par Francis Goumain.
L’Opération Spéciale en Ukraine – comme l’appellent par euphémisme les Russes – se déroule sans conteste dans une ambiance nucléaire, toutefois, malgré l’importance des effectifs et des matériels engagés, malgré l’importance des pertes, malgré la localisation du théâtre des opérations en Europe même, la crise Ukrainienne peine à atteindre l’intensité historique de la crise des missiles à Cuba du 14 au 28 octobre 1962.
Pour permettre d’en juger, nous donnons ci-dessous, après un rappel historique de 1962, la retranscription de deux télégrammes, le premier, de l’ambassadeur de France à la Havane à destination du Quai, le deuxième, de l’ambassadeur de France à Washington à destination du Quai également ; on trouvera en outre la retranscription d’un entretien très secret entre le général de Gaulle et Dean Acheson. Les documents sont d’autant plus intéressants qu’ils montrent le rôle actif de la France dans la crise, c’est notamment l’ambassadeur à la Havane qui a le premier attiré l’attention des Américains sur ce qui se passait à Cuba.
Rappel historique
Le 16 octobre 1962, la CIA rapporta au président Kennedy que des missiles soviétiques avaient été découverts à Cuba.
Les forces soviétiques ont été déployées à Cuba pour empêcher une agression militaire américaine contre l’île et en réponse au déploiement de missiles américains en Turquie. En octobre, quelque 45 ogives nucléaires soviétiques, entre autres, avaient été déplacées vers l’île.
Kennedy a décidé de déclarer un blocus naval de l’île à partir du 24 octobre et de mettre l’armée américaine en état d’alerte. Plus de 180 navires de guerre américains ont été déployés dans les Caraïbes, les forces américaines en Europe, les 6e et 7e flottes ont été mises en alerte et jusqu’à 20% de l’aviation stratégique était en alerte.
Le 23 octobre, Moscou a déclaré que le gouvernement américain « assume une grande responsabilité pour le sort du monde et joue imprudemment avec le feu », et Khrouchtchev a envoyé une lettre à Kennedy l’assurant que tout armement fourni à Cuba était uniquement à des fins défensives.
Le 27 octobre était le « samedi noir » de la crise – un avion de reconnaissance américain U-2 a été abattu à Cuba alors qu’il survolait les zones de positions des forces de missiles, et le pilote a été tué. La direction du bloc militaire américain a convaincu Kennedy de commencer à bombarder les bases de missiles soviétiques et une attaque militaire sur l’île dans les 2 jours. De nombreux Américains ont fui les grandes villes, craignant une attaque soviétique imminente.
Le 28 octobre, des pourparlers soviéto-américains ont commencé à New York, avec des représentants cubains et le secrétaire général de l’ONU, mettant fin à la crise. L’URSS a décidé de retirer ses missiles de Cuba, et les États-Unis ont répondu en levant le blocus de l’île et ont accepté de retirer leurs missiles de Turquie. La crise des missiles de Cuba était terminée.
Maintenant, une remarque pour fixer les idées avant de se plonger dans les vieilles archives du Quai : au moment de la création de ces vieilles archives complètement déclassifiées, l’actuel président des États-Unis, Joe Biden, avait déjà vingt ans : il est né le 20 novembre 1942.
Un ambassadeur vigilant
L’ambassadeur de France à Cuba, Robert de Gardier, se fait agent de renseignements. À l’été 1962, plusieurs de ses télégrammes préviennent les États-Unis, via l’ambassade de France à Washington, de mouvements de troupes et matériels suspects sur l’île. L’administration Kennedy ne réagit pas.
1. Télégramme de Robert de Gardier, ambassadeur de France à Cuba, La Havane, le 18 août 1962, n°410 – 415
De plusieurs sources sûres très bien informées (agents de compagnies de navigation et personnalités très proches de l’état-major cubain), l’on me confirme l’arrivée depuis le mois d’août de groupes très importants de jeunes gens de 20 à 30 ans, en moyenne, qui ont débarqué de nuit, de paquebots russes dans les ports de Mariel et de Bahia-Honda.
L’on estime en général, de façon « secrète », m’a-t-on dit, à quatre mille au minimum le personnel ainsi mis à terre, qui pourrait être d’origine slave ou nord-européenne. En dehors de sacs de couchage ou de paquets de vêtements, ces hommes ne semblaient pas avoir d’armes individuelles.
