La contre-offensive de Karkhiv, lancée par l’armée ukrainienne le 5 septembre 2022, a montré que le conflit n’est pas prêt de s’achever. L’« opération spéciale » a d’abord été vue comme une guerre interne au monde slave et orthodoxe. L’une des raisons que Poutine a invoquées pour justifier son intervention chez son voisin est que Russie et Ukraine forment une seule nation, la seconde étant considérée comme le berceau civilisationnel de la seconde.
Or ce n’est pas une simple guerre civile : c’est une confrontation directe entre la barbarie moderne et la civilisation traditionnelle, entre l’Occident et l’Orient (au sens où René Guénon définissait ces termes). Immédiatement l’OTAN a réagi, s’est mobilisé pour dénoncer l’offensive russe et défendre le régime de Kiev présidé par Volodymyr Zelensky. La guerre civile est devenue une conflit international.
Vladimir Poutine a été accusé de violer l’article 51 de la charte des Nations Unies qui interdit l’agression d’un pays souverain contre un autre. De la même manière que dans la sphère des relations interindividuelles la violence est licite uniquement en cas de légitime-défense, au niveau des relations internationales les guerres défensives sont validées par le Droit, comme lors de la première guerre du Golfe, via la résolution 678 du Conseil de sécurité de l’ONU du 29 novembre 1990 qui posait cet ultimatum : si avant le 15 janvier 1991 Saddam Hussein n’avait pas évacué son armée du Koweït, il se verrait attaqué par une large coalition menée par les États-Unis. On connaît la suite…
Il semble important de préciser qu’un tel élément central du droit international résulte de la sécularisation de la notion de « guerre juste », apparue « en Occident au Ve siècle de notre ère, […] développée dans la chrétienté médiévale, avant de se transformer dans les temps modernes pour donner naissance au Droit international de la guerre. »
Celui qui a joué un rôle décisif dans son élaboration est l’immense penseur de l’Église Augustin d’Hippone, qui se confronta à la tension qui existe dans le christianisme : Jésus prônait l’amour et le refus du glaive. Lors de son arrestation, « [c]eux qui étaient avec Jésus, voyant ce qui allait arriver, dirent : ‟Seigneur, frapperons-nous de l’épée ?” Et l’un d’eux frappa le serviteur du souverain sacrificateur, et lui emporta l’oreille droite. Mais Jésus, prenant la parole, dit : ‟Laissez, arrêtez !” (Luc XXII : 49-51). De surcroît il dit ceci : « Mais je vous dis, à vous qui m’écoutez : ‟Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous maltraitent. Si quelqu’un te frappe sur une joue, présente-lui aussi l’autre. Si quelqu’un prend ton manteau, ne l’empêche pas de prendre encore ta tunique.” » (Luc VI : 27-29).
Toutefois il est aussi rapporté ces paroles de Jésus : « Je suis venu jeter un feu sur la terre, et qu’ai-je à désirer, s’il est déjà allumé ? Il est un baptême dont je dois être baptisé, et combien il me tarde qu’il soit accompli ! Pensez-vous que je sois venu apporter la paix sur la terre ? Non, vous dis-je, mais la division. Car désormais cinq dans une maison seront divisés, trois contre deux, et deux contre trois ; le père contre le fils et le fils contre le père, la mère contre la fille et la fille contre la mère, la belle-mère contre la belle-fille et la belle-fille contre la belle-mère. » (Luc XII : 49-53).
Confronté à cette tension saint Augustin a tranché en posant la supériorité de la paix – entendue comme « concorde ordonnée » ou « tranquillité de l’ordre » (Cité de Dieu, XIX : 13) – sur la guerre, ainsi que la théorie de la guerre juste, que résume ainsi Christian Mellos : « les responsables politiques peuvent – et parfois doivent – recourir aux armes pour défendre contre des agresseurs le peuple dont ils ont la charge. Car écrit [Augustin], ‟la méchanceté de l’adversaire contraint le sage à des guerres justes”. »
Adepte de saint Augustin, qu’il cita lors de son discours d’investiture du 20 janvier 2021 – reprenant sa définition du concept de peuple – Joe Biden revendique être le chef suprême d’une la guerre juste faite à Vladimir Poutine.
