a pas besoin du feu massif que produiraient les armes nucléaires pour vaincre les forces de l’Ukraine et de l’OTAN, même s’il est clair que si elle devait augmenter la portée et la puissance de ses armes, elle pourrait le faire. Nous espérons tous que ce conflit prendra fin avant que le monde ne soit confronté à une destruction d’une ampleur inimaginable.

Jack Heslin

Source: Lire l'article complet de Dedefensa.org

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