Depuis le début de l’opération militaire russe en Ukraine, les forces armées russes se sont non seulement heurtées à un nombre élevé d’aléas et de contingences mais à un adversaire aussi inconnu que le segment militaire secret se cachant derrière le système de communication par satellites Starlink de SpaceX. Avec le temps et nonobstant les erreurs d’appréciation, de contrôle et de commandement, il s’est avéré que ce système permettait aux forces ukrainiennes et aux “mercenaires” étrangers d’avoir un immense avantage en termes de gestion en temps réel du champ de bataille et par dessus tout l’identification en temps réel de tous les objets et unités russes déployés sur un terrain d’opération donné.
Il fallait donc se débarrasser de ce système constitué d’une constellation de satellites en orbite et dans ce cas précis les choix étaient aussi peu limités que risqués. Comment utiliser des armes ASAT (antisatellite) contre des vecteurs orbitaux appartenant aux États-Unis et accessoirement à Israël, le Canada, la Grande-Bretagne et d’autres pays de l’Union européenne sans déclencher un conflit global? La solution devait consister à trouver un moyen de désactiver ce système, d’abord dans certaines zones précises des lignes de front, puis au-dessus du théâtre des opérations avant d’étendre cette désactivation à l’ensemble du territoire couvert. Il fallait également neutraliser les sources d’énergies permettant à ses utilisateurs de l’activer et de l’exploiter via des terminaux dédiés.
La nomination du général d’armée Sergueï Sourovikine dans le sillage d’une purge qui n’a pas dit son nom au sein du ministère russe de la défense répondait principalement à une préoccupation constatée sur le terrain. Ancien chef des forces aérospatiales russes et partisan de l’emploi des forces combinées, Sourovikine ne pouvait ignorer l’impact d’un avantage orbital adverse sur le résultat d’une opération militaire menée jusque-là selon une vision stratégique datant des années 50 et 60 et n’incluant pas toutes les dimensions possibles du théâtre d’une guerre de sixième génération.
L’attentat kamikaze ayant ciblé le pont de Crimée a été particulièrement sophistiqué car il devait coïncider avec le passage d’un train transportant des carburants (hydrocarbures). Il a donc nécessité une préparation minutieuse et des complicités locales. Il a toutefois échoué à mettre hors d’usage une infrastructure hautement symbolique sur le rattachement de la Crimée à la Russie. En représailles à cet acte applaudi maladroitement à Kiev, la Russie s’est réveillée et a entrepris une petite partie de ce qui devait être fait sur le plan militaire depuis le début : cibler les infrastructures énergétiques, les nodules logistiques, les communications et les postes de commandement ukrainien.
Nous assistons donc non pas à une nouvelle phase de la guerre en cours dans le Donbass depuis 2014 mais à une véritable guerre nouvelle visant à réduire les capacités d’approvisionnement des lignes de front et la destruction des infrastructures de bases d’une Ukraine qui est devenue à la fois une base de l’OTAN et un outil de combat contre la Russie. En un sens, l’utilisation de l’Ukraine comme un proxy dans une guerre contre la Russie est une des rares réussites de Washington. Cependant le prix à payer pour cet usage est trop élevé, même pour un commanditaire dont le complexe militaro-industriel profite de la conflictualité permanente. Le “hype”sur un hypothétique usage par la Russie d’armes nucléaires tactiques fait partie de l’ingénierie de la manipulation par la banalisation. Certains docteurs Folamour voulaient vraiment que Moscou en soit réduite à utiliser des armes nucléaires tactiques mais la réalité du terrain et surtout le rapport de forces en présence rendait cette probabilité exclue du point de vue russe pour lequel il fallait réduire l’entité ukrainienne par des moyens militaires conventionnelles. Pour les Russes, la guerre est avec l’OTAN, l’Ukraine s’étant retrouvé le champ de cette confrontation inévitable depuis la fin des années 90.
Pour le président turc Tayep Reçep Erdogan, la perception de la situation en Ukraine par l’ensemble des dirigeants occidentaux est erronée et découle d’une incapacité à se projeter au-delà du moment présent. Mais à Washington, Londres et Paris, certains croient encore à un affaiblissement de la Russie dans le bourbier ukrainien qu’il faut à tout prix alimenter et maintenir jusqu’à ce que la Russie soit suffisamment faible et exsangue pour passer à l’étape suivante, l’assaut direct préparé par le déploiement massif de forces atlantistes dans des pays comme la Pologne, les États Baltes, la Roumanie, la Bulgarie, etc.
Certains généraux russes (une guerre révèle les compétences et les incompétences des chefs militaires) ont oublié l’ABC de la stratégie militaire mais les stratèges de l’OTAN ont du oublier l’ensemble des préceptes sur laquelle est basée la stratégie dans son sens le plus large. Certains ont en même perdu toute notion d’irrationalité et ne semblent motivés que par un nihilisme jusque-boutiste. Ils veulent quelque chose d’irréalisable et que les stratèges du Grand Jeu au 19e siècle puis ceux de la Guerre froide 1.0 n’avaient pu obtenir que par altérité et habillage des faits.
Cette situation de folie ne peut être traitée que par une négociation globale entre Washington et Moscou dans un format similaire à celui de Yalta en 1945. Le sentiment de supériorité qui mine les élites atlantistes affecte gravement leur capacité à appréhender le monde selon une perception réaliste et rationnelle et ne peut conduire qu’à un comportement irrationnel ou même suicidaire. La guerre est le prolongement de la politique par d’autres moyens, pas une fin en soi. Ce qui est un non sens, même d’un point de vue d’économie politique avec la notion du profit généré par la guerre, perpétuelle si possible selon la pensée des néoconservateurs de l’État profond.
Celui qui vit par le feu périra par le feu. Depuis Prométhée, l’humanité ne fait que reproduire les mêmes erreurs. Le résultat de la guerre hybride mondiale en cours sera fort éloignée des prévisions de ceux qui l’ont déclenché il y a un peu plus de trente ans.
Photographie d’illustration: deux véhicules blindés Buchmaster australiens détruits. Front de Kharkov, Ukraine, Octobre 2022.
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