Il m’est également signalé, de très bonne source aussi, que quelque deux mille Chinois, ceux-là armés de mitraillettes et de cartouchières en bandoulière, seraient arrivés récemment par le port de la Trinidad (sud de la province de Las Villas).
Une personne, qui m’a donné jusqu’à présent des renseignements très exacts, m’assure enfin que deux mille Algériens, en tenue de campagne de l’ALN, mais sans arme entre les mains, seraient depuis quelques jours au camp de Triscornia situé dans la banlieue sud-est de la Havane, mais malheureusement peu accessible et entouré de murs très élevés.
Le gouvernement cubain pourrait sans doute actuellement présenter ces étrangers comme des « techniciens » sans préciser leurs qualifications, quitte à les déclarer comme « volontaires » de style soviétique, en cas de crise aiguë avec les Américains.
D’autre part, deux auxiliaires de cette ambassade dont l’un sous-officier français, ont rencontré de nuit, au cours de la semaine qui vient de s’achever, dans une route secondaire que des policiers motocyclistes avaient fait évacuer, des convois militaires allant d’ouest en est, et comportant notamment des tracteurs lourds entraînant des remorques plates-formes à six jeux de roues doubles sur lesquelles se trouvaient des rampes de lancement de fusées d’une douzaine de mètres de long. Dans certains cas des tanks et des véhicules blindés sur chenilles faisaient partie des convois qui paraissaient venir de la province de Pinar Del Rio – où ont eu lieu des débarquements signalés plus haut – pour se rendre dans la grande banlieue de la Havane qu’ils ne semblent pas avoir dépassée jusqu’à présent. Ce matériel, ainsi qu’une partie du personnel étranger récemment arrivé à Cuba, serait dispersé dans un rayon de cinquante kilomètres autour de la capitale dans d’anciennes propriétés devenues « fermes du peuple » dont l’accès et les approches sont formellement interdits en ce moment.
Pendant ce temps, les principaux officiers de l’état-major général étudient le russe avec intensité afin que tous, selon l’un d’eux, « se passent au plus tôt des interprètes ». Or, il ne s’agit pas pour ces officiers d’effectuer un voyage quelconque en Europe de l’Est prochainement : c’est donc pour les besoins de leur service local qu’il leur serait utile de s’exprimer, dès que possible, en langue slave. Ce dernier renseignement est de source habituellement sûre, provenant de la famille très proche de l’un des intéressés.
2. Télégramme de Lebel, ambassadeur de France aux États-Unis, Washington, le 20 août 1962, n°4555 – 56
[FG – Par le jeu des en-têtes, ce deuxième télégramme permet de comprendre deux choses, premièrement que l’ambassade de France à Washington a prévenu les États-Unis, c’est le plus important, et deuxièmement, que le télégramme de la Havane a fait un coude par l’ambassade de France à Washington pour arriver à Paris : c’est que le Quai d’Orsay est organisé en grandes régions mondiales hiérarchisées, la Havane devant bien sûr dépendre de Washington, la tête de réseau]
Je me réfère au télégramme de la Havane n° 410.
Je me suis assuré cet après-midi que le département d’État était informé des indications données par M. Gardier.
Le suppléant du secrétaire d’État adjoint pour les affaires américaines était au courant du débarquement de personnels, mais n’avait pas encore eu vent de la découverte de rampes de lancement mobiles. Il a demandé – et je n’ai pas pu le lui préciser – si la longueur de douze mètres s’appliquait aux rampes ou aux fusées: il n’excluait pas a priori, étant donné la proximité de la côte des États-Unis, qu’il ne put s’agir d’autre chose que de fusées sol – air.
M.Goodwin m’a avoué que ses services et lui-même n’étaient pas encore parvenus à aucune explication valable de ce qui se passait à Cuba. Peut-être y craignait-on sincèrement une opération américaine ? On ne pouvait toutefois pas exclure des intentions castristes ou soviétiques moins exclusivement défensives.
LEBEL
3. Entretien du général de Gaulle avec Dean Acheson, émissaire de président Kennedy, à l’Élysée, le 22 octobre 1962 à 17 heures.
[Entretien très secret. Les photos aériennes d’octobre 1962 prouvent la présence de missiles nucléaires soviétiques à Cuba. Avant d’informer les Américains de sa décision d’imposer le blocus sur l’île, JFK envoie un émissaire à de Gaulle pour s’assurer de son soutien. Artisan de la diplomatie américaine au sein de l’administration Truman entre 1949 et 1953, Dean Acheson continue d’influer sur la politique étrangère de son pays. Lors de son entretien avec de Gaulle, il lui remet une lettre de Kennedy, lui montre les photos, explique les décisions du président américain. Parce qu’un État a le droit de se défendre, de Gaulle l’assure de son appui.]
