Est-il encore le temps de tirer les leçons de la crise des missiles de Cuba et d’éviter une guerre nucléaire ?

Est-il encore le temps de tirer les leçons de la crise des missiles de Cuba et d’éviter une guerre nucléaire ?

Biden a tort de croire qu’une guerre nucléaire pourrait être limitée à l’Europe et épargner les Etats-Unis.

Par Dmitry Trenin

Dmitry Trenin est professeur et chercheur à la Higher School of Economics et chercheur principal à l’Institute of World Economy and International Relations à Moscou. Il est également membre du Conseil russe des affaires internationales.

Source : rt.com

Traduction : lecridespeuples.fr

Ce mois d’octobre marque le 60e anniversaire de la crise des missiles de Cuba, qui a entraîné Moscou et Washington dans une épreuve de force nucléaire qui menaçait l’anéantissement immédiat du monde.

Heureusement, les dirigeants de l’époque –Nikita Khrouchtchev et John F. Kennedy– ont eu la sagesse de s’éloigner du gouffre, puis de s’engager dans les premières étapes d’une gestion commune de l’adversité à l’ère nucléaire. Compte tenu du conflit actuel en Ukraine, qui ne cesse de dégénérer vers une collision militaire directe entre la Russie et les États-Unis, on peut espérer que les leçons du passé pourront également contribuer à mettre fin à la confrontation actuelle sur une note pacifique.

Cependant, nous devrions également être conscients des différences majeures entre les deux crises.

En surface, la cause fondamentale des deux confrontations est un sentiment aigu d’insécurité créé par l’expansion de l’influence politique et de la présence militaire de la puissance rivale jusqu’aux portes de son propre pays : Cuba à l’époque, l’Ukraine aujourd’hui.

Cette similitude, cependant, ne va pas plus loin. Le trait marquant de la crise ukrainienne est la grande asymétrie qui existe non seulement entre les capacités de la Russie et des États-Unis, mais aussi, et surtout, entre les enjeux. Pour le Kremlin, la question est littéralement existentielle.

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Essentiellement, ce n’est pas seulement l’avenir de l’Ukraine, mais celui de la Russie elle-même qui est en jeu. Pour la Maison Blanche, la question est certes importante, mais beaucoup moins critique. Ce qui est en question, c’est clairement le leadership mondial des États-Unis (qui ne s’effondrera pas au sein du monde occidental, quoi qu’il arrive en Ukraine), leur crédibilité (qui peut être entamée mais difficilement détruite) et la position de l’administration auprès du peuple américain (pour qui l’Ukraine n’est pas une préoccupation majeure).

La crise des missiles de Cuba de 1962 a éclaté dans une atmosphère de peur omniprésente de la Troisième Guerre mondiale, qui a atteint son paroxysme pendant les 13 jours d’octobre. La crise ukrainienne de 2022 se déroule pratiquement en l’absence d’une telle crainte. Les actions de la Russie au cours des sept derniers mois ont été considérées en Occident comme une preuve de sa faiblesse et de son indécision plutôt que de sa force.

En outre, la guerre en Ukraine est considérée comme une occasion historique de vaincre la Russie, en l’affaiblissant au point qu’elle ne puisse plus constituer une menace, même pour ses plus petits voisins. Il est tentant de résoudre enfin la « question russe », en neutralisant définitivement le pays en s’emparant de son arsenal nucléaire, voire en le divisant en plusieurs morceaux qui se disputeraient et se feraient la guerre. Entre autres choses, cela priverait la Chine d’un allié majeur et d’une base de ressources, et créerait des conditions favorables pour que Washington l’emporte dans son conflit avec Pékin, scellant ainsi sa domination mondiale pour de nombreuses décennies supplémentaires.

L’opinion publique occidentale est préparée à l’éventualité de l’utilisation d’armes nucléaires dans la crise ukrainienne. Les avertissements de la Russie aux pays de l’OTAN, en référence au statut nucléaire de Moscou, de rester à l’écart d’une implication directe dans la guerre, qui sont censés être dissuasifs plutôt qu’une intention d’élargir le conflit, sont rejetés comme du chantage. En fait, un certain nombre d’experts occidentaux s’attendent à ce que la Russie utilise ses armes nucléaires tactiques si ses forces sont mises en déroute en Ukraine.

