par Maxime Friot
Le 16 novembre, la commission des affaires culturelles a examiné – puis voté contre – une proposition de loi « visant à mettre fin à la concentration dans les médias et l’industrie culturelle », signée par les 75 députés du groupe LFI-Nupes.
La proposition de loi proposait deux mesures :
- Les articles 1, 2 et 3 visaient à « limiter l’accès d’un actionnaire de contrôle au capital des médias les plus significatifs. Cela se fera par le biais d’un droit d’agrément par le Comité économique et social qui concernera toutes les entreprises de plus de 11 salariés qui touchent un certain niveau d’audience – le seuil sera défini ultérieurement par décret. » Seraient concernées la presse papier, les radios, les télévisions, mais aussi l’édition (y compris « les entreprises de distribution et d’importation de livres »).
L’article 4 permettait, lui, l’interdiction de « toute prise de contrôle de plus de 20% du capital dans les médias les plus significatifs. Cela concernera les entreprises à partir d’un certain niveau d’audience – le seuil sera également défini ultérieurement par décret. Les entreprises concernées sont celles des secteurs de la presse papier ou en ligne, de télévision, radio ou encore de plateforme de partage de contenu, de fournisseur d’accès à internet, du secteur de l’édition ou de la distribution de livres, du secteur de la publicité qui toucherait plus d’un certain nombre de personnes dans l’exercice de l’une de ces activités. »
Une proposition « modeste », selon les mots-mêmes de la rapporteure Clémentine Autain (LFI) : la transformation des médias nécessiterait bien d’autres mesures, et cette proposition ne serait « pas rétroactive ».
Cependant, une proposition relativement radicale, comme l’article 4, mettrait un frein à la concentration des médias pour l’avenir, puisqu’un milliardaire ne pourrait plus contrôler plusieurs médias. Notons toutefois qu’elle ne remettrait pas en cause la financiarisation du secteur médiatique : chaque milliardaire pourrait toujours avoir son média (et inversement).
« L’information est un bien public fondamental »
Soutenue par les députés de la Nupes, mais pas par ceux de la majorité présidentielle, ni par ceux des groupes LR et RN, la proposition de loi et les amendements déposés n’ont donc pas été votés par la commission des affaires culturelles. Elle ne devrait pas non plus être discutée en séance publique le 24/11, pendant la niche parlementaire du groupe LFI, faute de temps. Faut-il pour autant considérer cette tentative comme un coup d’épée dans l’eau ? On peut, au contraire, se satisfaire de voir la question médiatique abordée dans le champ politique… comme une question politique.
De ce point de vue, il est notable que la plupart des prises de parole – et l’exposé des motifs lui-même (voir en annexe) – aient rappelé l’enjeu démocratique que posent l’information et le journalisme. Cependant, si les députés de la Nupes présents ce jour-là ont pris position contre la concentration des médias, on ne peut pas en dire autant pour ceux des autres groupes.
« La concentration dans les médias […] est une nécessité d’intérêt national »
« La majorité présidentielle se préoccupe de ce sujet autant que vous. Nous sommes inquiets et vigilants sur le pluralisme, la qualité et l’indépendance de nos médias », dira ainsi la députée Renaissance Violette Spillebout… avant de voter contre et de renvoyer aux « États généraux du droit à l’information », promis par la ministre de la Culture en juillet. « Le groupe Démocrates sera en défaveur de cette proposition de loi, mais souhaite que nos débats de ce jour puissent ouvrir une plus grande réflexion, qui mènerait à une actualisation efficace de la loi », suivra la députée Modem Sophie Mette, renvoyant elle aussi la discussion à plus tard. À suivre…
Le député LR Alexandre Portier votera contre, lui aussi : « Vous vous plaignez du rôle politique que peuvent exercer les propriétaires des médias, mais nous doutons sérieusement que le comité social et économique soit la réponse appropriée. En quoi des salariés seraient-ils plus neutres que des actionnaires ? »
Enfin, le Rassemblement national s’est clairement prononcé pour la concentration privée des médias. Par la voix d’Alexandre Loubet d’abord : « Votre proposition menace gravement le secteur français des médias et des industries culturelles. […] Il est évident que notre pays doit disposer de champions nationaux. La concentration dans les médias et dans l’industrie culturelle […] est donc, à ce titre, une nécessité d’intérêt national », puis de rappeler que « pour lutter contre les concentrations abusives, Marine Le Pen propose la privatisation du service public de l’audiovisuel. » Puis par celle de l’ancien journaliste (LCI) Philippe Ballard : « Certes, une concentration entre quelques mains de médias peut représenter un danger, surtout lorsque les acteurs étrangers entrent dans la danse. Une autre manière de voir les choses est aussi de s’interroger […] : face aux mastodontes américains […], sans parler des géants chinois de demain, ne devrions-nous pas encourager la création d’un grand groupe français via une concentration inéluctable […] ? »
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La veille, Clémentine Autain présentait la proposition de loi comme une première étape, et annonçait la mise en place d’un « groupe de travail inter-Nupes, qui vise à […] proposer, dans les mois qui viennent, une loi plus globale contre la concentration des médias, mais pour le pluralisme dans les médias, […] et aussi pour un audiovisuel public digne de ce nom ». « Une grande loi cadre », précisait-elle le 16/11 en commission, avec « tout un panel à réviser : les critères pour les aides publiques, les cahiers des charges, l’audiovisuel public à renforcer pour qu’il soit populaire et de très haut niveau, encadrer la publicité, donner de nouveaux droits pour les journalistes »…
Chiche ?
