Visions de ‘The Big One’ (nucléaire)
• Les généraux et les amiraux américanistes semblent s’affoler devant des perspectives nucléaires évidement apocalyptiques. • L’amiral Richard, chef du StratCom, qui contrôle toutes les forces stratégiques nucléaires US, juge que l’Ukraine « n’est qu’un exercice d’échauffement » pour se préparer à ‘The Big One’, l’affrontement nucléaire total avec les deux puissances concurrentes, Russie et Chine. • Bien entendu, la chose est assortie de demandes d’augmentation budgétaire vertigineuse, ceci expliquant largement cela. • On peut effectivement voir dans cet alarmisme apocalyptique un simple et colossal exercice de relations publiques pour injecter dans l’énorme et monstrueux Pentagone quelques poignées de centaines de $milliards de plus. • Certainement et sans aucun doute, mais peut-être y a-t-il aussi « une parcelle de vérité-de-situation qui mérite d’être étudiée »… • Pour nous y aider, un texte (inattendu ?) de PhG, de 1995, sur l’extraordinaire (et lui aussi inattendu) climat d'angoisse qui baigna complètement l’esprit de l’américanisme immédiatement après Hiroshima.
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10 novembre 2022 17H30) – Il y a beaucoup d’agitations stratégiques chez les chefs militaires US ces dernières semaines. Le thème principal est un brusque grossissement de la perspective d’aggravation, avec l’idée que l’Ukraine n’est que le début d’un affrontement global, – et cela au moment où les Russes ont décidé de laisser Kherson et la rive Ouest du Dniepr, cette décision soulevant une grande émotion et des observations radicales et souvent définitives chez les commentateurs des deux camps… Comme s’il s’agissait d’une sorte de la nième conclusion définitive et ultime de la Grande Guerre [‘The Big One’] ; mais nous parlons, nous, pour notre compte, de la GrandeCrise, qui se trouve être notre ‘Big One’ après tout.
Ce qui est dit ici (dans le sujet de ce texte) en termes militaires ne fait que suivre un constat politique aujourd’hui évident, par exemple avec cette remarque que nous faisions hier, qui accompagne un thème désormais habituel de l’affrontement global en cours :
« A l’occasion d’une rencontre à Moscou avec le ministre indien des affaires étrangères Subrahmanyam Jaishankar, le ministre russe Lavrov a évoqué cette dynamique. [de changement de nature des BRICS en cours d’élargissement] […] … Et tout cela se faisant, finalement, comme si l’essentiel des modifications fondamentales en cours se jouait désormais moins sur le champ de bataille ukrainien que dans ces contacts. »
Bien entendu, les propos de Lavrov ont une toute autre forme que ceux de l’amiral Richard, commandant de StratCom (commandement stratégique US), constatant que l’Ukraine « n’est qu’un exercice d’échauffement » pour ‘The Big One’, mais elle concerne pourtant le même domaine stratégique et métahistorique. Cette remarque de l’amiral Richard est rapportée et mise dans son contexte par le principal commentateur d’‘Antiwar.com’, Dave DeCamp :
« Le chef des forces nucléaires américaines a lancé un avertissement sinistre lors d'une conférence navale la semaine dernière en qualifiant la guerre en Ukraine d’“exercice d'échauffement” pour le “grand” conflit à venir [‘The Big One’].
» La crise ukrainienne dans laquelle nous nous trouvons actuellement n'est qu'un échauffement, a déclaré l'amiral Charles Richard, commandant du commandement stratégique américain. [‘The Big One’] est encore à venir. Et il ne faudra pas longtemps avant que nous soyons testés comme nous ne l'avons jamais été depuis longtemps”.
» L'avertissement de Richard est intervenu après la publication par les États-Unis de leur nouvelle Nuclear Posture Review (NPR), qui réaffirme que la doctrine américaine autorise la première utilisation des armes nucléaires. La révision indique que l'arsenal nucléaire américain a pour but de “dissuader les attaques stratégiques, de rassurer les alliés et les partenaires et d'atteindre les objectifs des États-Unis si la dissuasion échoue”. »
L’affirmation de l’amiral Richard est largement commentée aux USA, même si elle n’est pas vraiment nouvelle. On a déjà lu des propos similaires de Richard, rapportées dans un texte du 23 septembre. Dans ces deux cas, et d’autres similaires, Richard parle à des audiences de spécialistes, d’autres chefs militaires, de parlementaires, etc. (devant l’Air Force Association en septembre, devant une conférence du Naval War College d’Annapolis la semaine dernière). Il s’agit donc de propos d’une importance réelle, allant très largement au-delà des relations publiques et des pressions pour obtenir des budgets supplémentaires (qui sont d’ailleurs faites par ailleurs, ceci allant avec cela, comme le rapporte Eric Zuesse en présentant des perspectives effectives de budgets de guerre totale contre la Russie et la Chine).
La brillante polémiste Caitline Johnstone s’est emparée de cette déclaration pour lancer une attaque vibrante, et somme toute fort bellement justifiée, contre l’Empire. (Sur son site et sur ‘ConsortiumNews’.) Son argument principal est que la description des situations gravissimes, et particulièrement la plus gravissime de toutes qu’évoque l’amiral Richard, est toujours faites selon des termes et des expressions objectives, comme si ces situations étaient “imposées” à l’Empire (alors que c’est l’Empire qui les provoque, juge-t-elle avec bien des arguments). Ainsi en est-il de l’expression ‘The Big One’, empruntée au vocabulaire catastrophiste de la Californie dans l’attente fiévreuse et terrifiée du tremblement de terre qui frappera cet État placé fort proche d’un système de faille sismique, aussi horriblement que le fut San Francisco en 1906.
Johnstone ne rate donc pas l’amiral Richard, qui a effectivement, – on en fait sans vergogne l’hypothèse, – choisi l’expression utilisée en Californie pour mieux frapper les esprits avides d’images catastrophistes qui ne mettent pas trop en cause la vertu d’inculpabilité caractérisant l’émouvante psychologie de l’exceptionnalisme américaniste.
