« Davos has always been about building trust among leaders, and, most importantly, earning the trust of future generations with responsible leadership. »
U. von der Leyen, discours à la Davos Agenda Week de 2022, janvier 2022
« Для « коллективного Запада »> прямая угроза – наша мысль и философия »
V. V. Poutine, discours du 30 septembre 2022
Avant tout connu (et, à la fin des années 1930, déjà célèbre) comme exégète, vulgarisateur et continuateur de Hegel, Kojève commet pendant l’occupation [1] un texte assez court sur La Notion de l’autorité, qu’il a laissé à-demi inachevé, et n’a pendant longtemps pas particulièrement cherché à publier. Cette gêne semble d’ailleurs s’être étendue à ses éditeurs posthumes : tandis que l’Esquisse d’une phénoménologie du droit a été imprimée « dès » 1981 (tout de même treize ans après la mort de l’auteur), La Notion de l’autorité attendra encore 23 ans de plus, pour finalement paraître en 2004 [2].
En rapport avec ces insatisfactions et/ou hésitations putatives de l’auteur et des éditeurs, il faut remarquer :
1) Que le communiste/progressiste Kojève s’y « rend coupable » d’un certain nombre d’hérésies caractérisées, notamment à l’égard du concept de démocratie (dont il n’a jamais été un grand partisan – mais La Notion de l’autorité rend parfaitement claires les raisons d’un rejet philosophiquement motivé), hérésies qui, dans la frénésie antifasciste de l’après-1945, ne pouvaient guère lui attirer que des ennuis.
2) Que c’est surtout à l’égard de la figure tutélaire de Hegel et de son système philosophique, dont la vulgarisation a « porté » sa carrière, que Kojève s’y montre, implicitement (voire, par endroits, presque explicitement) totalement irrévérencieux.
C’est donc probablement dans cet écrit des premiers mois de l’an 1942 qu’on voit se dessiner le « second Kojève », de façon certainement plus réaliste que par les notes additionnelles qui, en s’ajoutant aux éditions successives de ses cours de l’avant-guerre, permettront, encore de son vivant, de traquer l’émergence de cette nouvelle personnalité philosophique – plus active dans les salles de négociation de l’UE naissante que dans les cafés philo.
Nul besoin, pour le comprendre, d’entrer dans le détail de l’argumentation. La définition la plus générale de la problématique de l’ouvrage suffit à le comprendre – et « annonce », d’ailleurs assez curieusement l’intuition douguinienne des « quatre théories politiques ». L’examen de l’émergence de ce « second Kojève débouchera donc ici sur un parallèle avec les théories plus récentes (années 2000, pour l’essentiel) du philosophe russe Alexandre Douguine – lequel s’avérera être plus proche dudit second Kojève que son marketing personnel récent ne pourrait le laisser subodorer.
Faut-il compter de zéro à quatre, ou de un à cinq ? (4 points cardinaux, 5 piliers)
Dans la partie A), intitulée « Analyses », Kojève part d’une typologie [3] de l’autorité, qui est quaternaire. Or, à chaque type d’autorité est associée une théorie philosophique historiquement attestée. Dans l’ordre chronologique des théories [4], ces types sont :
a) L’autorité du Juge (J) : le platonisme
b) L’autorité du Chef (C) : l’aristotélisme
c) L’autorité du Père (P) : la scolastique
d) L’autorité du Maître (M) : l’hégélianisme
Or il est précisé en toutes lettres (pp. 131-134) que les ontologies sous-jacentes à chacun des quatre types, en tant qu’elles se présentent comme exclusives, sont en réalité lacunaires – ce qui, appliqué au dernier type (de l’ordre chronologique), signifie implicitement que l’ontologie hégélienne, censée avoir dépassé la philosophie en la faisant accéder à la sagesse, n’est en réalité qu’un moment de l’émergence d’un système plus complet (et, quant à lui « définitif » [5]), que Kojève n’a pas même réellement esquissé, mais dont sa Notion de l’autorité pose explicitement la possibilité.