Très secret
M. Dean Acheson remet au général de Gaulle une lettre du président des États-Unis, relative à Cuba, dont le général prend connaissance. Il lui remet également la première partie (la seule à être encore parvenue à l’ambassade des États-Unis) du discours que le président Kennedy doit prononcer le même soir à 24 heures (heure de Paris). Le reste du discours sera communiqué à l’Élysée dès réception par l’ambassade. […]
Le président va annoncer la décision suivante : immédiatement, sous réserve d’un délai de grâce de 24 heures expirant à minuit (heure de Paris), le 23 octobre, un blocus naval – et peut-être aérien (M. Acheson n’en était pas certain) – sera mis en opération autour de Cuba. Ce blocus portera tout d’abord sur les armements de toute nature ; à bref délai, il portera également sur les produits pétroliers et, si cela devenait nécessaire par la suite il deviendrait total. Sans doute, ce qui est arrivé à Cuba n’en repartira-t-il pas ; mais il semble que les systèmes d’armes en cours d’installation ne sont pas encore complets. En particulier, aucune photographie n’a permis de repérer des têtes nucléaires. Il s’agit d’empêcher l’arrivée de celles-ci.
Le président Kennedy avait d’abord pensé à des mesures plus draconiennes : profitant d’un effet de surprise complète, un vol de bombardiers aurait totalement éliminé les missiles déjà en place. Le président avait renoncé à cette idée, d’abord parce qu’elle aurait soumis les alliés européens des États-Unis à des risques trop grands de représailles ; ensuite parce que le nombre élevé de techniciens soviétiques qui auraient été tués par un tel bombardement aurait pu amener M. Khrouchtchev à des réactions excessives. À une question du général de Gaulle, M. Acheson précise qu’il se serait agi d’un vol de bombardiers à basse altitude, utilisant des bombes conventionnelles ayant pour objectif des installations établies loin des agglomérations ce qui aurait permis d’éviter des victimes civiles.
Il est évident que dès l’installation du blocus la situation deviendra très tendue. Plusieurs possibilités sont offertes. Peut-être que les Russes tenteront-ils de forcer le blocus avec ou sans usage de sous-marins; dans ce cas, la situation en viendrait rapidement à une attaque en force contre Cuba. Il est plus probable que les Russes cherchent à mettre les États-Unis dans l’obligation de tirer le premier coup, ce qui leur permettrait de répondre ailleurs : Berlin ? Quemoy ? L’Asie du Sud-Est ? La Corée ? Ou encore tous ces théâtres à la fois.
En outre, les Russes ne manqueront pas de déclencher une propagande massive surtout auprès des neutres – africains ou asiatiques – afin de pousser les opinions publiques à agir sur leurs gouvernements pour les amener à exercer des pressions sur les États-Unis.
C’est avec cette perspective en vue que le secrétaire d’État s’adressera demain à l’Organisation des États américain en vue de tenter à obtenir pour les États-Unis le soutien moral des pays latino-américains. En outre, les principaux gouvernements d’Amérique latine sont avisés du risque pour eux de voir des émeutes se déclencher dans leurs pays, et promesse leur est faite de mettre des unités des forces américaines à leur disposition pour réprimer les émeutes.
D’autre part, M. Stevenson va saisir le conseil de sécurité des Nations unies en vue d’obtenir une résolution condamnant la politique soviétique à Cuba (M. Acheson ne cache pas qu’à son avis il s’agit d’une démarche « prophylactique » dont l’unique résultat pourrait être d’empêcher les Russes de prendre l’initiative).
Concrètement, en prévision d’une extension possible des opérations à Cuba, les forces aériennes américaines sont en état d’alerte, la marine mobilisée pour organiser un blocus, et d’importants contingents de l’armée de terre mis en état d’intervenir.
Quelles fins poursuit M. Khrouchtchev à Cuba ? D’abord, il est probable qu’il cherche à utiliser cette affaire pour amener les États-Unis à soutenir ailleurs une évolution favorable de la situation dans les Caraïbes. D’autre part, il faut voir clairement que la menace directe soviétique contre les États-Unis se trouve sérieusement accrue par l’utilisation à Cuba de, peut-être, trente-six MRBM d’une portée de 1100 miles ou peut-être plus.