« Ce que je trouve le plus frappant dans ce genre de remarques, c'est qu'elles donnent toujours l'impression d'être passives. Richard parle de ‘The Big One’ comme d'autres parlent des tremblements de terre en Californie, comme si une guerre totale avec la Chine était une sorte de catastrophe naturelle surgie de nulle part.
» Ce type de rhétorique est de plus en plus courant. Décrire une guerre mondiale de l'ère nucléaire comme quelque chose qui arriverait à l'empire américain, plutôt que le résultat direct de décisions concrètes de type A ou B prises par l’Empire, devient un genre à part entière de la politique étrangère.
» Cette superposition narrative passive sur le militarisme de l’empire américain n'est pas nouvelle. En 2017, Adam Johnson de Fair.org avait documenté la façon dont les médias occidentaux décrivent toujours les États-Unis comme “trébuchant” dans les guerres et se faisant “aspirer” dans les interventions militaires, comme un conjoint infidèle inventant de mauvaises excuses après s'être fait prendre
» “Ce cadrage sert à flatter deux sensibilités : une de droite et une vaguement de gauche. Il satisfait l'idée nationaliste de droite selon laquelle l'Amérique ne part en guerre que parce qu'elle y est contrainte par des forces indépendantes de sa volonté ; le guerrier réticent, le gentil géant qui n'attaque que lorsqu'on le provoque. Mais il joue également sur l'idée libérale et branchée que l'armée américaine est en fait incompétente et nulle, et qu'elle est généralement mauvaise pour faire la guerre.
» “Cela s'exprime très clairement dans l'idée que les États-Unis sont “entraînés” dans la guerre malgré leurs intentions peu belliqueuses. ‘Will US Be Drawn Further Into Syrian Civil War?’ Fox News (4/7/17); ‘How America Could Stumble Into War With Iran’ The Atlantic (2/9/17), ‘What It Would Take to Pull the US Into a War in Asia’ Quartz (4/29/17). ‘Trump could easily get us sucked into Afghanistan again” Slate (5/11/17).’ The U.S. is stumbling into a wider war in Syria, the New York Times, editorial board (5/2/15). “A Flexing Contest in Syria May Trap the US in an Endless Conflict,” Vice News (6/19/17).” »
En fait, et selon notre appréciation nuancée, Johnstone n’a pas tort ni tout à fait raison. Bien entendu, toutes les guerres où les USA se trouvent “emportés”, – « 392 “guerres” en 243 ans » disent les mauvaises âmes un peu russes et autres comptables complotistes, – sont le fruit d’interventions divines où les USA ont la plus grande part sinon l’exclusivité totale. Mais il faut noter qu’auparavant, cela se voyait moins, et qu’aujourd’hui cela se voit vraiment très fort, comme l’on se croirait dans un voile d’impunité totale où même l’assassinat par traîtrise & drones associés par la marque ‘Made In USA’ serait censé n’avoir aucun rapport avec la Grande République. La communication manipulée, la corruption, les chèques en blanc, l’oreille ailleurs, les sous-titres d’Hollywood, l’amitié indéfectible pour nos “libérateurs” jouent leur rôle dans cet aveuglement volontaire du type-La Boétie ; et si cela ne suffit pas, il reste le bras d’honneur du Pentagone et le doigt d’honneur du président des États-Unis d’Amérique, l’Honorable Joe Biden.
Cela dit sans trop en rire, il reste qu’avec le nucléaire qui est le domaine de prédilection de l’amiral Richard et de son ‘The Big One’, il y a un petit coin de vérité, une parcelle de vérité-de-situation qui mérite d’être étudiée. Toutes ces étoiles brillantes qui examinent avec empressement le cas de la guerre nucléaire totale le font d’abord parce qu’ils craignent d’avoir été dépassés par les Russes (surtout) et les Chinois, avec leurs missiles hypersoniques notamment, dans une situation où la paranoïa antirusse se trouve surtout du côté des civils du type-neocons. Tous ces généraux-amiraux ne sont pas aussi fous qu’un LeMay, qui reste une sorte d’exception diabolique de l’extrême, la figure ayant réussi à former une bureaucratie du SAC à son image effectivement et bureaucratiquement diabolique ; il est même possible d’envisager qu’il y a une sorte d’angoisse vraie dans ces déclarations où se mêlent l’opportunisme budgétaire, l’automatisme bureaucratique et quelque chose qui ressemble à l’angoisse qu’éprouve un être humain devant l’inéluctabilité d’une destruction, – dans ce cas, la doctrine MAD (Destruction Mutuelle Assurée) démontrant son épouvantable véracité.
Johnstone a évidemment mille fois raisons (ou “392 fois” raison) de voir dans cette agitation terrible le produit d’un hybris et d’une corruption de la psychologie portée à son extrême. Pour autant, il ne paraît pas inutile d’explorer l’hypothèse de cette “parcelle de vérité-de-situation” évoquée plus haut. Il existe un document qui nous est propre pour suggérer des pistes d’explications clairement métaphysiques, soit un article de Philippe Grasset (PhG) paru du temps de sa folle jeunesse, dans le numéro de juillet-août 1995 de ‘La Revue des Deux Mondes’.
Note de PhG-Bis : « Certains jugeront que PhG est un peu cachotier car peu savent finalement qu’il eut parfois des velléités pour paraître, de loin, sur la scène parisienne. Par bonheur, il échoua. Pour ce cas, PhG eut plusieurs collaborations avec la prestigieuse ‘Revue des Deux Mondes’, dans ces années 1993-1996. Il s’entendait bien avec une charmante vieille dame qui y faisait office de secrétaire de rédaction. Puis la revue changea de mains, et la fortune du nouveau propriétaire fit l’infortune (c’est une image en forme de jeu de mots) de PhG. Ses propositions furent dès lors repoussées, la vieille dame lui expliquant avec une grande tristesse et une certaine candeur que ses orientations antiaméricanistes n’étaient plus au goût du jour. “Complotisme”, maugréa PhG. Peut-être fut-il remplacé par Pénélope Fillon qui, plus tard, émargea à la Revue. Mauvais esprit, tout cela… »
50 ans plus tard, 60 ans plus tard, etc.