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Annexe : Exposé des motifs de la proposition de loi
Mesdames, Messieurs,
L’information est un bien public fondamental. Or elle se trouve aujourd’hui profondément abîmée et menacée. Le baromètre 2022 des médias a révélé un niveau de défiance jamais atteint entre les Français et leurs médias. Seules 44% des personnes interrogées aujourd’hui estiment « que les médias fournissent des informations fiables et vérifiées » et 62% des sondés croient savoir que « les journalistes ne sont pas indépendants du pouvoir politique ». Fait saillant de ce baromètre : les Français et françaises interrogés estiment à 91% qu’il est « important » ou « essentiel » que les médias conservent leur indépendance des milieux économiques. Devant les alertes répétées et le constat de cette critique unanime, il est urgent d’agir pour nouer un lien de confiance, indispensable à la vitalité démocratique de notre pays. C’est aussi tout le sens des appels des professionnels des médias à légiférer contre un phénomène de concentration qu’ils sont les premiers à subir. Et pour cause : la loi de 1986 sur la liberté de communication est devenue totalement obsolète.
Si cette préoccupation ne cesse de progresser, c’est que l’essentiel du paysage médiatique est aujourd’hui concentré dans les mains de quelques actionnaires. 8 milliardaires et 2 millionnaires possèdent 81% de la diffusion des quotidiens nationaux et 95% de celle des hebdomadaires nationaux généralistes. Cette concentration se constate également dans les autres canaux : 40% des cinquante premiers sites d’information générale sont détenus par des milliardaires, et sur les huit radios nationales généralistes, la moitié d’entre elles appartiennent à cinq milliardaires. Ces circonstances, associées à une législation extrêmement lacunaire en la matière, favorisent l’émergence d’empires médiatiques qui menacent durablement les principes du pluralisme, et avec eux les fondements de notre démocratie.
L’exemple du cas Bolloré est emblématique de ces dérives. Vincent Bolloré, par le truchement de son groupe, leader mondial dans le transport et la logistique, et de ses filiales, a multiplié les acquisitions de médias ces dernières années. Il a ainsi mis la main sur la station Europe 1 et sur le groupe Canal + (qui intègre en plus de la chaine éponyme les chaines C8, CNews et CStar, toutes dans l’offre TNT). Mais il possède désormais également Prisma Media (numéro un de la presse magazine avec des titres comme Capital, Femme actuelle, Geo, Gala ou encore Télé Loisirs), le Journal du Dimanche (JDD) et Paris Match. Le voici qui lorgne désormais sur l’édition : après avoir pris le contrôle de Editis (numéro 1 du marché français), il est en train de s’emparer de son plus grand concurrent : Hachette Livres. Et ce n’est pas tout puisqu’il faut ajouter ses parts dans la publicité (via Havas, l’un des plus grands groupes de communication au monde), les jeux vidéo (Gameloft), le monde du spectacle (l’Olympia et un système de billetterie mondial), le streaming (Dailymotion).
Face au phénomène connu de concentration horizontale, qui consiste à s’emparer de ses concurrents afin de gagner des parts de marché, on observe donc également progresser une concentration verticale qui permet à un seul groupe de maîtriser toute la chaine de production et de consommation. C’est le cas par exemple de quasiment tous les fournisseurs d’accès à Internet qui possèdent à fois les « réseaux » et le contenu diffusé : SFR fait partie du groupe Altice qui possède également BFM et RMC. Orange possède un bouquet de chaîne OCS, et Bouygues le groupe TF1.