On voit tout de suite émerger un parallèle, à un demi-siècle de distance au moins, avec la « théorie des théories » d’A. Douguine :
a) Kojève montre bien comment la primauté du Juge correspond au constitutionnalisme bourgeois, servant (pour lui) d’alibi philosophique à la domination de classe de la bourgeoisie à partir du moment (1848) où cette dernière, cessant d’être un projet politique, devient réalité présente-et-sans-avenir de la démocratie bourgeoise. On reconnaît sans trop d’efforts le libéralisme tel que le définit Douguine. C’est, bien entendu, un projet mort-né, car, sous la fiction autoritaire que Kojève résume par la formule (J →) [6], on reconnaît aisément, étant donné que J n’a plus l’appui de P, la réalité d’un pouvoir de classe. En d’autres termes : dès le lendemain du triomphe final de la bourgeoisie (1848), plus personne n’a de raison sérieuse ne pas réussir à l’identifier comme une ploutocratie, naturellement dénuée de dynamique autoritaire – ce n’est plus que le règne de la force (p. 150).
b) Dès que la fiction bourgeoise commence à prendre l’eau, on voit émerger, dans un rapport de gémellité, des régimes fondés sur la primauté du Chef (qui tire toute son autorité du projet, c’est-à-dire de l’avenir : révolution permanente) ou du Maître (consécration autoritaire de la force) : là aussi, on reconnaît sans peine (et les exemples cités par Kojève ne laissent aucun doute en la matière) les expériences communiste et fasciste encore en cours au moment de l’écriture de La Notion de l’autorité, donc les 2e et 3e théories politiques de la thèse douguinienne. Kojève et Douguine, en partant de présupposés philosophique apparemment très divergents, ont néanmoins reconnu (correctement, à mon sens) le rapport d’engendrement qui lie (J →) à (C →) et (M →).
c) Ces trois types sont ceux qui dominent la pensée politique de la modernité occidentale, que Kojève définit (correctement à mon avis) par l’élimination de l’autorité du Père (du passé, de l’hérédité), suivant deux mouvements successifs : d’abord, de sécularisation (le « fonctionnaire ecclésiastique » est spolié de la vox dei au profit du monarque absolu [7]), puis de désacralisation (décollation de Louis XVI). Au terme de ces mouvements, on obtient le régime démocratique, dans lequel, à mi-mots, Kojève reconnaît une sorte de permanence latente de l’autorité du Père, symboliquement transmise au Peuple (que la majorité électorale – qui n’est en elle-même qu’une force – représente pour accéder à la dimension de l’autorité) [8]. L’autorité du Père est donc assez clairement ce que Douguine appelle (d’un mot que Kojève emploie d’ailleurs aussi) « tradition ». Cette instance n’occupe aucune place dans le système quadripartite de Douguine, pour qui les « théories politiques » sont exclusivement celles de la modernité et de l’après-modernité. En ce sens, en dépit de nombreuses concessions au relativisme culturel [9], Douguine reste (comme le plus gros de l’orthodoxie politique, au demeurant) un penseur catholique : la tradition, n’ayant pas d’histoire, est finalement une sorte de nature – qu’on prenne ou non la peine, par déférence, de la déclarer aussi surnaturelle. On pourrait donc dire que l’autorité du Père (judicieusement associée à la scolastique par Kojève) occupe en réalité la position 0 dans la typologie chronologiquement ordonnée de Douguine.
d) Quant à la quatrième théorie politique de Douguine – sur la définition et de détail de laquelle ce dernier est toujours (et pour cause) resté assez vague –, elle pourrait bien ne faire qu’un (dans la nature de leurs démarches philosophiques, c’est très certainement le cas) avec cette grande synthèse finale des théories et des ontologies que Kojève fait lui aussi miroiter sans détailler (p. 134), et à laquelle il n’attribue (fort logiquement de son point de vue) pas de numéro. On pourrait l’affecter d’un numéro 5, à condition de ne pas perdre de vue que ce 5, pour Kojève, aurait signifié 1x2x3x4. Au prix d’une telle schématisation, on pourrait donc dire que « le 0 de Douguine = le 5 de Kojève », ce qui ne peut que laisser songeur, pour peu qu’on se souvienne que Douguine se présente comme un réactionnaire post-moderne, comme une figure transgressive, anti-occidentale, alors que Kojève s’est toujours efforcé d’incarner le dernier mot du progressisme occidental. L’un des deux, visiblement, se faisait passer pour (et/ou croyait être) ce qu’il n’est pas.