L’article, déjà publié sur ce site le 6 aout 2005, décrit le paysage psychologique de l’Amérique juste après Hiroshima puis la capitulation du Japon. On est stupéfait de trouver une angoisse et un désarroi qui n’ont strictement rien à voir avec les images d’Épinal-Street de la Cinquième Avenue, où l’on nous montre si volontiers cet , d’enthousiasme fou qui consacre la vertu de la grandeur, de la puissance et de l’optimisme américanistes.
En 2005, 60 ans après Hiroshima, ce texte écrit 50 ans après Hiroshima nous sembla alors presque d’actualité. Idem, nous semble-t-il, et peut-être plus encore, pour aujourd’hui par rapport à hier, – et l’on comprend aussit^pt pourquoi les neocons ont tant de succès, pourquoi ils tiennent le haut du pavé malgré la succession cosmique de stupidités et d’erreurs catastrophiques qu’ils ont favorisées dans la politique de sécurité nationale des USA, – et l’on comprend au bout du compte ce fol-amour des USA pour la “politiqueSystème”… Les historiens de demain, dans quelques siècles, rescapés transhumanisés et greffés sur la géographie luxuriante de la planète Mars après ‘The Big One’, nous diront peut-être que l’‘American Century’ (1), l’hégémonie sans pareille des USA sur le monde, furent en réalité une longue descente dans l’angoisse et la folie de la modernité-tardive devenue morbidité inguérissable, – sinon par le destin entrevu par Lincoln :
« Si la destruction devait un jour nous atteindre, nous devrions en être nous-mêmes les premiers et les ultimes artisans. En tant que nation d’hommes libres, nous devons éternellement survivre, ou mourir en nous suicidant. »
… Donc, texte de Philippe Grasset, ‘La Revue des Deux Mondes’, juillet-août 1995 qui, à part quelques frivolités chronologiques, nous paraît très convenable et convenir pour novembre 2022.
dedefensa.org
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La Bombe dans la tête de l'Amérique
Rarement un événement fut aussi vite et aussi complètement apprécié à sa juste mesure : c'était historique. La presse américaine ne s'y trompa pas, ni le public. Comme s'il se situait dans une continuité, l'événement fut aussitôt considéré selon ses implications américaines.
Cette orientation intérieure surprend. Nous, Européens, sortions d'une guerre qui avait réduit la gloire de l'Europe à quelques îlots d'exception et fait basculer le reste dans l'infamie ou dans l'angoisse. Nous subissions l'empire de la domination américaine d'ores et déjà indiscutée (fut-elle jamais plus indiscutée que pendant cette courte période de la Victoire?). Événement terrible et par essence au-delà des nations, le bruit de la Bombe résonna comme éclate la canonnade de l'Ouverture 1812 de Tchaïkovski : ç'était l'empire américain sur le monde.
Nous voyions un visage que l'habileté américaine dans la technique des communications maquillait avec brio, grâce à la radio et à la presse, au cinéma et à ses artistes de variété (entertainment), à son apparat, sa mécanisation, son organisation. Mais le sentiment, en Amérique, était si différent. Il y régnait une perception historique à l'inverse de la nôtre. Les biographes de l'écrivain Jack Kerouac (2), Barry Glifford et Lawrence Lee, écrivirent des jeunes Américains qui avaient vingt ans dans les années 1941-45 (l'âge de Kerouac en 1942), qu'ils ressemblaient fort peu aux jeunes Européens contemporains plongés dans la guerre, avec la pression des événements terribles, la nécessité de l'action immédiate et de l'engagement sans nuances, et leur destin qui serait réglé par la fortune des armes.
« Pour ces jeunes Américains, expliquèrent Glifford et Lee, la guerre était le symptôme de leur pessimisme, et non sa cause première. »
Ce jugement pourrait être étendu à l'Amérique dans son entier, par rapport à l'Europe et au contraire d'elle.
Ainsi y a-t-il deux visions de la Bombe. Notre sujet n'est pas la vision “optimiste” et extérieure, celle de l'establishment américain à propos de laquelle le débat est réapparu un demi-siècle plus tard, et l'on comprend pourquoi puisque la grande République se trouve dans un passage fondamental de son existence. Commencée à l'automne 1994, la querelle de l'exposition de la Smithsonian Institution (3) a ouvert un débat “révisionniste” sur l'usage de la Bombe contre le Japon, qui n'est pas seulement académique. Il fait partie de la douloureuse interrogation de l'Amérique sur elle-même, et passe par la mise en question de l'image officielle qu'elle s'est donnée.
« … Soudain nus et vulnérables … »
Dans un pays dont la philosophie a toujours écarté le sens du tragique parce qu'il fait partie des forces incontrôlées de l'Histoire et que lui-même prétend avoir dompté l'Histoire, la Bombe eut, presque aussitôt, un écho tragique qui apparaît ainsi extraordinaire. Elle éclaira de couleurs sombres et terribles que nous avons ignorées en Europe cette période qui eût dû être celle du triomphe américain. L'universitaire Paul Boyer, qui a réalisé un remarquable travail sur les effets de la Bombe sur la culture américaine (4), remarqua de la façon la plus convaincante du monde :
« Physiquement protégés de la guerre, les États-Unis se crurent soudain nus et vulnérables au moment de la victoire.… Seuls possesseurs et utilisateurs d'un nouvel instrument de destruction massive, les Américains se virent aussitôt, non comme une menace pour les autres peuples, mais comme une victime potentielle. »
Le sentiment fut universel aux États-Unis, dès l'événement connu. On y verrait comme un réflexe, et plus encore, comme si l'Amérique n'attendait que cela, au fond comme si la Bombe ne faisait qu'illustrer tragiquement une situation latente … Le 17 août, le reporter Kaltenborn rapportait un entretien avec le général de la force aérienne Arnold ; il fallait désormais songer aux « immenses massacres qui viendront avec la Troisième Guerre mondiale » (l'emploi du futur est remarquable). Il n'était pas question d'hostilité à l'égard des Soviétiques. Cette crainte de la prochaine guerre s'apparentait à une angoisse abstraite, face à un ennemi indéfini et insaisissable.
