BRÉSIL – Une guerre chimique contre les communautés

BRÉSIL – Une guerre chimique contre les communautés

L’avancée de l’agrobusiness au Brésil a des conséquences directes sur les communautés rurales et les petits producteurs du fait de l’appropriation des terres. Mais elle a aussi d’autres effets « collatéraux » qui tendent à renforcer son hégémonie : l’épandage massif, souvent aérien, de pesticides toxiques rend difficiles la vie et la production sur les parcelles encore détenues par les communautés rurales [1]. Les autrices, Amanda Costa et Andressa Zumpano sont membres du secteur de communication du Secrétariat national de la Commission pastorale de la terre (CPT) et du Collectif de communication pastorale du monde rural. Ce texte est paru dans le numéro 250 de la revue Pastoral da terra (avril-juin 2021) publiée par la CPT.


Dans les États du Goiás et du Maranhão, les paysans et les travailleurs de l’agrobusiness sont intoxiqués par l’épandage de produits toxiques. Certains pensent qu’il s’agit là d’une stratégie pour expulser les communautés rurales.

Vues de très haut, les barraques en terre sèche peuvent être presque invisibles. Elles occupent seulement une étroite bande de terrain au milieu d’une immensité de tons d’un vert uniforme et de marrons grisâtres. Des routes d’asphalte et de terre relient ce paysage vert et marron aux centres urbains du sud du Goiás. Ce premier point de vue nous laisse déjà deviner ce que l’on découvre maintenant au niveau du sol : cernés par les grandes exploitations, des rêves résistent encore.

« Je pense que c’est vraiment le rêve qui encourage les gens à persévérer ». La phrase est prononcée par la voix tremblante et émouvante de Camila, une jeune sans-terre du campement Leonir Orback à Santa Helena de Goiás. Ses yeux qui se mettent à briller pendant qu’elle parle, semblent eux aussi fatigués pour son jeune âge. Ils révèlent cependant la résistance collective contre toutes les sortes d’expulsion utilisées par l’agrobusiness, aggravées récemment par le recours systématique aux produits chimiques. Séparées des plantations de soja et de canne à sucre par une simple clôture de grillage, 200 familles luttent pour produire et survivre.

Selon les chiffres de la Compagnie nationale d’approvisionnement (CONAB), l’État du Goiás est le quatrième producteur de céréales du pays et, entre 2021 et 2022, il deviendra le deuxième producteur national de canne à sucre. En contraste avec ces chiffres records et les déclarations de l’État sur le classement des grandes propriétés, la réalité s’impose et menace les familles des agriculteurs et agricultrices : au début de cette année quatre personnes du campement ont dû recourir à un médecin pour cause d’intoxication par les produits chimiques répandus par avions pour traiter une plantation de soja.

Une des personnes du campement qui s’est adressée à une unité de santé a raconté qu’au moins huit personnes ont fait état de maux de tête et de nausées, mais, en raison de la pandémie elles ont hésité à rechercher une aide médicale et ont préféré se soigner chez elles. Elle ajoute que les normes légales ne sont pas respectées : « Ils répandent les produits sur les parcelles sans se soucier de la proximité du campement où vivent nos familles, nos enfants, nos anciens. Le latifundiaire n’a pas ce genre de préoccupation. Cela affecte la santé des personnes et des plantes. Et les effets s’étendent aux feuilles des bananiers, aux élevages, aux cultures maraîchères ».

Une étude inédite présentée au Parlement européen le 11 mai 2021 par Larissa Bombardi, chercheuse de l’Université de São Paulo, montre que, si l’accord entre le Mercosur et l’Union européenne signé par le gouvernement Bolsonaro l’année dernière était ratifié, cela pourrait aggraver encore plus la situation des populations victimes d’empoisonnement par des produits toxiques interdits en Europe. Peu avant la diffusion de cette étude, Larissa avait dû quitter le Brésil après avoir été menacée par des partisans de l’agrobusiness, en raison de la publication d’une autre étude, de 2019, qui associait l’Union européenne à l’utilisation de produits toxiques au Brésil.

L’ouvrage Geografia da assimetria : o ciclo vicioso de pesticidas e colonialismo na relação comercial entre o Mercosul e a União Europeia [Géographie de l’asymétrie : le cercle vicieux des pesticides et du colonialisme dans la relation commerciale entre le Mercosur et l’Union européenne], publié en mai 2021, montre que la ratification de l’accord entre les deux blocs réduira de plus de 90% les droits de douane sur les importations de produits toxiques. Il révèle aussi que dans la période 2010 à 2019, alors que la culture de soja a augmenté de 53,95%, l’usage des produits toxiques s’est accru de 71,46%. Selon la chercheuse, ce modèle fait apparaître ce qu’elle appelle « un néocolonialisme européen » dans lequel le Brésil exporte des matières premières en même temps qu’il importe la technologie de l’Europe, mouvement contraire à ce que font les nations riches.