Le second Kojève : naissance d’une hérésie
Dans la perspective d’un hégélianisme (ou même d’un marxisme !) un tant soit peu intègre, La Notion de l’autorité présente une autre bizarrerie – elle, pour le coup, parfaitement implicite – qui concerne les rapports de la subjectivité et de l’objectivité historique [10], de la Substance et de la Conscience. En effet, les seuls régimes donnés en exemple par Kojève pour illustrer les modèles politiques dominés par les principes J, C et M sont des régimes modernes (post-1789), alors même que les théories respectives sont censées dater – pour les deux premiers principes – de l’Antiquité. Il faut donc supposer soit une étonnante précocité visionnaire et de Platon et d’Aristote, soit une tout aussi étonnante dormition de l’Histoire pendant les plus de vingt siècles qui séparent le Grand Siècle athénien des débuts de la modernité politique occidentale. Quant à Hegel (théorisant M), il « annonce » un fascisme qui n’advient qu’après l’éclosion des régimes dominés par C, donc lors du crépuscule de cet État bourgeois/napoléonien dont Hegel se voulait pourtant explicitement le théoricien. En termes marxistes [11], on voit apparaître ici une surprenante déconnexion chronologique de l’infrastructure historique et de la suprastructure idéologique.
Or, cette glissade dans l’idéalisme est solidaire de la répudiation implicite de la dialectique hégélienne observée ci-dessus. Pour Hegel, le principe P des monarchies chrétiennes, tout comme le principe J des parlementarismes bourgeois [12] sont des moments dépassés de l’Esprit-qui-advient : tout ce qui les distingue de pures absurdités, c’est d’être des aspects historiques successifs de ce « faux qui est un moment du vrai ». La théologie politique du chrétien est vraie tant que ce dernier ne se rend pas compte qu’il est lui-même le Dieu (homo deus) dont parle sa théologie dogmatique. De même, le Juge de l’idéalisme bourgeois (dont l’autorité est puisée dans l’Éternité du vrai des catégories kantiennes) est un principe vrai tant que dure la Terreur sur laquelle vient s’échouer la « république des lettres » des Lumières [13] : une fois que Napoléon [14] proclame son empire de la satisfaction universelle, ce principe va rejoindre le principe P dans le passé des vérités dé-passées. Pour Hegel, l’ontologie politique de la fin de l’Histoire n’est donc pas celle (antique) du Maître – depuis longtemps dépassée par le scepticisme, puis par le christianisme – mais celle de ce « Citoyen » unique qu’est Napoléon, et dont l’autorité ressemble finalement plus à celle du principe C [15]. Et même ce principe, en tant qu’on peut l’aligner sur l’ontologie d’Aristote, ne s’applique guère que métaphoriquement à la réalité de « l’État homogène et universel », qui n’est finalement pas une réalité autoritaire, mais la phénoménologie spécifique d’une force qui a le caractère de la nécessité.
