Par Ibrahim Tabet − Octobre 2022
Après la désintégration de l’Union soviétique deux politologues américains : Samuel Huntington et Francis Fukuyama ont écrit deux livres avançant des théories opposées sur le nouveau contexte géopolitique mondial : « Le choc des civilisations » et « La fin de l’histoire et le dernier homme ». De leur coté les États-Unis ont profité de leur statut d’unique superpuissance pour étendre leur hégémonie au reste du monde y compris leur ancien adversaire géostratégique, la Russie, malgré la fin de la guerre froide.
Le livre de Fukuyama est inspiré de Hegel pour qui l’histoire universelle de l’humanité n’est rien d’autre que l’accès progressif à la rationalité. L’histoire n’étant pas comprise comme une succession d’événements mais comme processus d’évolution. La thèse optimiste de Fukuyama selon laquelle le triomphe final de la démocratie et de l’économie libérale pourrait bien constituer la fin de l’histoire est démentie par les développements survenus depuis l’échec du communisme. Le modèle économique néolibéral qui accroît les inégalités est de plus en plus contesté. La mondialisation s’avère loin d’être heureuse pour les économies occidentales. Le succès économique de la Chine montre qu’un régime politique autoritaire peut être aussi performant qu’un système démocratique. Le remplacement de l’affrontement idéologique entre le capitalisme et le communisme par l’affrontement entre l’Occident et l’islamisme radical montre que la théorie auto-réalisatrice du « choc des civilisations » reflète sans doute mieux la réalité du monde d’aujourd’hui que celle de la « fin de l’histoire » Enfin la guerre en Ukraine montre que l’idéal kantien de la paix perpétuelle n’a jamais fonctionné et que l’histoire humaine est véritablement structurée par la guerre.
L’histoire n’est pas un long fleuve tranquille
Loin d’être linéaire, l’Histoire n’est pas un long fleuve tranquille. Elle garde les vestiges archéologiques des civilisations échouées sur ses rives et son cours tumultueux est jalonné de périodes plus ou moins longues de reflux : qu’il s’agisse de décadence culturelle et morale, de régression matérielle et démographique ou de crises socio-économiques et politiques qui se nourrissent souvent mutuellement. Après les invasions des peuples barbares il a fallu dix siècles à l’Europe occidentale pour rattraper à la Renaissance le niveau de développement économique et culturel qui était le sien du temps de l’Empire romain qui connut son apogée au siècle des Antonins. Le monde musulman était en avance sur l’Europe au Moyen Age avant d’entrer en décadence. La Chine avait, des siècles avant les autres, inventé l’imprimerie et le papier, la boussole, le gouvernail et la poudre à canon. Elle était, jusqu’au XVIIe siècle, le pays le plus évolué du monde, dépassant l’Europe occidentale par la fécondité des inventions et le raffinement de la civilisation.
Mais, du fait de l’isolement dans lequel elle s’est enfermée, de son attachement aux traditions ancestrales et de son rejet dédaigneux des innovations occidentales, elle s’est laissé ensuite rejoindre puis distancer, au point d’être colonisée, au XIXe siècle, en certaines portions de son territoire par les puissances européennes et le Japon, avant de se réveiller au XXe siècle. C’est un lieu commun dans l’historiographie occidentale que de traiter de l’extension de la décadence et de la fin des empires et des civilisations. Alors que le monde méditerranéen fut le premier foyer de civilisation, aujourd’hui, après avoir traversé l’Atlantique, le centre de gravité du monde s’est déplacé de la Méditerranée et de l’Europe aux États-Unis et est en train de traverser le Pacifique vers la Chine qui est en passe de recouvrer le rang de première économie mondiale qu’elle occupait jusqu’au XVIIe siècle, méritant à nouveau son nom « d’Empire du Milieu ». Enfin le dérèglement climatique et la surexploitation de ressources limitées laissent craindre que nous puissions nous acheminer vers une catastrophe écologique. De plus en plus de travaux scientifiques prédisent l’effondrement de notre civilisation post- industrielle : incapable d’évoluer, elle pourrait s’effondrer comme d’autres dans l’histoire de l’humanité.