L'hebdomadaire The New Republic constatait, en août 1945 également, cette situation marquée par un « sentiment d'insécurité étrange, et même incongru en regard de la victoire militaire ». La bombe, observait un officiel de la Fondation Rockefeller en septembre 1945, rendait
« l'humeur de la nation au moment de la victoire […] encore plus angoissée qu'en décembre 1941, quand le gros de la Flotte du Pacifique reposait au milieu des ruines de Pearl Harbor ».
Le 12 août 1945, deux jours avant la fin de la Deuxième Guerre mondiale où les armées américaines transformèrent le monde et établirent un empire sans précédent, le commentateur de la CBS Edward Murrow expliquait de façon si désabusée :
« Rarement, si même cela s'est jamais produit, une guerre n'a laissé les vainqueurs avec un tel sentiment d'inquiétude et de peur, avec une telle certitude que l'avenir est obscur et que la survivance est incertaine. »
La situation était terrible. Une enquête du Social Science Research Center datant de 1946 en fixait les termes : l'impact de la Bombe avait été « phénoménal », 98% de la population savait de quoi il s'agissait, « même les gens les plus isolés ». Et Fortune posait, en décembre 1945, la question essentielle pour déterminer l'aspect qualitatif de l'événement :
« Nous savons tous ce que les bombes atomiques ont fait à Hiroshima et à Nagasaki. Mais qu'ont-elles fait à l'esprit de l'Amérique? »
Dès que le phénomène commença à être réalisé, furent lancées des campagnes diverses tendant à ôter à la Bombe ce caractère qu'on qualifierait d'“horreur nue”, sans justification fondamentale, qui pouvait être la cause de ces angoisses américaines. L'impact psychologique (bien plus que politique) constituait un formidable incitatif pour imaginer une explication différente à cet événement, qui lui donnât un fondement, bref qui la fît rentrer dans la logique du monde. « L'angoisse atomique est devenue un cauchemar dans les esprits des hommes », constatait l'anthropologue Robert Redfield en novembre 1945. Il fallait changer cela.
Au premier rang de ceux qui mesuraient le poids de cette angoisse et leur responsabilité, on trouvait les savants, — la communauté scientifique qui avait inventé la Bombe. On connaît leur humanisme, les intentions louables de leur démarche (la Bombe développée pour arrêter l'agression historique du national-socialisme). Son utilisation avait déjà été un motif grave de préoccupation (certains auraient voulu un tir de démonstration pour amener le Japon à la capitulation sans les dizaines de milliers de morts d'Hiroshima et de Nagasaki). Ses effets directs et indirects transformaient l'aventure en un cauchemar pour eux aussi. Cette pression terrible conduisit la communauté scientifique à renverser la proposition logique qui eût été de relativiser l'impact de la Bombe, à accentuer au contraire la gravité de la guerre atomique pour en faire le conflit suprême de l'anéantissement de l'espèce ; cela obligerait à des propositions radicales pour éviter une telle issue, dont celle d'un “gouvernement mondial” contrôlant l'arme et organisant la concorde universelle.
La Bombe acquit alors une Vertu aussi grande que l'Horreur découverte à son usage. La BA et la peur qu'elle provoquait devenaient paradoxalement l'instrument d'une paix enfin universelle et maîtrisée par l'Homme. Le Bulletin of Atomic Scientists écrivit en 1947 que
« quelque chose de plus grand a été détruit à Hiroshima le 6 août 1945, […] ce sont les pompeuses fantaisies de la souveraineté nationale »
L'idée avait été acceptée par les plus hautes autorités. Le Reader's Digest écrivit que « La bombe atomique a vidé de sens le nationalisme politique et économique ». Les catholiques proposaient « un moyen de se défendre contre de la bombe atomique. […] Il suffit de créer un gouvernement mondial » (revue catholique Commonweal, en novembre 1945).
Il y avait du mysticisme et beaucoup d'utopie, en même temps que l'espoir de voir les Nations-Unies jouer effectivement ce rôle.
Également optimiste, parfois jusqu'à perdre toute mesure, une autre réaction tendait à montrer que la Bombe n'était que l'accident, une face sombre qu'il fallait cacher, d'une perspective glorieuse du progrès du monde. La Bombe, c'était aussi l'énergie atomique. On en attendait des miracles. Il y aurait les “voitures atomiques” à autonomie illimitée, des “tablettes de vitamines d'énergie atomique” à consommer régulièrement ; on modifierait le climat en le rendant plus chaud, plus idyllique (sans la moindre considération pour les conséquences catastrophiques qu'on envisage aujourd'hui), grâce à des « soleils artificiels [atomiques] montés sur des tours d'acier gigantesques » ou en faisant fondre la banquise avec quelques bombes bien placées.
La Bombe et “la volonté nationale”
Ces tentatives de transformer l'image et la substance de l'atome, de les faire passer de l'angoisse de l'anéantissement au “paradis atomique”, s'avérèrent vouées à l'échec. Il semblait qu'une fatalité noire devait faire de cet événement un signe qui animait une vision tragique du monde qu'aurait entretenue secrètement l'Amérique. Vite, les savants abandonnèrent leur utopie qui faisait de ce Mal affreux un Bien inespéré. Le “paradis atomique” évolua vers l'“utilisation pacifique de l'atome”, notion bien plus rationnelle et moins spectaculaire, d'ailleurs promise et bientôt conduite également à la polémique montante des années soixante-dix, jusqu'à Tchernobyl qui a recouvert d'un linceul de plomb ce qui restait du rêve d'une énergie atomique libérant le monde industriel des contraintes naturelles.