On rejoint ici une divergence plus ancienne [16] entre la vision philosophique de Kojève et l’hégélianisme [17], dont Kojève, en l’occurrence, ne méconnaît pas la spécificité – mais cette spécificité, dès son travail de vulgarisation hégélienne des années 1930, le met de toute évidence mal à l’aise : interprétant la liberté humaine dans des termes qui sont, finalement, ceux des Lumières et de l’existentialisme sartrien, Kojève n’a jamais vraiment réussi à se réconcilier avec le déterminisme historique qui caractérise le monisme dialectique de Hegel. Il a du mal à accepter le caractère inévitable des mouvements dialectiques. À l’encontre de ses propres éclaircissements [18], Kojève lit souvent de facto la dialectique comme une méthode d’exposition a posteriori, potentiellement indépendante de la réalité substantielle de « l’objet » exposé – qui n’est autre que le Sujet historique dans son mouvement d’adhésion croissante à l’Absolu. D’où son souci du concept d’autorité, qui préoccupe assez peu Hegel : toute pensée du régime politique qui absolutise la liberté des sujets individuels est, volens nolens, une pensée de l’autorité. Mais l’autorité, lui répondront ses propres amis marxistes, c’est l’idéologie : elle permet aux forces dominantes de réaliser des économies de violence, mais cette économie n’est jamais totale, étant donné qu’on ne dispose d’aucun exemple historique d’État sans police. Comme la réalité est toujours et uniquement réalité présente (l’avenir, le passé et l’éternité étant des êtres de raison), le principe M, c’est tout simplement la phénoménologie politique la plus proche de la réalité de l’État, indépendamment des colorations philosophiques (toutes nécessairement idéalistes) dont cette réalité se pare.
En d’autres termes : l’ontologie de Hegel n’a rien à faire dans la typologie que propose Kojève dans La Notion de l’autorité : soit on parle bien (comme le prétend Kojève dans ce texte) de l’ontologie sous-jacente au principe M tel que Kojève l’envisage [19], mais cette ontologie n’est alors pas l’ontologie de Hegel, qui n’est donc plus prise au sérieux, mais tout au plus évoquée de façon analogique, métaphorique ; soit on reste avant tout fidèle à Hegel, auquel cas P et C relèvent de catégories non homogènes à M [20], tandis que J, catégorie anhistorique, n’est homogène ni à M, ni à P et C.
Passer sa tête hors de l’Occident
Tout cela semble donc être assez chaotique. On comprend qu’il y a « hérésie », divergence, mais on ne comprend pas très bien pourquoi. On peut, à la rigueur, comprendre isolément Hegel et Kojève, et « expliquer » leurs divergences par de menues différences contextuelles et psychologiques (biographiques), mais cette explication ne nous fera toujours pas comprendre (au sens hégélien) la succession Hegel-Kojève. À moins qu’on ne « corrige » le modèle hégélien autrement que ne le fait Kojève.
Dans La Notion de l’autorité, l’État est une notion qui se pare d’une étrange aura d’intemporalité. Or P, M, C et J peuvent retrouver une certaine homogénéité (historique), à condition que l’État ait lui-même une histoire – historicité dont Kojève se montre d’ailleurs conscient, sans pour autant aller jusqu’au bout de son raisonnement.
L’intuition lui en vient d’une part, par le passé, de par sa lecture hégélienne de l’Antique à la lumière de la tragédie grecque : l’universel (l’État, Créon) triomphe sur le cadavre de l’autorité paternelle/familiale – qui n’est pas autorité au sens de Kojève, puisqu’elle a le caractère de ce qu’il appelle l’amour (qui n’est pas compatible avec ce qu’il appelle la liberté) [21]. Sans entrer dans la délicate problématique des élaborations politiques successives de l’ontologie chrétienne, on peut donc d’ores et déjà dire que l’idéologie autoritaire qu’expose Kojève est avant tout une idéologie post-antique, chrétienne : le Père de la scolastique, ancêtre de l’intérêt général, n’est pas le paterfamilias antique, mais le « père » de l’universel créonien. Or, dans la culture antique, cet universel n’est pas hégémonique – d’où la tragédie, qui n’a pas de solution, de synthèse en elle-même (c’est-à-dire dans l’Antique), mais uniquement dans l’ultérieur chrétien [22]. Autre façon de dire que ce que Kojève appelle l’État (structure sociale dont l’âme est l’autorité au sens de Kojève) n’est pas une structure anthropologiquement universelle (de tous temps et de tous lieux), mais l’État occidental, tel que la théorie en apparaît en réalité à partir de la scolastique, qui immanentise l’absolu transcendant du christianisme via la théologie rationnelle.