Les considérables efforts militaires et financiers déployés pour soutenir l’Ukraine sont justifiés parce que la cause est juste : il y a « un agresseur à repousser, des vies à protéger, une oppression à faire cesser, une injustice à réparer ». C’est l’ultime recours : l’armée russe est présente sur le sol ukrainien, elle lance des missiles dévastateurs, au langage des armes on ne peut répondre que par le langage des armes. De plus l’intention est droite : faire respecter le droit international, les droits humains de la population ukrainienne. L’autorité est en outre légitime : un groupement d’États souverains associés au sein d’une alliance militaire autour des valeurs telles que les libertés publiques, la démocratie et le souci de l’état de droit. Il y a proportionnalité dans la réponse : l’objectif est de repousser l’ennemi sans qu’il y ait de confrontation directe entre OTAN et Russie, il n’est pas d’envahir le territoire de cette dernière. Enfin l’espérance de succès existe car l’OTAN est la première puissance militaire au monde. Il est donc raisonnable de penser qu’elle va réussir à dompter l’ogre russe.
Certes l’Ukraine est portion congrue à côté de la Russie, mais elle bénéficie de l’appui de l’Occident, formé par les États-Unis et « son jumeau européen » ainsi que des pays satellites comme le Canada ou l’Australie, dont historiquement la puissance repose sur sa suprématie techno-économique, « née à Manchester et achevé dans ses grandes lignes à Chicago et à Saint Louis un siècle plus tard. »
Voilà pourquoi des mois après son commencement le conflit s’enlise : ce n’est pas une guerre entre l’Ukraine et la Russie, c’est une guerre entre la Russie et l’Occident, une guerre plus ou moins directe, par proxy, où ce dernier feint d’être un modèle en matière de respect du droit international, le garant par excellence de la charte des Nations Unies, qu’il avait pourtant bafoués en 2003 au moment de la seconde guerre du Golfe.
L’OTAN, sans le soutien de l’Allemagne et de la France (qui n’était pas encore revenu dans son commandement intégré), avait envahi une nation souveraine, l’Irak, sur la base d’un prétexte fallacieux, un mensonge, en violation totale des règles instituées par l’ONU.
Mais cela The Economist, l’hebdomadaire de la City de Londres, n’en a cure : c’est oublié… Et l’on se dit, en lisant son éditorial qui pointe du doigt les mensonges russes, que c’est vraiment l’hôpital qui se fout de la charité, si l’on nous concède cette expression triviale. Dans son numéro du 17 septembre 2022, il est indiqué que le peuple ukrainien « se bat pour ses maisons et ses camarades citoyens. Les troupes russes se battent pour un tas de mensonges : que l’Ukraine est dirigée par des ‟Nazis”, ce qui constitue une menace pour la Russie, que sa population veut être libérée par la Russie. »
À les colonnes du magazine l’on constate effectivement que Poutine, dépeint comme un « tyran avec des illusions de grandeur historique » (« tyrant with delusions of historical grandeur »), a face à lui l’Ouest, qu’en déclarant la guerre à l’Ukraine il a déclaré la guerre à l’Occident, à cet ensemble surpuissant mais en déclin qui va de l’Alaska à la Nouvelle-Zélande en passant par la Turquie. En attestent ces préconisations faites par The Economist : « L’Ouest devrait essayer de creuser un fossé entre le régime et le peuple russe. Les dirigeants occidentaux devraient insister sur le fait qu’ils s’opposent à M. Poutine, pas à son peuple. Les pays occidentaux devraient accueillir les déserteurs russes, en particulier les plus diplômés. »
Au fond cette guerre ce n’est pas le David ukrainien contre le Goliath russe mais le David russe contre le Goliath occidental, contre cette thalassocratie multi-séculaire au sens où les États-Unis ont « revêtu les habits de l’ancienne doctrine stratégique britannique : affirmer le libre-échange, assurer, pour ce faire, la liberté des mers par l’établissement d’une marine invincible, maintenir dans chaque région de la planète un équilibre entre les puissances du moment ».
En réalité c’est la Russie qui mène une guerre défensive contre la menaçante hyperpuissance occidentale. Une voix de l’Ouest, le Français Alexandre Adler, a étudié dans un essai paru en 2004, l’Odyssée américaine, la stratégie globale des États-Unis à l’orée du XXIe siècle.
En le lisant on réalise à quel point la politique à la hussarde de Bush Jr – l’ouvrage est sorti à la fin de son second mandat – a été préjudiciable à la stabilité mondiale mais surtout qu’elle constitue la cause principale du conflit actuel en Ukraine.
Sa politique du « roll-back » fut une provocation pour les autres puissances : outre l’opération en Irak déjà évoquée, mentionnons les « protectorats américains de facto établis en Afghanistan et même en Ouzbékistan, sous le nez de la Russie et de la Chine ». En dépit de sa victoire lors de la Guerre froide, note Adler, « l’Amérique fait tout pour affaiblir l’influence traditionnelle de la Russie. C’est la présence américaine dans les États baltes, qui ont fini par accéder à l’OTAN, contre tous les engagements pris autrefois vis-à-vis de l’Union soviétique de Gorbatchev ». Là réside le péché originel qui conduira à la guerre actuelle.