Entre-temps, la Bombe elle-même avait changé. Jusqu'alors, on avait peu ou pas évoqué l'existence possible d'un Ennemi l'utilisant. Un article paru dans Life en novembre 1945 (« The 36-Hour War ») décrivait une attaque contre treize villes américaines, sans la moindre précision qui puisse servir d'indication sur le “responsable” :
l'attaque serait « lancée d'Afrique équatoriale, où un ennemi des États-Unis [aurait] secrètement mis en place une base de lancement de missiles dans la jungle ».
Au milieu de 1946, avec notamment un article de John Foster Dulles dans Life, apparut l'idée que la subversion communiste mondiale pouvant constituer une menace pour l'Amérique. En 1947, les premiers fondements officiels d'une politique anti-communiste américaine officiellement identifiée à l'URSS étaient mis en place avec la “doctrine Truman”. Les premières listes noires de la “chasse aux sorcières” étaient apparues à Hollywood. Les pressions intérieures se faisaient plus fortes, tandis que l'interprétation des événements extérieurs passait de la retenue et de l'indifférence au pessimisme proche de la panique en 1947-48. Une idée d'Alliance occidentale (la future OTAN) présenté par l'anglais Bevin, qui n'intéressait guère le secrétaire d'État Marshall en décembre 1947, devenait essentielle dans le courant de 1948.
L'industrie ajoutait ses propres pressions, comme le montre l'exemple de l'industrie aéronautique. Créée à l'occasion de la guerre, devenue une puissance sans égale grâce à la guerre (43e secteur industriel en 1938, 1er en 1943), elle était sur le point de se désintégrer (retombée à la 44e place en 1947) à cause de l'effondrement de la production. Elle ne fut sauvée que par l'action conjuguée du secrétaire à la défense Forrestal et du secrétaire d'État Marshall. Il y eut une radicale augmentation du budget de la défense, en mars-mai 1948, en cours d'année fiscale (5), imposée au Congrès grâce à une campagne de dénonciation d'un danger soviétique soudain opportunément devenu pressant et formidable (6).
Tout cela constituait l'arrière-plan. Il manquait l'essentiel. Contrairement aux appréciations s'appuyant sur une propagande officielle et rencontrant le désir des Européens écrasés par la guerre et celui de l'establishment américain de tendance internationaliste, l'Amérique de 1945 était retombée dans l'isolationnisme (7). Sa politique était erratique, et nullement tendue vers un but clair, qui n'aurait pu être que l'organisation du monde devenu américanisé contre une menace subversive communiste. Sa position était marquée par l'incertitude et la crainte, sans rien de cette volonté tendue que les Européens crurent y voir comme un substitut à leur propre impuissance et une sauvegarde contre les tensions subversives qu'ils croyaient subir dès l'armistice signée.
La véritable cause du changement fondamental, ce fut la bombe atomique de Staline en 1949. Cet événement stratégique et mythique fut plus important que l'invasion de la Corée (juin 1950). L'ordre présidentiel de rédiger le fameux rapports NSC-68, le texte fondateur de la stratégie de la Guerre Froide du côté américain, date du 31 janvier 1950, après la BA russe et avant la Corée.
« Le 31 janvier 1950, le président Truman ordonna une réévaluation de la politique américaine de sécurité nationale à la lumière de la bombe atomique soviétique et du nouveau danger qu'elle posait pour les États-Unis », écrit l'historien Guy Oakes (8).
La peur horrible mais indéfinie de 1945 avait pris un visage humain et l'aspect de ce qui semblait être une réalité terrestre. La bombe atomique soviétique découvrait le visage hideux de Staline. L'angoisse ontologique de l'Amérique se trouvait soudain habillée de l'allure familière de la Mobilisation proclamée contre une menace. Alors, l'état d'esprit à l'égard de la Bombe acheva de se modifier, et introduisit dans la culture américaine une dimension nouvelle. Naquit en effet ce que Oakes qualifie de « Problème de la volonté nationale » (« National Security and the Problem of National Will »).
L'Ennemi était débusqué (Staline et sa Bombe). Les moyens étaient mis en place (la doctrine de l'état de sécurité national énoncée par la “Doctrine Truman”, sa stratégie détaillée avec NSC-68, le complexe militaro-industriel sauvé, etc.). L'état d'esprit officiel y était. Restait les Américains. Guy Oakes nous livre ces interrogations fondamentales :
« La plausibilité de cette menace était fondée sur les ressources morales du peuple américain. Possédait-il la résolution d'affronter les nouveaux périls de la Guerre Froide ? Était-il préparé aux très lourds sacrifices qu'impliquerait une guerre nucléaire ? » ; et il conclut : « Les planificateurs de la sécurité nationale n'étaient pas très optimistes à cet égard. »
Insidieuse mais d'une puissance sans égale aux États-Unis où les “relations publiques” et la “communication” forment l'essentiel du génie national, la machine de l'information qui ressemble parfois si précisément à la propagande se mit en marche.
Il y eut une vaste campagne de “relativisation” de la Bombe. La Bombe n'était plus l'horreur absolue décrite d'abord, et aggravée encore par les savants. Elle devenait une arme relative : après tout, 129 bombardiers B-29 armés de bombes conventionnelles auraient fait les mêmes dégâts à Hiroshima. La guerre atomique puis nucléaire, ce n'était pas vraiment l'Holocauste. Elle était jouable. Elle était faisable. Un échange nucléaire entre USA et URSS devenait, dans les descriptions imagées du début des années cinquante, une sorte de « Bataille d'Angleterre atomique ». Le Royaume-Uni s'était bien sorti sans encombres de sa propre Bataille d'Angleterre de l'été 1940.
Ne nous attardons pas trop à cette thèse. Si elle resta implicite ça et là des années durant, elle n'était pas exclusive car elle pouvait être contre-productive (en écartant la nécessité d'une mobilisation des esprits).