Ces chiffres prennent plus de sens lorsque l’attention est portée sur les petites propriétés rurales et les communautés qui se voient progressivement menacées. Celles qui affrontent quotidiennement, pendant qu’elles dorment ou qu’elles travaillent, les pluies de produits toxiques sur les étendues de monocultures de plus en plus proches. L’impact des chiffres spectaculaires touche aussi d’humbles personnes qui ont des visages, des noms et une histoire sur la terre où ils vivent. À Bela Vista de Goiás, plus au sud-est de l’État, Dona Adelice habite sur sa terre depuis 42 ans. Là-bas, le scénario se répète. Ces dernières années, presque toutes les petites propriétés ont été louées pour la culture du soja et du maïs. Elle raconte :« J’entends le bruit des avions partout au-dessus de ces plantations. Ils font toujours un premier passage, larguent leur chargement près des maisons, reviennent et s’en vont. Ce bruit est constant pendant qu’ils répandent du poison ».

C’est dans cette commune que, le 7 mai, 60 travailleurs ruraux porteurs de symptômes se sont présentés à l’hôpital Antônio Batista da Silva et 46 ont été pris en charge, après qu’un avion pulvérisateur de produits toxiques a survolé l’exploitation où ils travaillaient et déversé le poison. Selon Saulo Reis, coordinateur de la CPT de Goiás, qui a suivi cette affaire, les travailleurs venaient de Morrinhos et s’occupaient du maïs pendant l’opération. La Police civile a identifié le lieu où s’est produite l’intoxication et a informé qu’une enquête a été diligentée pour vérifier les faits.

Une semaine plus tard, des équipes de l’Institut brésilien de l’environnement et des ressources naturelles renouvelables (IBAMA), du Secrétariat d’État pour l’environnement et le développement durable (SEMAD), de l’Agence du Goiás pour la défense de l’agriculture et de l’élevage (Agrodefesa) et de la Surintendance de vigilance sanitaire (SUVISA) se sont déplacées à la plantation, qui arbore à l’entrée une plaque de l’entreprise SR Agropecuaria, pour mener l’enquête. Selon le bulletin émis par l’IBAMA, l’équipe de contrôle a été accueillie par le locataire de la ferme où s’est produite l’intoxication des travailleurs, et ce dernier a déclaré que qu’une entreprise spécialisée avait réalisé l’épandage du produit toxique. Il a ajouté que les travailleurs intoxiqués sont également sous contrat d’une autre entreprise du secteur de production des semences de maïs, la Sempre Sementes, pour laquelle ils travaillent.

Après la visite et la notification faite par l’IBAMA au fermier, l’application du pesticide a été prouvée. En accord avec l’organisme, la compétence pour cette affaire appartient d’abord à l’agence environnementale de l’État, le Secrétariat d’État de l’environnement et du développement durable (SEMAD). Au cas où l’organe de l’État n’appliquerait pas les sanctions requises, l’IBAMA du Goias a affirmé qu’il interviendrait subsidiairement pour les faire appliquer.

Les cas d’intoxication par l’épandage de produits toxiques dans la région ne sont pas isolés. Le scénario est associé à une modification dans le mode d’occupation des terres de la région, qui s’est reconfiguré au cours des cinq dernières années. Saulo explique : « Historiquement Bela Vista était caractérisée comme une commune de petits propriétaires de terrains, c’est-à-dire de paysans. Ceux-ci se livrent à la production de produits alimentaires, et surtout de farines de haute qualité. Dans les dernières années, la frontière agricole de l’agrobusiness a avancé aussi dans la région, et ce que perçoivent les gens, c’est un processus de changement des types de production à mesure de l’avancée de l’agrobusiness… et apparaît ici aussi l’utilisation des pesticides. Le poison rend inviable la production de l’agriculture familiale ».

Ce n’est pas un cas isolé

Une cultivatrice de la communauté Araçá, sur la commune de Buriti dans le Maranhão, Antônia Peres, raconte : « Mes jambes ont commencé à être irritées et à devenir très rouges, avec des démangeaisons de plus en plus fortes et qui se propagent ». C’est dans cette communauté que s’est produit un cas emblématique qui a ému tout le pays. Début 2021, un enfant de sept ans, fils d’Antônia, a été victime de la pluie de pesticides qui a atteint sa maison, et sa peau a été mise à vif. Avant d’être contaminé, il ne connaissait aucun des maux provoqués par l’épandage des poisons, et il s’amusait même à courir derrière les avions.