À partir de là, en termes historiques, on voit beaucoup mieux les rapports d’engendrement successifs des divers « principes » (pas du tout intemporels) de l’autorité : comment J naît de P par sécularisation (le juge n’étant pas soumis à la transmission apostolique des évêques ou à l’hérédité dynastique des rois) ; comment C et M dérivent finalement de J une fois la fiction bourgeoise/libérale dépassée ; et comment C et M finissent par diverger, plus superficiellement, l’un de l’autre en fonction du rapport idéologique (Kojève aurait dit : « autoritaire ») de ce post-J à P. Pour C (l’autorité du Chef communiste), le dépassement de P doit être assumé comme tel dans toute son ampleur : c’est la révolution permanente de Trotski [23]. Pour M (l’autorité du Maître fasciste), le post-J ressuscite fantasmatiquement un hologramme de P, à travers le racisme : ce n’est plus le monarque absolu ou quelques lignées aristocratiques qui se transmettent le principe autoritaire [24], mais le Volk dans son entier essentialisé – quoique le principe, lui, reste fondamentalement le même, donc fondamentalement moderne : Hitler modernise au nom de la race pendant que Staline modernise au nom de la classe.
C’est ainsi qu’on retrouve les trois premières « théories politiques » de Douguine, en appliquant plus ou moins au Kojève de La Notion de l’autorité le programme que Marx se vantait (du fait d’un malentendu qui est le fondement même de son œuvre) d’avoir fait subir à Hegel : en le remettant à l’endroit d’un point de vue historique – ce qui, en l’occurrence, passe par la relativisation culturelle du concept de l’État.
L’État idéal de l’avenir
Mais dans ce texte de celui qu’on serait bien inspiré d’appeler « le deuxième Kojève » [25], l’intuition d’une homogénéité in fine des principes C+M (dont la gémellité est hors de doute) et J, mais aussi P vient aussi à Kojève « par l’avenir », lorsque, dans la partie consacrée aux « déductions » de l’analyse de base, il propose, ni vu ni connu, une sorte de théorie de « l’État « idéal » de l’avenir » [26].
On voit s’y dessiner une sorte de système Macron, totalisant les fonctions M du gouvernement et C de l’Assemblée nationale dans une séparation explicitement présentée comme purement formelle/fonctionnelle [27], sous le regard scrutateur, impitoyable, d’un pouvoir « judiciaire (politique) » – en bon français : d’un pouvoir judiciaire réellement indépendant, mais ne prétendant pas (comme la CEDO) s’occuper de droit civil et pénal, et disposant en revanche d’un droit de vie et de mort sur le chef de l’État. Dans le contexte de 2022, il est difficile de ne pas reconnaître dans cette instance assez mystérieuse la sage gouvernance de facto supra-étatique des philanthropes de Davos, qui ont en effet montré au cours des dernières années [28] que les leaders insensibles à leur sagesse ont tendance à mourir avant l’âge.
À ce dispositif qui fleure déjà bon sa gouvernance mondiale, Kojève adjoint (on est début 1942) un sénat d’allure assez factice : une sorte de chambre des lords démocratisée, rassemblant les « représentants des pères de famille » (principe P) [29]. Clin d’œil à l’État Français de Pétain, sur le territoire duquel le « résistant » (assez discret et tardif) Kojève écrivait ces pages ? La prudence d’expression de Kojève rend, in concreto, difficile de le savoir. C’est d’ailleurs un enjeu intellectuel assez secondaire, face à un Kojève qui, pratiquement tout du long de sa carrière, a toujours été fidèle à Hegel au moins dans l’adoption du principe opportuniste du salut à la victoire [30], et qu’on imagine par conséquent sans peine « s’adaptant » discursivement à une stabilisation des régimes de l’Axe en Europe continentale ; exactement comme, d’admirateur déclaré de Staline qu’il était (et n’a jamais cessé d’être), il s’est, après 1945, aisément adapté à l’ascension (au début discrète) de l’euro-mondialisme sur fonds CIA, qu’il a fini par servir dans de très hautes fonctions.
