Avec sa verve imaginative à creuser la mémoire coloniale haïtienne et son parcours biographique, la conteuse Joujou Turenne nous propose un livre brillant. Son Ayiti Chants de liberté! (Planète rebelle, 2022) nous dévoile une foisonnante leçon de courage.
Dans le mini glossaire qui succède au récit, Joujou Turenne précise le sens de «vieux os». Aucunement péjorative, cette expression parle de parents, d’ancêtres proches, de gens que l’on affectionne particulièrement, peu importe l’âge, vivants ou morts. L’ouvrage fourmille ainsi de ces personnalités ensorcelantes. Il conjugue l’histoire personnelle de l’artiste née en 1961 au Cap-Haïtien et celle de son pays d’origine, colonie devenue la première république noire indépendante le 1er janvier 1804.
« Certains façonnent de la glaise, Joujou façonne la parole, avec SES MOTS d’amour (…) de liberté, de dignité, d’exil, d’espoir (…) », lit-on sur son site Internet. Lors de ses études en psychologie et en récréologie à l’Université d’Ottawa, cette « humaniste et artiste du verbe » explore déjà le théâtre et la danse (elle a notamment cofondé une compagnie de danse afro-antillaise). À son retour à Montréal, elle s’implique auprès de populations marginales (polyhandicapés). Les enfants des années 1980 se souviennent probablement d’elle à la télévision dans le rôle de Passe-Tourelle (Passe-Partout).
Au début de la décennie 1990, grâce aux encouragements de Cécile Gagnon, pionnière de la littérature jeunesse québécoise, Joujou Turenne se consacre principalement à l’art du conte, avec une parole singulière au féminin (domaine alors surtout masculin). Ses participations dans des festivals l’entraînent à travers le monde, où elle « sème ses mots à tout vent ».
Parmi ses parutions écrites, mentionnons une réédition trilingue (française, anglaise et créole) de Ti Pinge (Planète rebelle, 2012), Tortue et les bêtes-à-ailes (C 3 Éditions, 2017) et Joujou Turenne raconte Mandela, avec la collaboration visuelle de Patrick Noze (Planète rebelle, 2018). Quinze dessins de Judith Rudd accompagnent le texte d’Ayiti.
D’une couverture rigide rouge avec le visage illustré de la créatrice, l’ouvrage dédié aux « ancêtres de demain » comprend 27 chants créoles traduits librement par cette « nomade moderne ». Tout débute avec la naissance de Joujou. « Au plus fort de la nuit, je préparais ma grande sortie. » Son père jouait aux cartes avant d’alerter le médecin de famille, « qui n’était pas du tout obstétricien ni même accoucheur. Juste un ami, un fidèle ami ».
À la recherche de la lumière
Cette « amie du vent » se réclame avec fierté de ses parents et de sa famille des générations antérieures. Son émergence dans son île natale au cœur de la nuit (« ni à l’aube ni au crépuscule ») l’encourage, depuis, à rechercher la lumière. En parallèle de son arbre généalogique, l’écrivaine solidaire n’oublie pas d’évoquer le souvenir d’Alain Magloire, « innocemment » abattu, en février 2014, par des policiers dans les rues de Montréal.
Après une enfance sans grande joie ou peine, « en courant d’air », elle quitte sa contrée pour Montréal, lieu de sa seconde naissance, terre « de neige, de froid, d’érables et de sapins ». Or, les références littéraires (dont « l’iconique » pièce Les Belles-Sœurs, de Michel Tremblay et le « magnifique » poème Soir d’hiver, d’Émile Nelligan) ne comprenaient pas de gens qui lui ressemblaient. Le devoir de « remplir ce vide » l’incite à trouver des traces de son histoire d’origine « qui aurait dû être mienne ».
Dans une langue poétique et vibrante, Joujou Turenne nous entraîne en Afrique pour redécouvrir une saga « aux retournements épiques ». De cette « terre de Soleil, de Savane, de Vent et de Mers », l’autrice-conteuse déplore n’y avoir jamais appris, durant ses études, les splendeurs géographiques et l’existence d’êtres plus grands que nature. Elle redonne vie à d’inoubliables « guerrières et amazones » dont Marie Sainte Dédée Bazile, dite « Défilée la folle » (responsable du ravitaillement des troupes lors des combats) ou encore la cultivatrice défenderesse de la nation Suzanne-Simone Baptiste-Louverture. Ces contributions féminines, peu évoquées selon Turenne dans les parutions d’historiens, se conjuguent au désir d’exprimer, pour elle, concrètement son existence.
Même si le célèbre périple du « grand explorateur » Christophe Colomb reste connu pour plusieurs, la narration nous interpelle sur cette « fausse » découverte du Nouveau Monde. Lors de l’arrivée des troupes sur le continent, considérée à tort comme le début de la colonisation de l’Amérique par les Européens, l’île d’Ayiti (« terre montagneuse » dans le langage indigène) comprendrait alors près de deux millions d’individus.
Ces êtres du passé
La plume de Joujou Turenne rend tangibles tous ces êtres d’un passé qui vit sous nos yeux. Songeons à la courageuse Anacaona (« Fleur d’Or »), « très belle reine samba, c’est-à-dire poète, chanteuse, danseuse (…) appréciée pour sa justice et sa bonté » pendue sous les ordres de Nicolas de Ovando (dont le gouvernement a marqué les esprits par sa cruauté). L’autrice parle même « d’un génocide oublié, jamais nommé ».
Des surprises émergent de la lecture d’Ayiti. Par exemple, le contre-chant (telle une fable) de Petite Grenouille de Puits, où un amphibien vivant seul enfermé rencontre une Grenouille de Mer qui l’incite à explorer le monde et ses grandeurs, constitue une lueur d’espoir. Car, « pour connaître la liberté, nous casserons nos chaînes ! »
Quand la rébellion souffle en 1679 dans le nord-ouest de Saint-Domingue (nom donné par les colons français), Padrejean s’impose dans la première révolte d’esclavagisés (personnes nées libres « mises en état d’esclavage », tel que précisé dans le mini glossaire). Le peuple ne se laisse pas abattre, perfectionne l’art du marronnage (action de s’évader) et même celui « de faire corps avec la nature ». Survint près d’un siècle plus tard un « héros ». François Mackandal, un manchot, « un homme debout qui réclamait la liberté, pour lui et pour les siens », dirige une révolte légendaire.
Les péripéties subséquentes se déclinent dans un souffle aussi engagé. L’humour et la conscience planétaire (écho à la Révolution française) de Joujou Turenne nous émeuvent et nous accrochent des sourires malgré les réalités sombres.
À la fin du voyage, nous retrouvons « l’amie du vent » imprégnée par les souvenirs de ces « vieux os ». Son Ayiti, tout comme l’ensemble son œuvre, reste fidèle à un mot : liberté, témoignage vivace de «ma force, mon héritage»!
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