Apogée et sentiment de déclin de l’Europe
La chronique annoncée par Oswald Spengler du déclin de l’Occident est un thème récurrent et ses nouveaux cassandres dénoncent l’anémie des valeurs fondatrices de la civilisation occidentale. C’est le cas d’Éric Zemmour qui, dans « Le suicide français », analyse la perte de valeurs qui caractérise la France depuis mai 68, et de Michel Onfray qui, dans « Décadence », retrace la naissance, la croissance puis la sénescence de la civilisation judéo-chrétienne, décrit le relâchement moral affligeant l’Occident et prédit un sombre avenir à la France et à l’Europe.
L’histoire moderne de l’Europe occidentale a vu quatre États occuper successivement une position prééminente : l’Espagne, la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne. Le mariage des rois catholiques, Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille (1469), qui scella l’unification de l’Espagne préfigura la prééminence politique espagnole et celle de la maison de Habsbourg en Europe. Elles connurent leur apogée sous leur petit-fils Charles Quint (1516-1556) qui régna sur un empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais. La victoire remportée sur les « tercios » espagnols par le grand Condé à Rocroi (1643), cinq ans après la naissance du Roi Soleil, suivie des traités de Westphalie (1648), marquèrent le début de la prépondérance française en Europe qui allait durer un siècle. Celle-ci fut sérieusement ébranlée par la désastreuse guerre de Sept ans (1756-1763) où la France perdit notamment le Canada au profit de l’Angleterre. La période glorieuse de l’Empire napoléonien qui étendit la domination française à la plus grande partie de l’Europe ne fut ensuite qu’une parenthèse de quinze ans (1800-1815) si l’on inclut le Consulat. Trafalgar (1805) puis Waterloo (1815) qui brisèrent le rêve napoléonien, marquèrent le début de l’accession au statut de première puissance mondiale de l’Empire britannique, rang qu’il conserva jusqu’en 1914. Après l’unification allemande en 1871, le IIe Reich devint la première puissance sur le continent européen qu’il aurait pu dominer n’était-ce le coup d’arrêt porté à ses ambitions par sa défaite à l’issue de la Première Guerre mondiale. La défaite du troisième Reich hitlérien a été encore plus écrasante. Mais quatre-vingts ans après sa chute, l’Allemagne est redevenue la première puissance européenne.
Les États-Unis seule superpuissance
Au XXe siècle l’Europe a perdu le rôle qui était le sien depuis le XVe siècle et, aujourd’hui, l’Empire américain occupe une position sans précédent dans l’histoire. C’est le seul pays et le premier dans l’histoire qui occupe à l’échelle mondiale et non plus seulement continentale le premier rang dans quatre domaines : économique, technologique, militaire et culturel. Qu’en sera-t-il dans un avenir proche ainsi que de l’ordre international actuel ? Certes, les États-Unis restent la première superpuissance mondiale et ne connaissent pas de déclin démographique contrairement à leurs rivaux européen, russe, japonais et chinois. Mais ils pâtissent du syndrome de sur-extension impériale dont l’idée a été popularisée par l’historien Paul Kennedy dans son livre « L’ascension et le déclin des grandes puissances». Tandis que les flambées de violences récurrentes témoignent de la crise que traverse la démocratie américaine et des clivages affectant sa société. Mais cette crise est moins grave que celle que connaît la vieille Europe à la démographie en berne qui traverse une phase de questionnement sur son devenir. La montée du populisme, du protectionnisme et du repli sur soi, ainsi que le rejet des migrants traduit ce sentiment de peur et d’inquiétude.
L’Europe grande perdante de la guerre en Ukraine
La guerre en Ukraine a des causes complexes, historiques, géopolitiques, idéologiques, culturelles et psychologiques. Historique du fait de l’ancienne apparence de l’Ukraine à la Russie dont Kiev fut la première capitale. Culturelle du fait de la division de sa population entre russophones à l’Est et une majorité tournée vers l’Occident à l’Ouest. Géopolitique du fait de l’avancée de l’OTAN aux portes de la Russie et de la volonté du président Zelenski d’y adhérer. Idéologique du fait de l’opposition entre le modèle autocratique russe et les valeurs démocratiques occidentales dont Moscou craint la contagion. Enfin psychologique du fait de la paranoïa de Vladimir Poutine, combinant un sentiment l’hostilité envers l’Occident soupçonné de vouloir assiéger la Russie, l’ambition de restaurer sa grandeur et la volonté de défendre les valeurs traditionnelle qu’elle incarne face à ce qu’il juge être la décadence morale de l’Occident.