L’essentiel, c’est de constater que Kojève, dans ses visions de l’État de la fin (ce coup-ci pour de bon !) de l’Histoire, envisage bien non seulement un renoncement final à la sacro-sainte séparation des pouvoirs issus de l’ontologie démocratique explicite (c’est-à-dire des principes C, M et J), mais aussi un retour « par le haut » à la case absolutiste (par réintégration – même si le détail en paraît un peu brouillon – de P à l’équation) :
« L’évolution politique partirait donc de l’unité non différenciée (l’unité du germe), passerait par une période de division et de développement des éléments séparés, pour aboutir à la totalité, c’est-à-dire à l’unité différenciée (l’unité de l’organisme adulte). » (Ibid. p. 168)
Insolites chez cet ancien partisan d’une dichotomie nature/culture stricte, les relents de spenglérisme superficiel qu’exhale ce passage nous montrent paradoxalement le grand hégélien Kojève, allant puiser à pleins bras dans le biologisme allemand de la fin du XIXe siècle [31], mais en s’abstenant soigneusement d’apporter à ce modèle la plus précieuse des corrections dont l’hégélianisme soit, en l’occurrence, susceptible, qui est la prise en compte de la mort : ce théoricien de la fin de l’Histoire se met tout d’un coup à théoriser un État qui ne semble plus avoir aucune raison de disparaître après avoir atteint sa plénitude historique. Autant dire que la théorie (je dirais plutôt : l’alibi) de la « japonisation » est déjà contenue en germe dans ce passage de La Notion de l’autorité, avec ce portrait d’un « État adulte » qui, quoique arrivé à pleine maturité, décide, « par pur snobisme » de ne pas mourir.
C’est ici qu’on surprend Kojevnikov [32] développant (peut-être à son insu) un discours exotérique. Sous le philosophe communiste et un tantinet nihiliste de l’entre-deux-guerres, on voit pointer l’amorce du technocrate. Il est vrai que, par la suite, cette seconde personnalité se développera plus sous forme de memoranda, de notes et de rapports confidentiels sur le projet du GATT que dans les pages mal payées de volumes philosophiques – observation à mettre en rapport avec le peu d’empressement manifesté par l’auteur à rendre public le texte de La Notion de l’autorité. C’est que, après tout, l’opinion publique, même lettrée, n’était, du vivant de Kojève, pas prête à tolérer le discours qui allait plus tard être celui de ses élèves et épigones plus ou moins talentueux, comme Fukuyama et Harari – eux-mêmes « répercutés » à l’usage du grand public décisionnel par la prose lourdingue des Schwab et des Malleret de Davos. Les 78 ans qui séparent La Notion de l’autorité de Covid-19 : la Grande Réinitialisation représentent la durée qui a été nécessaire à la percolation [33] des idées de Kojève dans la mentalité des élites occidentales.
Adorer les causes dont on déteste les conséquences
La plus actuelle des conclusions que peuvent nous inspirer ces réflexions concerne cependant l’interprétation des thèses d’A. Douguine. Issu du national-bolchévisme (M+C), A. Douguine, en servant de caution philosophique de facto à un régime russe alter-mondialiste [34], accepte de facto une réintégration de J au modèle : le Kremlin ne remet pas en cause l’autorité de l’OMS, et « combat l’hégémonie occidentale » en collaborant très activement, en pleine pseudo-guerre ukrainienne, à l’édification du système monétaire CBDC souhaité par Davos. Mais quand il s’agit de savoir « ce que devient P », tandis que, du « sénat des pères de famille » de Kojève, n’est resté, sous la plume de Schwab et Malleret, que de vagues allusions New Age à la beauté des forêts suisses [35], Douguine, lui, va jusqu’au bout : c’est la traditio perennis de Guénon et Evola qu’il convoque pour accoler une pseudo-définition (qui ne définit rien) à ce « Dasein culturel » censé se trouver au centre de la « quatrième théorie politique ».