D’autant plus que c’est sous la présidence de Bush Jr que « les Américains ont recommencé à soutenir l’Ukraine dans ses aspirations à rejoindre un jour l’Union européenne et l’OTAN. » Et Adler d’enfoncer le clou sur l’impéritie de politique étrangère de l’administration Bush : « C’est donc très largement à cause des erreurs ou des négligences de la diplomatie de George Bush que Poutine a glissé d’une position de pro-américanisme franc en 2001, à une distance franche fin 2002. » Conséquence de quoi ce dernier choisit en « septembre 2003 d’augmenter son aide au programme nucléaire iranien, en doublant la centrale de Bushir, de donner son appui à la Corée du Nord et de renforcer sa coopération pétrolière avec l’Irak de Saddam Hussein. » En un mot, de prendre langue avec ces pays taxés par les faucons de la diplomatie américaine d’Axis of Evil, d’« Axe du Mal ».
Une étude sur la Russie vit le jour dans ce contexte sous la plume du descendant d’Edgar Poe, John Poe, qui soutient que la modernisation occidentale et son lot de violences a conduit l’État russe à devenir beaucoup plus coercitif, sans pitié et très autoritaire. Face au danger que représente un pays belliqueux, le pacifisme est en effet une faute, comme le fait remarquer Grégoire Quevreux dans une recension du livre Trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion de Vladimir Soloviev :
« L’histoire nous apprend en effet qu’il y a des guerres bonnes, et des paix mauvaises. L’erreur fondamentale du prince est de ne considérer le problème qu’à travers un rapport binaire : entre le belliciste qui frappe la joue droite, et le pacifiste qui tend la joue gauche. Or, relève Soloviev, la guerre engage parfois un rapport en réalité ternaire : entre l’agresseur qui s’en prend au faible, le faible qui est victime de l’agresseur, et le protecteur qui vient prendre la défense du faible les armes à la main. Dans cette situation (peut-être rare dans les faits, mais qui arrive néanmoins), la guerre faite par le protecteur à l’agresseur est évidemment bonne et juste. Pour Soloviev, l’accomplissement du bien est toujours une œuvre divino-humaine qui exige la participation active de l’homme, y compris par les armes. Refuser de résister au mal au nom d’un pacifisme de principe comme le préconise le prince, c’est finalement laisser au diable la liberté de se déchaîner. »
Mais Bush Jr n’était qu’un pantin qui ne faisait que poursuivre, sous l’influence de ses conseillers bien plus intelligents que lui, la vieille politique anglo-saxonne d’empêchement d’unification du continent, à un moment où Chirac, Schröder, Poutine étaient à l’unisson pour exprimer leur hostilité à la guerre en Irak. Adler indiquait ainsi en ce temps-là que « les Américains ont besoin de desserrer l’axe Paris-Berlin-Moscou rapidement. »
Le conflit en Ukraine dont nous sommes les témoins n’est pas autre chose que la guerre des États-Unis contre l’Europe : l’Europe à la fois au singulier et au sens large, de Galway à Vladivostock. Durant la Guerre froide, la politique européenne des États-Unis était celle du containment. Avec la chute de l’URSS, ils adoptent une nouvelle stratégie, que l’on retrouve dans un volume publié en 1990 de Luster Thurow intitulé Head to Head où il pronostique un affrontement entre ces deux puissances, faisant « de la Russie une partie intégrante de l’Europe ». Cette vision trouve ses racines dans la période où de Gaulle présidait la France. Les États-Unis, écrit Adler, « ont perçu que la stratégie française la faisait évoluer vers une Europe-puissance, potentiellement rivale. » C’est pourquoi ils ont alors poussé le Royaume-Uni à rejoindre la CEE, la participation des Britanniques servant de cheval de Troie entravant la bonne marche de la construction européenne.
Et par conséquent Zelensky de n’être que la marionnette d’Uncle Sam, qui, fidèle à sa cousine la perfide Albion, répugne à l’unité européenne car cela risquerait de mettre en péril sa suprématie, fondée sur la thalassocratie. Honoré de Balzac, dans La femme de trente ans, dépeint justement le princeps hujus mundi comme le Seigneur des Océans et des Mers, voguant depuis l’Othello avec Hélène, qui se pâme d’admiration pour lui :
« j’ai pour amant, pour époux, pour serviteur, pour maître, un homme dont l’âme est aussi vaste que cette mer sans bornes, aussi fertile en douceur que le ciel, un dieu enfin ! Depuis sept ans, jamais il ne lui est échappé une parole, un sentiment, un geste, qui pussent produire une dissonance avec la divine harmonie de ses discours, de ses caresses et de son amour. Il m’a toujours regardée en ayant sur les lèvres un sourire ami et dans les yeux un rayon de joie. Là-haut sa voix tonnante domine souvent les hurlements de la tempête ou le tumulte des combats ; mais ici elle est douce et mélodieuse comme la musique de Rossini, dont les œuvres m’arrivent. Tout ce que le caprice d’une femme peut inventer, je l’obtiens. Mes désirs sont même parfois surpassés. Enfin je règne sur la mer, et j’y suis obéie comme peut l’être une souveraine.