Il y a aussi le but politique: l’ébranlement moral de l’hémisphère occidental. Enfin, diplomatiquement, M. Khrouchtchev s’est donné la possibilité de dire : « Parlons de la suppression de toutes les bases militaires en territoire étranger ».
M. Acheson tient à préciser enfin que les indices de ce renforcement des possibilités offensives dans l’île de Cuba datent d’une semaine tout juste : les premières photographies inquiétantes ont été prises le 12 octobre et les suivantes deux jours après. De nombreuses autres photographies ont été prises depuis lors, et, depuis trois ou quatre jours, on a conscience de voir les réalités telles qu’elles sont.
Le général de Gaulle a lu avec attention la lettre du président Kennedy et ce qu’on lui a donné de son discours ; il a écouté avec la même attention ce que lui a dit M. Acheson. Il apparaît que pour la première fois les États-Unis sont directement menacés puisque les missiles qu’on a repérés ne peuvent avoir d’autre objectif que les États-Unis. Le président Kennedy veut réagir dès maintenant. La France ne peut y faire objection car il est normal qu’un pays se défende, même à titre préventif, s’il est menacé et qu’il a les moyens de se défendre.
Quant au moyen envisagé, il s’agit d’un blocus. Quelle en sera l’efficacité ? Il est difficile de le dire : sera-t-il assez insupportable pour amener les Cubains à se défaire des missiles déjà installés ? En tout état de cause, il devrait empêcher de nouvelles armes d’arriver.
[…] Quant au conseil de sécurité, un recours est dans la ligne de la politique américaine. Pour sa part, le Général n’y voit guère de valeur pratique car il y aura des débats, des discussions, mais rien d’autre. Le seul fait positif demeure donc le blocus.
S’il y a blocus – et une fois encore la France ne fait pas d’objection puisque les États-Unis sont menacés – les Soviétiques vont réagir. Peut-être réagiront-ils sur place, plus probablement ailleurs et en particulier à Berlin. S’ils établissent un blocus de Berlin, les trois puissances responsables devront prendre les mesures voulues. Les contre-mesures ont été élaborées. Il faudra les appliquer. […] Pour ce qui est de la France, si une crise éclate à Berlin, elle agira de concert avec ses partenaires, surtout s’il y a la guerre. Le général de Gaulle ne croit pas à une guerre, mais à des moments difficiles avec des menaces et des contre-menaces, ce qui est dommage car cela accentuera la tension.
Il apprécie le message de M. Kennedy, bien qu’il s’agisse d’une notification et non d’une consultation puisque la décision est déjà prise. Il va lui répondre. […]
Deux représentants de la CIA sont alors introduits qui montrent au Général des cartes et des photographies faisant apparaître d’une part l’implantation relevée depuis le début d’août dernier d’engins défensifs (y compris des MIG21), et d’autre part, le transport puis l’installation d’Iliouchine 28, susceptibles de porter des engins nucléaires, et surtout de MRBM d’une portée de 1100 à 2200 miles. Quatre et peut-être huit de ces engins paraissent déjà en position de tir ; la mise en état des autres s’échelonnera jusqu’à la fin de l’année où trente-six missiles seront prêts à partir, chaque rampe ayant la possibilité d’un deuxième lancement quatre ou six heures après. Compte tenu des études d’où il ressort qu’en URSS soixante-dix ICBM seraient opérationnels contre les États-Unis, l’implantation à Cuba représente 50% d’accroissement des possibilités offensives russes contre les États-Unis.
[…] Le général de Gaulle estime que M. Khrouchtchev a conçu autour de Cuba une vaste manœuvre permettant de parler aussi bien des bases militaires que de Berlin, de pousser à des conversations directes russo-américaines et d’impressionner les pays d’Amérique latine. L’affaire est sérieuse car les États-Unis avaient assuré la défense de l’Europe pour empêcher que l’Europe ne devienne une base antiaméricaine et voici qu’une telle base existait en Amérique.
Après s’être fait préciser que les trois seuls gouvernements ainsi avisés étaient les gouvernements français, britannique et allemand, le général de Gaulle prie M. Acheson, qui rentre dès demain à Washington, de porter au président des États-Unis son amical souvenir.
Transcription : Francis Goumain
source : « Dans les archives du Quai d’Orsay – l’engagement de la France dans le monde 8 mai 1945 – 11 septembre 2001 » aux éditions de L’Iconoclaste.
via Jeune Nation
Adblock test (Why?)
Source : Lire l'article complet par Réseau International
Source: Lire l'article complet de Réseau International