Il est impossible de prévoir l’issue de la guerre malgré les revers inattendus et humiliants subits par l’armée russe. Mais iI s’avère de plus en plus que la décision de Vladimir Poutine d’envahir l’Ukraine aura des conséquences désastreuses pour la Russie. Ce n’est pas seulement la Russie et la malheureuse Ukraine, mais l’Europe qui est la grande perdante du conflit ukrainien dont le seul gagnant est les États-Unis. Après la Première Guerre mondiale, véritable guerre civile européenne, qui a mis fin à la domination européenne planétaire au XIXe siècle et la désintégration de l’URSS qui a propulsé les États-Unis au rang de seule superpuissance, la guerre en Ukraine conforte leur écrasante supériorité militaire et la sujétion de l’Europe à leur leadership.
Alors que l’OTAN était qualifiée récemment d’organisation obsolète, elle compte deux nouveaux membres : la Suède et la Finlande et les Européens réalisent qu’ils ne peuvent pas se passer de sa protection et d’un autre côté qu’ils ne peuvent plus continuer à jouir en paix des délices de la société de consommation sous le parapluie américain sans consentir plus d’effort pour leur propre défense. Une autre conséquence du conflit ukrainien est qu’il enterre définitivement la perspective d’édification d’une « Europe de l’Atlantique à l’Oural », seule chance pour elle de faire contrepoids aux géants américains et chinois. En jetant une Russie affaiblie dans les bras de l’Empire du Milieu il ne peut que favoriser les ambitions de Pékin, l’autre bénéficiaire de la guerre après Washington et les pétromonarchies arabes. Les dommages économiques causés par les sanctions contre la Russie et la double crise énergétique et climatique augurent pour l’Europe de temps difficiles marqués par « la fin de l’abondance » selon les dires d’Emmanuel Macron qui rappelle l’époque de la fin des Trente glorieuses causée par le premier choc pétrolier.
En clôturant la période de 72 ans sans conflit majeur sur le Vieux continent, l’agression russe contre l’Ukraine dissipe l’illusion d’une « Fin de l’Histoire » théorisée par Francis Fukuyama. Elle montre l’incapacité des européens à bâtir une Europe puissance. A ce défi s’ajoute la menace que fait peser sur sa civilisation la croissance des populations musulmanes et africaines issues d’une immigration non maîtrisée alimentant la théorie du « grand remplacement » prônée par Eric Zemmour. Le déclin et le relâchement moral de l’Europe sont toutefois relatifs. Son impotence politique et militaire ne diminue en rien son rayonnement culturel. Par-dessus tout, le modèle et les valeurs qu’incarne l’Europe sont celles auxquelles aspire tout homme épris de liberté et en quête d’une vie meilleure. Ils expliquent la volonté de l’Ukraine d’adhérer à l’Union européenne et son rejet du modèle autoritaire russe. Et c’est l’Europe qu’aspirent à rejoindre les réfugiés fuyant la misère et les guerres ravageant l’Afrique et le Moyen-Orient
La déliquescence du monde arabe
Le déclin de l’Occident est toutefois relatif comparé à celui du monde arabo-musulman. Les conflits qui déchirent aujourd’hui plusieurs pays du Proche-Orient et d’Afrique du Nord : Yémen, Irak, Syrie, Libye, rappellent à plus d’un égard les cataclysmes du passé avec leur cortège d’atrocités, d’épurations ethniques et de déplacements de population. Au-delà de leurs causes directes, leur désintégration est plus profondément l’effet de la régression idéologique et culturelle provoquée par le cancer de l’islamisme. Tandis que le malheureux Liban, ruiné par une classe politique corrompue fait figure d’État failli. Divisé et impuissant, le monde arabe est partagé en sphères d’influence entre les États-Unis, la Russie, et les héritiers des deux grands empires historiques de la région : l’Iran et la Turquie. Et alors que les pays du Levant furent le berceau de la civilisation c’est aujourd’hui les descendants des bédouins du désert des pétromonarchies du Golfe qui ont le vent en poupe.
Ibrahim Tabet
Note du Saker Francophone
Cet article est la libre opinion d’un auteur qui a une analyse très proche des médias officiels sur certains points, la paranoïa de Poutine par exemple mais sa réflexion sur le temps long des civilisations donne à réfléchir.
Source: Lire l'article complet de Le Saker Francophone