Beaucoup plus fondamentale apparut la démarche générale qui reprenait l'interrogation déjà rencontrée (the Problem of National Will) : quelle que soit la guerre nucléaire, jusqu'à l'affrontement total s'il le faut, les Américains montreraient-ils le courage suprême de l'affronter ? George Kennan (9) en appelait à la « vitalité spirituelle » qui serait nécessaire à l'Amérique pour la « responsabilité du leadership politique et moral dont l'histoire l'avait chargée ». La Guerre Froide n'était plus une simple démarche de relations internationales ;
« au contraire, le rôle que les États-Unis s'apprêtaient à jouer dans les affaires du monde dépendait dans sa phase ultime de la qualité de la société américaine elle-même, et du caractère moral de son peuple » (Oakes).
Ultime expression de la Guerre Froide, la guerre nucléaire devenait l'épreuve ultime imposée au caractère américain. Cette logique conduisit à cette situation, exprimée par une remarque de Oakes et qui rejoint parfaitement le malaise intérieur de l'Amérique :
« Les stratèges de la sécurité nationale représentèrent la menace nucléaire soviétique comme une crise dans la vie américaine ».
Ces conceptions présidèrent au développement d'un formidable programme de “défense civile” dans les mêmes années cinquante. Les Américains étaient priés d'investir dans l'installation d'abris antiatomiques dans leurs jardins ; des émissions télévisées, des cours scolaires, des livres, des brochures, des exercices même, tout était fait pour les habituer à ces perspectives d'une guerre nucléaire. L'Amérique vivait en état de mobilisation intime, considérant effectivement la Bombe comme cette “affaire intérieure” qu'elle n'avait jamais cessé d'être.
L'interprétation officielle énonçait, parmi les premiers dangers de la guerre nucléaire, celui d'une menace contre la cohésion de la société. Cette crainte était fondamentale. Elle apparaissait déjà dans le premier rapport sur la guerre nucléaire, réalisé par une commission du Pentagone, le Bull Report (du nom du général Harold Bull qui la présidait), rendu public le 2 février 1948 :
« Le “Bull Report” envisageait l'ordre social américain comme un édifice fragile mis en danger par des forces hostiles déloyales et promptes au sabotage, qui menaçaient de désintégrer la société de l'intérieur. (…) Ces forces étaient encore plus dangereuses potentiellement qu'une attaque militaire extérieure. »
La Bombe comme “révélateur”
Ainsi commence-t-on à mieux distinguer en quoi la Bombe, et la menace qu'elle faisait peser sur la société, s'était insérée totalement dans la culture américaine. Déjà cette première “lecture” que nous suggèrent les faits propose une situation tout à fait exceptionnelle par rapport aux schémas conventionnels. Une seconde “lecture” plus complexe et plus subtile et que nous allons essayer de dégager, permet d'aller plus profondément encore.
Il apparaît remarquable, en regard du risque réel de guerre d'anéantissement, que la Bombe et tout ce qui l'accompagna aient servi d'argument presque joyeux, en tout cas plein d'allant, à ceux qui se lamentaient à propos des “capacités morales” de la population américaine. On a vu naître l'idée selon laquelle la terreur nucléaire, et bientôt (à partir de 1949) la perspective d'un affrontement nucléaire avec l'URSS, constituaient une épreuve offerte à l'Amérique pour tremper le caractère de son peuple. On doit aller bien au-delà et retrouver alors l'idée quasiment biblique de l'“épreuve suprême”.
Cette dimension mythologique fut constante dans l'esprit des Américains. Les missiles porteurs d'apocalypse nucléaire (l'expression vient naturellement sous la plume) portaient des noms de divinités antiques : Atlas, Titan, Thor, Polaris, Poseidon, Regulus, etc. Les experts et leurs bureaucraties, friands de symboles, nommèrent l'éventuel affrontement stratégique nucléaire total (The All Out Strategic Nuclear War) : Armageddon, du nom de la dernière bataille de l'Apocalypse, entre le Bien et le Mal.
A cette lumière, on voit la Bombe changer de structure symbolique fondamentale. Elle avait été envisagée comme la cause d'une humeur américaine paradoxalement assombrie malgré la Victoire, voire comme révélatrice de ce caractère de “poule mouillée” des citoyens américains que certains dénonçaient (des citoyens qui semblaient ne pas accepter d'un cœur léger d'être nucléarisés !). Brusquement, elle changeait de rôle et de raison d'être. Elle devint un symptôme, simplement un peu plus terrifiant, un peu plus terrible que les autres, d'un mal général qui n'avait pas attendu Hiroshima pour exister et proliférer. Alors, on rejoint la remarque déjà citée à propos de Jack Kerouac, pour la paraphraser : pour les Américains, la Bombe « était le symptôme de leur pessimisme, et non la cause première » … La problématique de la Bombe et son effet culturel assez original aux États-Unis, revenaient à poser la question essentielle sur la valeur morale du peuple américain, et au-delà sur l'état de la société américaine au moment de la Victoire (et d'Hiroshima). La Bombe ne fut-elle pas plus un révélateur qu'un “objet en soi” ? L'intérêt devient alors de savoir : que révélait-elle ?
Le pessimisme américain, de Miller à Kennan
« Nous autres Américains sommes malheureux. Nous sommes malheureux à propos de l'Amérique. Nous sommes nerveux, ou tristes, ou apathiques. Lorsque nous regardons le reste du monde, nous sommes embarrassés ; nous ne savons que faire. (…) Lorsque nous regardons vers l'avenir, – notre propre avenir et celui des autres nations –, nous sommes envahis d'appréhensions. Le futur ne semble rien nous réserver que des conflits, des révoltes, des guerres. »
Le début de cet article pourrait être d'aujourd'hui, comme il pourrait être de 1945. Il est du 17 février 1941, texte célèbre puisque célébré paradoxalement comme annonciateur de l'empire triomphant de l'Amérique sur le monde – « The American Century », de Henry Luce (10).