Et nous arrivons ici au point que ratent systématiquement les lectures « conspis » de Douguine. Ceux qui prétendent que Douguine « ne soutiendrait le poutinisme que dans l’espoir d’en faciliter la radicalisation » ne se méprennent pas forcément sur les intentions intimes (individuelles, psychologiques) de l’homme A. Douguine, mais cette question semble, en dernière pesée, relativement secondaire. Ce sur quoi ils se méprennent à coup sûr [36], c’est justement la nature de cette radix qu’il conviendrait, dans le poutinisme, de faire affleurer (pour qu’il devienne « radical »).
Car, de ce point de vue, Douguine, Kojève et Hegel semblent unis dans la même myopie historico-culturelle, qui est celle de l’Occident vu de l’intérieur [37] : tous trois se méprennent fondamentalement sur l’âge des concepts qu’ils manipulent ; aucun des trois ne comprend (pour le dire en termes hégélo-kojéviens) la gravité ontologique de ce qu’il s’est intellectuellement produit, entre Bologne, Paris et Canterbury, entre le XIe et le XIIIe siècle ; aucun des trois n’est capable de passer sa tête hors de l’Occident, de façon à se rendre capable de le comprendre. Et à l’heure actuelle, c’est peut-être justement à la périphérie d’un Occident en état d’extinction/expansion qu’il est le plus facile de se bercer de l’illusion qu’on n’en fait pas partie – à la manière des banlieusards qui, quand ça les arrange, trouvent des mots de paysan pour critiques « les citadins ».
Cette compréhension de l’Occident, c’est finalement le progressiste Kojève qui, développant une intuition de Hegel, s’en rapproche le plus, en reconnaissant dans l’absolutisme monarchique et dans la théologie catholique les « germes » de la démocratie occidentale et de la dialectique hégélienne. Mais comme, même chez lui, la scolastique n’apparaît que de façon pratiquement incidente, pour ancrer dans une histoire philosophique chaotique le principe P (de même que J remonterait à Platon, et C à Aristote), tout ce qui est susceptible d’entourer et d’avoir entouré (à titre, notamment, d’antériorité culturelle) ce moment scolastique [38] fait finalement juste figure de « siècles obscurs ».
C’est, implicitement, cette notion de « Moyen Âge », dont l’indigence, critiquée dans les premières pages du Déclin de l’Occident, ouvre la voie à la réflexion radicalement novatrice de Spengler. Alors que, chez Kojève et Douguine, comme partout, quand le « Moyen Âge » n’est pas compris, son antériorité (la Culture antique) et sa fin (interprétée comme « Renaissance » de cette dernière) ne le seront pas davantage. Il ne suffit donc pas de constater qu’il est aussi absurde de présenter Platon et Aristote comme les intellectuels organiques d’une révolution politique qui prend forme au XVIIIe siècle que de penser qu’avant la scolastique, un millénaire de pensée chrétienne s’est écoulé, pour ainsi dire, en pure perte. L’important est de comprendre comment et pourquoi ces deux absurdités n’en font qu’une. Car c’est en le comprenant qu’on comprendra comment et pourquoi le progressiste Kojève et le nostalgique Douguine partagent en réalité le même horizon idéatique, ancré dans la même idéologie de l’intellectuel occidental. Communauté de destin au regard de laquelle les menues récriminations passéistes d’un Douguine – conséquence typique de la frustration structurelle de toute philosophie russe, c’est-à-dire d’un usage des concepts de la Métropole pour l’expression des réalités substantielles de la Périphérie culturelle – apparaissent comme ce qu’elles sont : secondaires et marginales.
Modeste Schwartz
Source: Lire l'article complet de Égalité et Réconciliation