Plutôt que de considérer cela comme une catastrophe à éviter absolument, ils semblent y voir une occasion de frapper très fort la Russie, d’en faire un hors-la-loi international et de presser le Kremlin de se rendre sans condition. Sur le plan pratique, le dispositif nucléaire américain et ses programmes de modernisation sont axés sur l’abaissement du seuil atomique et le déploiement d’armes de faible puissance à utiliser sur le champ de bataille.

Cela ne signifie pas que l’administration du président américain Joe Biden souhaite une guerre nucléaire avec la Russie. Le problème est que sa politique très volontariste à l’égard de l’Ukraine repose sur un postulat erroné selon lequel la Russie peut effectivement accepter d’être « stratégiquement vaincue » et que, si des armes nucléaires devaient être utilisées, elles le seraient uniquement en Ukraine ou, au pire, en Europe. Les Américains ont une longue tradition d’attribution de leur propre logique stratégique à leurs adversaires russes, mais cela peut être fatalement trompeur.

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L’Ukraine, certaines parties de la Russie et de l’Europe frappées par des frappes nucléaires –alors que les États-Unis sortent indemnes du conflit– pourrait être considérée comme une issue tolérable à Washington, mais difficilement à Moscou.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, un si grand nombre des soi-disant lignes rouges de la Russie ont été franchies sans conséquence que l’on a eu l’impression que Moscou bluffait, de sorte que lorsque le président Vladimir Poutine a récemment lancé un nouvel avertissement à Washington, déclarant que « ce n’est pas du bluff », certains en ont conclu que c’était précisément cela. Pourtant, comme le montre l’expérience récente, les paroles de Poutine méritent d’être prises plus au sérieux. Dans une interview de 2018, il a déclaré : « Pourquoi avons-nous besoin d’un monde dans lequel il n’y a pas de Russie ? »

Le problème, c’est que la défaite stratégique de Moscou, que les États-Unis visent en Ukraine, aurait probablement pour résultat final « un monde sans Russie. » Cela suggère probablement que si –Dieu nous en préserve !– le Kremlin est confronté à ce que la doctrine militaire russe appelle « une menace pour l’existence de la Fédération de Russie », ses armes nucléaires ne seront pas dirigées vers un endroit quelconque du continent européen, mais plus probablement de l’autre côté de l’Atlantique.

Cette pensée fait froid dans le dos, mais elle peut être salutaire. Il faut empêcher toute utilisation d’armes nucléaires, et pas seulement l’utilisation d’armes stratégiques. Il est cruel mais vrai que la paix entre adversaires ne repose pas sur des promesses solennelles et des vœux pieux, mais, en fin de compte, sur une peur mutuelle. Nous en sommes venus à appeler cela la dissuasion et la « destruction mutuellement assurée ». Cette peur ne doit pas paralyser notre volonté, mais elle doit garantir qu’aucune des parties ne perde la raison. Au contraire, l’érosion de la dissuasion et son rejet en tant que bluff nous feraient avancer vers le bord du gouffre tels des somnambules.

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Malheureusement, c’est précisément vers cela que nous nous dirigeons actuellement. Il est révélateur que le bombardement constant, pendant de nombreuses semaines, de la plus grande centrale nucléaire d’Europe soit toléré par l’opinion publique occidentale –y compris, incroyablement, de l’opinion européenne qui a vécu Tchernobyl– parce que ce sont les forces ukrainiennes cherchant à déloger les Russes qui ont occupé la centrale.

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S’il y a des leçons à tirer de la crise des missiles de Cuba, elles sont essentiellement au nombre de deux. La première est que l’essai de la dissuasion nucléaire est lourd de conséquences fatales pour l’ensemble de l’humanité. La seconde est que la résolution d’une crise entre grandes puissances nucléaires ne peut être fondée que sur la compréhension, et non sur la victoire d’une des parties.

Il y a encore du temps et de l’espace pour cela, même si le premier s’épuise et que le second se rétrécit. À l’heure actuelle, il est encore trop tôt pour discuter d’un règlement potentiel en Ukraine, mais les Russes et les Américains qui, comme moi, ont passé les trois dernières décennies à tenter en vain d’aider à créer un partenariat entre leurs deux pays doivent se réunir maintenant pour réfléchir à la manière d’éviter un affrontement fatal. En 1962, après tout, ce sont les contacts humains informels qui ont sauvé le monde.

Voir notre dossier sur la situation en Ukraine.

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