Nous le citons moins pour son importance politique que pour l'illustration psychologique qu'il nous propose. La même année 1941, l'écrivain Henry Miller termina un périple de dix mois dans son pays, qu'il avait déserté pour la France pendant les années trente. Il le retrouvait spirituellement appauvri, intellectuellement saccagé. Il exprima sa colère dans une terrible critique de l'Amérique, The Air-Conditioned Nightmare, publié seulement en 1945 et qui ne déparait pas plus cette année-là qu'il n'aurait fait en 1942.
Même sentiment retrouvé chez George Kennan, pourtant si conforme représentant de l'establishment. Dans ses Mémoires, publiés en 1970, il évoquait un voyage en train de Washington à Mexico à l'hiver 1949-50. Il se lamentait sur la fin de l'Amérique traditionnelle des fermiers et des petites gens, remplacée par une succession d'une ville anonyme après l'autre (« je ne sais plus de quelle ville il s'agit, et d'ailleurs cela n'importe pas »). Henry Miller aurait pu écrire cela. Sentiment de désarroi encore et explication intéressante, d'un chroniqueur du Greenwich Village de 1946-48, plus tard critique du New York Times :
« Considérant la fin des années quarante, écrit Anatole Broyard (11), il me semble que les Américains étaient confrontés à leur solitude pour la première fois. La solitude était comme le premier matin après la guerre, comme un grand nœud coulant. La guerre avait brisé le rythme de la vie américaine, et quand nous avions voulu le reprendre, il nous fut impossible de le retrouver, – il avait disparu. C'était comme si une grande bombe, une explosion de prise de conscience, avait dispersé la vie américaine, broyant tout sur son passage. Avant cela, nous étions trop occupés pour faire autre chose que progresser, trop conventionnel pour être solitaire. »
Quelle stupéfiante différence de perception : en Europe, à Saint-Germain-des-Près, on célébrait alors le triomphe américain (jazz, boogie-woogie, Glenn Miller, les G.I.'s, et ainsi de suite) ; à Greenwich Village, double américain de St-Germain, solitude et appréhension là où il aurait dû y avoir exaltation et joie de l'Amérique étendant sa joyeuse universalité sur le monde, et même au contraire, comme le rapporte encore Broyard, on y trouvait la célébration des diverses cultures européennes (Kafka Was a Rage, titre du livre de Broyard : « Kafka était à la mode » …).
La Bombe transcrivait dans une réalité tragique un sentiment général d'amertume et de pessimisme trouvé au cœur de cette Amérique que l'imagerie officielle, y compris dans nos esprits abusés, présentait et présente comme conquérante, optimiste, pleine d'allant. La Bombe n'avait rien provoqué ; elle confirmait, et bien sûr elle aggravait par son monstrueux effet. Elle n'était pas un événement en elle-même, ni une révolution, ni l'ouverture d'une ère nouvelle. Alors, quoi ?
La Grande Dépression comme clef du Savoir
Le juge à la Cour Suprême Felix Frankfurter, proche de Franklin Delano Roosevelt, écrivait en 1937, alors qu’il croyait finie la crise de la Grande Dépression (elle rebondit à partir de 1938-39 avec une nouvelle hausse terrible du chômage) :
« … La crise aura laissé, dans le cœur et la conscience de quelques-uns des Américains les meilleurs, une empreinte ineffaçable. Nous ne serons plus après ce que nous étions auparavant. »
L'universitaire et critique littéraire américain Albert Guérard, en 1945, alors qu’il n’était pas assuré que l’après-guerre ne réservât pas une nouvelle relance de la crise :
« Je doute [que] beaucoup d'Européens aient pleinement réalisé l'étendue du désastre. […] Le choc physique de la crise fut incommensurable ; c'est peut-être le seul accident de notre histoire qui ait apporté un changement notable dans le caractère national. »
Ces deux fortes appréciations données comme exemples (il y en a tant d'autres) nous proposent une clef en nous ramenant à 1929-33 et à la Grande Dépression. Sans cette référence, rien de ce qui suivit, et la Bombe notamment, ne peut être compris en profondeur.
La guerre américaine (1941-45) ne peut être appréciée justement qu'à la lumière de cet événement de la Grande Dépression, comme partie de la même séquence historique. Car la guerre était d'abord une “solution”, nécessairement temporaire, à une crise que nul n'arrivait à résoudre et qui était depuis 1933 une menace brutale contre l'existence de l'Amérique :
« En 1939, écrit John Kenneth Galbraith, on comptait neuf millions de chômeurs aux Etats-Unis, soit 17% de la main d'œuvre. On en comptait presqu'autant (14,6%) l'année suivante. C'est alors que la guerre appliqua d'un coup les remèdes de Keynes. Les dépenses publiques doublèrent et redoublèrent. De même, le déficit. Avant 1942, le chômage était réduit presque à rien » (12).
La Bombe et la victoire ramenaient aux réalités. On sortait de la cavalcade héroïque du conflit. Le même Galbraith décrit dans ses mémoires l'exaltation des années de guerre qui semblaient poursuivre la bataille du New Deal, et par contraste, l'abattement, la morosité soudaine et jusqu'à l'angoisse du jour de la Victoire. Dès 1945-46 réapparut, à l'occasion de la reconversion de l'industrie, l'obsession un instant interrompue : et si l'on retombait dans la Dépression ? L'exemple présenté plus haut de l'industrie aéronautique au bord de l'anéantissement et sauvée in extremis par une opportune mobilisation, illustre cette crainte d'un retour à la Dépression. Début 1948, il restait 16 sociétés principales d'aéronautique ; treize étaient promises à disparaître dans les neuf mois si rien n'était fait (13).
L'impact psychologique d'un tel événement pouvait alors entraîner le processus ramenant à “la” Dépression, ‘The Big D’ comme disaient les Américains. Cet argument de Forrestal, l'ancien banquier de Wall Street, fut une des raisons majeures de l'approbation par Truman de son plan de sauvegarde par la relance des dépenses militaires. En 1955, Galbraith publia un livre sur le Krach de 1929. Une Commission du Congrès voulut l'entendre pour information. La seule nouvelle de cette audition et de son sujet provoqua un effondrement des cours à Wall Street et une perte de $ 5 milliards.
