Le 21 octobre 2022 − Source Oriental Review
Le 12 octobre, durant la Semaine de l’Énergie russe, Vladimir Poutine a émis une proposition en vue de constituer un terminal gazier international en Turquie, pour compenser la perte de capacité de livraison du gaz vers l’Europe découlant des attaques terroristes menées contre les gazoducs Nord Stream. Plusieurs raisons font que cette proposition a constitué une surprise.
Pour commencer, au vu de la première réaction manifestée par le ministre turc de l’énergie, les autorités turques ne s’attendaient pas à cette annonce. Pourtant, cette proposition a été accueillie avec beaucoup d’enthousiasme : deux jours plus tard, Recep Tayyip Erdoğan a donné pour instruction au gouvernement de travailler sur la possibilité de créer le terminal aussitôt que possible, et a même présenté certains détails du projet. Par exemple, ce terminal pourrait être établi dans la province turque de Thrace, dans la zone européenne de la Turquie, proche des frontières de la Grèce et de la Bulgarie.
Par ailleurs, les mots employés par Poutine désignant un terminal gazier amènent à des questions très spécifiques. Les gazoducs Nord Stream installés au fond de la Mer Baltique viennent à peine d’être sabotés. Il a ainsi été établi qu’au vu des conditions présentes, des gazoducs installés au large des côtes ne constituent pas une méthode d’acheminement du gaz des plus sûres. La création du terminal gazier en Turquie implique la construction de nouveaux gazoducs au large d’autres côtes, qui auront les mêmes vulnérabilités que ceux de Nord Stream.
Dans cette affaire, pourquoi ce projet présente-t-il plus d’avantages que d’inconvénients ? Et quelle est sa véritable importance stratégique, puisque l’UE se dirige tout simplement vers un rejet de toute ressource énergétique en provenance de Russie ?
Le premier avantage est la facilité relative de mise en œuvre de ce projet. Si l’on en croit Alexei Miller, le dirigeant de Gazprom, la Russie a appris par elle-même à installer des gazoducs, et sera en mesure de mener à bien ces projets sans aucun équipement ni technologie en provenance de l’Occident. En outre, une grande partie des infrastructures nécessaires est déjà en place. Avant 2014, lorsque la Bulgarie, sous les pressions de l’Union européenne, avait interdit l’installation de gazoducs sur son territoire dans le cadre du projet South Stream, Gazprom était parvenu à établir une part de l’infrastructure terrestre sur le territoire de Krasnodar.
Une partie de ces capacités pourrait être utilisée pour livrer du gaz au territoire de Krasnodar et au Nord-Caucase, mais le reste pourrait bien être utilisé comme prévu initialement. Le gazoduc « South Stream », qui est tombé dans l’oubli, avait été conçu pour une capacité de 63 milliards de mètres cubes, c’est-à-dire une capacité encore plus importante que la capacité totale des « Northern Streams » (55 milliards de mètres cubes). Les infrastructures maritimes nécessaires pourraient être achevées en un à deux ans. C’est la durée qu’il avait fallu à la Russie pour installer Blue Stream et Turkish Stream. Et les distances sous-marines impliquées sont nettement plus petites en rapport de la partie baltique des gazoducs.
Reste le sujet de la sécurité de ces installations. Dans ce contexte, la Mer Noire est un terrain plus favorable que la Mer Baltique. La Russie et la Turquie sont nettement dominantes militairement dans cette région, ainsi qu’en matière de renseignements. En outre, Ankara contrôle directement le passage des navires militaires au niveau des détroits du Bosphore et des Dardanelles, et supervise donc facilement leurs actions et leurs mouvements, et elle peut si nécessaire leur interdire purement et simplement le passage.
Il est en outre évident que la transformation de la Turquie en terminal gazier, rôle qui avait jusqu’ici été dévolu à l’Allemagne et à l’Autriche, et qui est désormais revendiqué par la Pologne (avec les importations de gaz naturel liquéfié en provenance des États-Unis), renforcent les positions politiques d’Erdogan. Il est confronté à des élections présidentielles difficiles pour l’été prochain, et la crise économique actuelle en Turquie, accompagnée par une forte baisse de la lire turque, n’est pas du tout propice à une réélection facile. Vu sous cet angle, Moscou apporte une bouée de secours à Erdogan, et un rapprochement politique entre les deux pays (sans doute au sein d’un groupe plus étendu, comme les BRICS ou l’OCS) en 2023-2024 ne peut pas être écarté.
Abordons à présent le sujet principal. Pourquoi la Russie et la Turquie ont-elles même besoin de ce projet ? Au mois de mai 2022, la Commission européenne avait présenté la stratégie REPowerEU, prévoyant un rejet total des produits énergétiques russes, gaz compris, pour 2027. Il va falloir au moins deux années pour mener à bien le projet de création d’un terminal gazier international en Turquie. Il ne serait pas sérieux d’envisager des infrastructures de livraison d’énergie pour une durée de trois ou quatre années.
La seule réponse à cette question est donc la suivante. Moscou et Ankara comptent sur un éclatement de l’Union européenne et, à tout le moins, à une souverainisation significative des économies de l’Europe du Sud et de l’Est. Le déclin attendu de l’Allemagne, moteur économique de l’UE, mettrait fin aux subsides versées par le budget de l’Union aux pays moins développés. Il va devenir de plus en plus difficile pour Bruxelles de dicter ses volontés politiques et d’imposer ses décisions économiques. Cela signifie que la Bulgarie, la Hongrie, la République tchèque, la Slovaquie, la Serbie et les autres pays dépendants des livraisons de pétrole et de gaz russes vont probablement prendre des décisions favorables à leurs intérêts nationaux, et non pas des intérêts transnationaux. Face au contexte de l’orage économique qui arrive, des livraisons fiables de gaz russe, arbitrées par la Turquie, pourraient jouer le rôle de bouée de sauvetage pour ces pays.
Traduit par José Martí pour le Saker Francophone
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