Il serait extrêmement trompeur de penser que les milliardaires qui se partagent nos médias et notre industrie culturelle le font par seul goût pour le mécénat, par passion pour le journalisme ou par pur intérêt économique. Les batailles qui se mènent pour gagner des parts d’audience ont des conséquences directes et considérables sur la situation démocratique et politique de notre pays. Cela appelle à une vigilance renouvelée et à un changement de régime pour un secteur qui, au regard de son importance, ne peut être laissé aux mains de quelques uns.
Démantèlement de la rédaction, reprise en main idéologique, auto censure, surreprésentation d’un courant politique… Les exemples d’atteintes au pluralisme et à la liberté de la presse sont légion. Déjà, en janvier 2018, 26 associations, 23 médias et de nombreux journalistes publiaient une tribune intitulée « Face aux poursuites bâillons de Bolloré : nous ne nous tairons pas ! » et dénonçaient les « entraves à la liberté de la presse dont est désormais coutumier le groupe Bolloré ». Ils expliquaient que « plus d’une quarantaine de journalistes, d’avocats, de photographes, de responsables d’ONG et de directeurs de médias, ont été visés par Bolloré et ses partenaires. (…) Ces poursuites systématiques visent à faire pression, à fragiliser financièrement, à isoler tout journaliste, lanceur d’alerte ou organisation qui mettrait en lumière les activités et pratiques contestables de géants économiques comme le groupe Bolloré ». Plus récemment, le Collectif StopBolloré dénonce « l’empire Bolloré », une « entreprise visant à utiliser le pouvoir économique, pour asservir l’information, en vue d’acquérir le pouvoir politique et d’instaurer une hégémonie liberticide et antidémocratique. Le collectif StopBolloré, né de la volonté d’un front de la société civile, en défense de la démocratie et de l’État de droit, est déterminé à dénoncer et à entraver ce processus ». Ce phénomène gagne désormais le milieu de l’édition avec l’annulation de la parution du dernier ouvrage de Guillaume Meurice, ou encore celle d’une biographie critique d’Éric Zemmour par les éditions Plon en 2021. Ces choix politiques prennent une importance toute particulière en période électorale et l’Arcom a rappelé à l’ordre le groupe Bolloré à de multiples reprises pendant la campagne présidentielle sur la programmation de ses chaines de télévision et de radio, en vain. Face à cette situation, de nombreuses voix s’élèvent, dont celle de Julia Cagé, spécialiste de l’économie des médias : « Aujourd’hui, les médias en France sont possédés par un tout petit nombre d’industriels, ce qui pose énormément de questions en termes de conflit d’intérêt, de censure et d’auto censure des journalistes (la France ne fait d’ailleurs malheureusement pas exception). Il me semble donc urgent de repenser les règles qui encadrent aujourd’hui la propriété des médias en France ».
L’information est un sujet d’intérêt général : une presse libre et indépendante constitue un pilier de la citoyenneté en République. Notre Constitution, dans son article 34, stipule que la loi fixe les règles concernant « la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias ». Il est donc temps de légiférer pour mettre fin à ces mastodontes industriels, faire vivre le pluralisme, assurer une indépendance de l’information et de la création.
Dans les articles 1, 2 et 3, nous proposons de limiter l’accès d’un actionnaire de contrôle au capital des médias les plus significatifs. Cela se fera par le biais d’un droit d’agrément par le Comité économique et social qui concernera toutes les entreprises de plus de 11 salariés qui touchent un certain niveau d’audience – le seuil sera défini ultérieurement par décret. Si l’article 1 vise spécifiquement les entreprises de la presse, l’article 2 vise celles éditrices d’un service de communication audiovisuelle, donc les chaînes de télévision et de radio, et l’article 3 les maisons d’édition, les entreprises de distribution et d’importation de livres. Cette première mesure permettra aux représentants des personnels de se protéger contre toute acquisition prédatrice en leur octroyant un droit de validation.
Dans l’article 4, nous allons plus loin et interdisons toute prise de contrôle de plus de 20% du capital dans les médias les plus significatifs. Cela concernera les entreprises à partir d’un certain niveau d’audience – le seuil sera également défini ultérieurement par décret. Les entreprises concernées sont celles des secteurs de la presse papier ou en ligne, de télévision, radio ou encore de plateforme de partage de contenu, de fournisseur d’accès à internet, du secteur de l’édition ou de la distribution de livres, du secteur de la publicité qui toucherait plus d’un certain nombre de personnes dans l’exercice de l’une de ces activités.
source : Acrimed
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