Contre cette hantise, la Bombe transformée par la guerre nucléaire identifiée à l'URSS constituait un antidote par l'initiation suprême qu'on en avait fait. La menace d'Armageddon, c'était la promesse du Paradis si elle était relevée avec succès. La Bombe, aussitôt interprétée comme un événement intérieur à l'Amérique, restitua au pays la dimension métaphysique perdue aux termes des années vingt. Le mot “métaphysique” a sa place, sans nul doute. Dans les années vingt, il s'était agi, au-delà de la course hystérique à l'argent et à la prospérité, de ce qu'André Maurois qualifia de « montée vers une stratosphère paradisiaque » (ou bien « une période qui [restera] dans l'histoire comme celle de l'âge d'or », selon le businessman Irving T. Bush). La Bombe avec tout ce qui l'accompagnait, la menace de Guerre nucléaire, la Guerre Froide, etc., apparaissait comme un moyen d'effacer la terrible Dépression qui avait sonné le glas des espérances américaines.
Certes, tout cela n'est que représentation du monde. Mais l'Amérique n'en est-elle pas une, création artificielle, archétype d'un pays imposé par la colonisation et établi selon des valeurs également artificielles ? Comment s'étonner alors que ce pays ait le génie de la représentation (cinéma, médias, publicité, communications), et qu'il en use et en abuse ? Si la Bombe est depuis 1945 une terrible réalité, elle fut aussi pendant presque un demi-siècle une représentation métaphysique pour l'Amérique toute entière, orchestrée par ses élites militaro-industrielles.
Aujourd'hui, la représentation est finie. Elle ne pouvait persister que dans le paroxysme, la tension, la menace de la guerre nucléaire totale (Armageddon), et le triomphe final qu'on attendait du peuple américain de pouvoir effectivement passer cette épreuve ultime. C'est-à-dire que cette fiction, cette attente éternelle de l'épreuve ultime ne pouvait persister qu'avec l'utile faire-valoir que constituait l'URSS. Celle-ci disparue, l'époque métaphysique de la Bombe est brutalement achevée. Ce ne sont pas les pâles Saddam, quelques Coréens du Nord et Iraniens mal élevés qui pourraient la remplacer. Ils n'ont rien de métaphysique, et l'Amérique se retrouve bien seule … On n'a pas fini de mesurer la profondeur et la justesse de ce mot du Soviétique Arbatov, en mai 1988 à un journaliste de Newsweek, et depuis cent fois cité :
« Nous allons vous faire quelque chose de terrible. Nous allons vous priver d'Ennemi. »
On n'a pas fini de mesurer la profondeur de la crise qui commence à bouleverser l'Amérique, cinquante ans après Hiroshima.
PhG, ‘La Revue des Deux Mondes’, juillet-août 1995
Notes
(1) Au début de 1941, Henry Luce, propriétaire de Time-Life, publia dans “Life” un article retentissant : “The American Century”. Il y décrivait ce que devait être le destin américain dans le cadre de l'entrée dans une guerre encore impopulaire (le pays était en majorité isolationniste) et de la victoire qui suivrait. Luce annonçait ce que d'aucuns nommèrent ensuite ”l'empire américain”.
(2) Barry Gilford et Lawrence Lee, « Les Vies paralléles de Jack Kerouac », Éditions Henri Beyrier, Paris 1979.
(3) A l'automne 1994, le musée de la Smithsonian prépara une exposition permanente à inaugurer en août 1995, sur Hiroshima. On devait exposer les restes du B-29 “Enola Gay” (qui a largué la BA), mais aussi expliquer les conditions de cet événement. Une polémique très violente s'est élevée à propos de cette explication, attaquée par les conservateurs et les forces politiques comme révisionnistes et partisane, et en fait pas assez pro-américaine. L'affaire menaçant d'aller devant le Congrès, dominé par la marée républicaine de novembre 1994, la Simthsonian recula et abandonna tous ses commentaires, réduisant l'événement à l'exposition du B-29.
(4) Paul Boyer, “By the Bomb's Early Light, – American Thought and Culture a the Dawn of the Atomic Age”, University of North Carolina Press, 1985 et réédition en 1994 avec une nouvelle préface. Les citations sont traduites par l'auteur.
(5) Cette procédure unique en temps de paix aboutit à l'augmentation de 57% des dépenses d'acquisition d'avions par le Pentagone pour l'année 1948. [Voir notre ‘Glossaire.dde' sur «Le ‘Trou Noir’ du XXème siècle»].
(6) La thèse, appuyée sur de nombreuses précisions de 1947-48, est détaillée par Frank Kofsky, dans son livre ”Harry S. Truman and the War Scare of 1948”, St Martin's Press, 1993… Et bien sûr, dans notre ‘Glossaire.dde' sur «Le ‘Trou Noir’ du XXème siècle»
(7) « Malgré l'annonce du plan Marshall en 1948 et la formation de l'OTAN en 1949, la politique de sécurité nationale des États-Unis restait essentiellement isolationniste (« America Needs a Post-Containment Doctrine » , sénateur Malcolm Wallop, « Orbis » , printemps 1993).
(8) Guy Oakes, “The Imaguinary War”, Oxford University Press, New York, 1994.
(9) Kennan était ce fonctionnaire du département d'État devenu théoricien de la doctrine antisoviétique du containment avec son fameux article de Foreign Affairs en 1947 (signé Mister X).
(10) L'article de Luce été repris dans un récent numéro de “Society” (juillet/août 1994). Lecture commencée sans avertissement préalable, on a effectivement la sensation de lire un texte concernant l'Amérique aujourd'hui.
(11) Anatole Broyard, « Kafka Was the Rage, A Greenwhich Village Memoir », Carol Southern Books, New York, 1993.
(12) John Galbraith, «Le Temps des Incertitudes», Gallimard, Paris 1978.
(13) Selon le président de Lockheed en 1947, Robert Gross, cité dans Krofsky.
Source: Lire l'article complet de Dedefensa.org