Le 22 avril 2021, au moins neuf personnes de la communauté Araçá ont été affectées par la pluie empoisonnée, y compris le jeune André qui a été le plus gravement atteint. Selon les récits des habitants, la pulvérisation aérienne en était déjà à son troisième jour consécutif. « C’est une guerre chimique » affirme Diogo Cabral, avocat de la Société des droits humains du Maranhão.

Selon Diogo, on soupçonne que l’avion venait d’une terre louée par la famille Introvini, connue nationalement pour sa production de soja dans les États du Maranhão et du Mato Grosso. Gabriel Introvini et son fils André se sont répartis l’administration des propriétés de la famille. Les exploitations de la famille dans la région de Buriti ont déjà fait l’objet d’une opération de la Police militaire du Maranhão et du ministère public, pour soupçon de déforestation illégale en vue de créer une plantation de soja. À cette occasion, des tracteurs et autres équipements ont été saisis pour contravention aux décisions de la Justice fédérale de l’État.

La dénonciation du grave événement survenu au Maranhão a mobilisé plus de 50 organisations de droits humains et de la société civile, dont l’Association brésilienne de santé collective – ABRASCO. Voici un passage de la pétition : « L’utilisation de pesticides représente en soi un grave problème pour la santé des Brésiliens et pour l’environnement. L’application de poisons par des avions est encore plus perverse. En effet, selon les données du rapport produit par la sous-commission spéciale qui a traité ce thème au sein de la Chambre fédérale, 70% des pesticides dispersés par avion n’atteignent pas leur cible. Ce que l’on appelle “la dérive” contamine les sols, les rivières, les plantations agroécologiques qui n’utilisent pas des pesticides toxiques et, comme nous le voyons maintenant, des populations entières ».

« C’est notre production qui nous protège »

La guerre chimique, comme stratégie d’expulsion des communautés rurales et traditionnelles, entraîne directement des processus de lutte pour le maintien des territoires menacés. Cela concerne le plus souvent des communautés qui réalisent de petites productions alimentaires ou de nourriture animale, des produits d’une agriculture de subsistance ou d’approvisionnement des villes voisines des zones rurales.

Selon les chiffres du ministère de l’agriculture, de l’élevage et de l’approvisionnement, pendant l’année 2020 les exportations du secteur de l’agrobusiness brésilien se sont élevées à 7,30 milliards de dollars. Une autre estimation de la Compagnie nationale d’approvisionnement (CONAB) prévoit que le Brésil réalisera une récolte record de 268,3 millions de tonnes de céréales en 2020/2021. Ces données montrent l’importance de la production et la concentration de la culture de céréales et d’oléagineux sur le latifundium.

Cependant ces chiffres impressionnants en termes de gain et de production ne reflètent pas la réalité de ce qui arrive sur la table des populations brésiliennes. Il est admis que l’agriculture familiale est la principale source d’approvisionnement d’aliments dans le pays, et qu’elle réalise une production diversifiée à petite et moyenne échelle. Ce mode de production est assuré principalement par les communautés rurales, les pêcheries, les établissements issus de la réforme agraire, les populations et les communautés traditionnelles d’extraction des ressources naturelles.

Dans le campement Leonir Orback, composé de travailleurs sans-terre, « la protection contre l’agrobusiness est notre production ». C’est ce qu’affirme Vitória, responsable régionale du Mouvement des sans terre (MST) et partie prenante du campement. Selon elle, la diversité des aliments produits dans le campement garnit non seulement sa table, mais a permis aussi une distribution dans la périphérie de la ville de Santa Helena pendant la pandémie. « Nous sommes ici entourés de fermes, la ville est entourée de fermes mais ce n’est pas leur production qui garnit notre table ».

Cette protection contre le latifundium, et les menaces qu’il représente, alimente non seulement la table du peuple brésilien, mais aussi les rêves de paysans qui croient aux semences de la lutte. « Tu regardes et tu t’indignes en voyant que tout cela se produit et que tu n’as pas la force de changer les choses, que tu es seul, tout seul. Mais lorsque tu sors et que tu vois qu’il y a des gens alentour, tu reprends courage et tu veux continuer le combat. Tu veux aller de l’avant et pouvoir dire : j’ai vaincu le latifundium, j’ai maîtrisé tout cela, nous sommes arrivés à instaurer ce que les gens veulent pour nos vies… Je pense que c’est vraiment le rêve qui incite les gens à continuer ». Voilà ce que nous dit Camila, une jeune du campement.

Amanda Costa

Andressa Zumpano

 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3631.
Traduction de Lucile et Martial Lesay pour Dial.
Source (portugais) : Pastoral da terra, n° 250, avril-juin 2021, p. 8-9.

En cas de reproduction, mentionner au moins les autrices, les traducteurs, la source française (Dial) et l’adresse internet de l’article.

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