– Oh ! Heureuse ! reprit-elle en s’interrompant elle-même, heureuse n’est pas un mot qui puisse exprimer mon bonheur. J’ai la part de toutes les femmes ! Sentir un amour, un dévouement immense pour celui qu’on aime, et rencontrer dans son cœur, à lui, un sentiment infini où l’âme d’une femme se perd, et toujours ! dites, est-ce un bonheur ? j’ai déjà dévoré mille existences. Ici je suis seule, ici je commande. Jamais une créature de mon sexe n’a mis le pied sur ce noble vaisseau, où Victor est toujours à quelques pas de moi.
– Il ne peut pas aller plus loin de moi que de la poupe à la proue, reprit-elle avec une fine expression de malice. Sept ans ! un amour qui résiste pendant sept ans à cette perpétuelle joie, à cette épreuve de tous les instants, est-ce l’amour ? Non ! Oh ! non, c’est mieux que tout ce que je connais de la vie… le langage humain manque pour exprimer un bonheur céleste. »
La thalassocratie anglo-américaine, appelée depuis le 15 septembre 2021 AUKUS, qui règne sans partage sur le monde depuis la guerre de Sept Ans (1756-1763) sème depuis sa position insulaire division et chaos sur le continent.
À la lumière du livre biblique attribué au prophète Daniel Benjamin Gross, dans l’émission de TF1 « Sources de vie » diffusée le 7 décembre 1980 décrivait ainsi l’Occident, que Poutine appelle empire du mensonge :
« C’est la bête avec un grand « b » si l’on peut dire, elle est caractérisée par le fait qu’elle détruise tout, une volonté de destruction totale. Volonté de destruction par le fait qu’elle vise l’universel. Elle n’est pas entièrement négative. Elle a le fait de vouloir viser l’universel effectivement mais, dans cet universel, elle a la volonté de tout engloutir. Ici véritablement l’autre n’a pas sa place. Il est le seul à vouloir prendre domination, puissance, cupidité, avidité, domination intellectuelle. […] C’est la Bête véritablement déchaînée. […] Cette bête est si féroce parce qu’elle arrive précisément à la fin des royaumes, et au fur et à mesure que l’évolution se fait de plus prenante, que l’évolution se fait marquante, ce royaume arrivant à la fin se débat en quelque sorte dans ses soubresauts, dont peut-être nous voyons aujourd’hui la manifestation. »
Une telle analyse est à rapprocher des réflexions d’Augustin d’Hippone contre la Rome païenne qui persécutait les premiers chrétiens. Selon cette lecture les États-Unis, avec leur Sénat, leur Capitole et leur Pax americana, sont les continuateurs de la Rome païenne de l’Antiquité, qui succéda en tant que première puissance mondiale à la Grèce, qui parvint à l’hégémonie suite à l’épopée d’Alexandre le Grand et ce au détriment de la Perse, cette dernière ayant auparavant triomphé de l’Empire babylonien.
Un fil d’Ariane géopolitique attache l’Antiquité la plus lointaine à nos jours. « Rome fut fondée comme une seconde Babylone, et comme une fille de Babylone, dont il plut à Dieu de se servir pour soumettre par les armes la terre entière », soutient saint Augustin. L’Occident est la nouvelle Babylone, la Cité du Mal, la putain babylonienne, que Poutine est en train de vaillamment affronter.
La guerre du Maître du Kremlin est juste, puisque défensive. Il s’agit non seulement de défendre la Crimée de l’expansionnisme otanien mais aussi de protéger les populations civiles du Donbass de la barbarie du régime de Kiev. Cette cause est incontestablement juste, et l’intention droite. La diplomatie ayant échoué la guerre était l’ultime recours ; sans cela d’autres civils russophones et russophiles des marches orientales de l’Ukraine auraient été décimés. La Russie en tant qu’État souverain est une autorité légitime, et il y a proportionnalité et espérance de succès car l’objectif est d’annexer les provinces de l’est à la Fédération de Russie, objectif tout à fait réaliste. Les sept critères de la guerre juste sont donc remplis, reste à considérer ses conséquences, non désirées initialement par Poutine : l’effondrement de l’Occident, et donc la fin d’une ère.
NOTES
Source: Lire l'article complet de Vigile.Québec