Octobre 2022 – Source Nicolas Bonnal
La société moderne (ou postmoderne) est née sous le gaullisme en pleines trente glorieuses. Il faut le rappeler à ceux qui poursuivent sur le thème de la rêverie romantique et mythique présentant l’époque gaullienne comme un monde in illo tempore, un âge d’or façonné par Mircea Eliade. La dure ou molle plutôt réalité de terrain m’est revenue en relisant les Entretiens avec le général, publiés par mon éditeur Albin Michel en 1993. Debré qui incarne l’archéo-gaullisme m’a toujours plu, comme son successeur Asselineau et il représenta 1% des voix en 1981 comme Asselineau aujourd’hui.
Parlons en termes de cinéma : la France de de Gaulle n’est plus la France bourgeoise et traditionnelle de Guitry, ni celle campagnarde de Pagnol ou patriote et impériale de Rémy (le Monocle…) ou de l’admirable et oublié Jean Devaivre (Plein sud). La France de de Gaulle c’est celle de la cybernétique (Alphaville de Godard), des conspirations capitalistes (Fantômas), de l’américanisation et du franglais d’Etiemble (Play time de Tati), de la disparition des couples (le Mépris avec B.B.), de la libération sexuelle accélérée sous Pompidou, du gauchisme culturel, de la disparition de l’empire colonial et du déclin des valeurs : tout cela Debré en est parfaitement conscient.
J’oubliais : la décennie gaulliste c’est aussi celle de la bagnole (Weekend de Godard et Trafic de Tati) et celle de la télé (la grande lessive de l’inoubliable Mocky). C’est la création du beauf, de l’automobiliste et du téléphage qui attend triple buse sa quatrième dose de Pfizer. Comme dit Bercoff, il est dommage que la droite de ces années-là n’ait pas lu Debord et les situationnistes. Le regretté Yann de l’Ecotais m’avait demandé il y a vingt ans d’écrire une suite aux carnets du major Thompson. Je me demande ce qu’il dirait aujourd’hui le major Thompson…
De Gaulle qui a un pied dans le rêve un autre dans l’ennui du quotidien déclare lucidement (sur le thème vraiment philosophique et pas polémique de la Fin de l’Histoire) le 26 mai 1968 :
Je ne souhaite pas que ce référendum réussisse. La France et le monde sont dans une situation où il n’y a plus rien à faire et, en face des appétits, des aspirations, en face du fait que toutes ces sociétés se contestent elles-mêmes, rien ne peut être fait… Je n’ai plus rien à faire là-dedans, donc il faut que je m’en aille. Et, pour m’en aller, je n’ai pas d’autre formule que de faire le peuple français juge de son destin.
On se demande alors pourquoi il s’est représenté en 1965, surtout après l’échec du plan algérien sur le court et long terme. Debré écrit qu’il se sentait obligé moralement mais rappelle qu’en 1967 sa majorité présidentielle (qui ne s’est jamais voulue de droite, la droite est une resucée du dix mai 1981, une invention du PS pour rester au pouvoir) ne tient qu’à trois voix. On est loin du grand assentiment national.
Debré ajoute très inquiet :
Ce qui paraît le plus le frapper, c’est le fait que les sociétés se contestent elles-mêmes et n’acceptent plus les règles, qu’il s’agisse de l’Église ou de l’université, et qu’il subsiste uniquement le monde des affaires, dans la mesure où [il] permet de gagner de l’argent. Mais sinon, il n’y a plus rien.
C’est très juste après Vatican II, mais c’est ce qu’écrit Maurice Joly dans les Entretiens de Machiavel et de Montesquieu 120 ans avant (voyez mon texte). Et si l’on ne croit plus en cela, pourquoi prendre et exercer le pouvoir ?
Et De Gaulle encore :
La France et le monde sont dans une situation où il n’y a plus rien à faire.
Poursuivons avec l’Europe et l’Amérique. Debré écrit :
Je lui fais part de mon pessimisme profond. Je crains la violence du courant pour l’intégration de la France en Europe. C’est-à-dire la fin de la France. Il faut faire l’Europe par l’association des états et non par la disparition des nations (p.57).
Soyons factuels. Le gaullisme nous a intégrés à l’Europe, il a liquidé l’Empire, il a livré la culture à la gauche (ce que Zemmour évoque intelligemment dans sa Mélancolie française, pp. 105-106), et il a modernisé notre économie au mauvais sens du terme : grosses boites étatiques et mécontentement ouvrier sur fond de gauchisme culturel made in École de Francfort et Californie. C’est un gaulliste (Péricard) et pas un communiste qui dénonce dans les années 70 la France défigurée.
Bercoff dans son brillant essai sur la Reconquête (il n’y a jamais eu de reconquête : les mitterrandiens sont restés au pouvoir car plus machiavéliens) expliquait déjà que le Français était un assisté. Debray confirme quinze ans (et Gustave Le Bon cent ans avant, voyez mon texte) avant :
Les Français refusent les conditions de cette expansion mais ils refusent les conditions de cette expansion : travail et discipline… Les Français veulent des réformes sociales mais en même temps ils souhaitent les droits acquis.
Sous la plume de Debré de Gaulle apparaît comme un homme qui se trompe (cf. l’Algérie qui pousse Debré à partir) ou qui n’y croit plus trop (on retrouve Chateaubriand…) ; mais il est aussi un homme trahi. Debré évoque « l’éclat de Giscard » (mais il est resté six ans ministre de l’économie ce traître !) et l’entreprise de démolition menée contre le gaullisme par l’éternel journal bourgeois Le Figaro (il ne cite pas Raymond Aron).
Puis survient l’eschatologique Sicco Mansholt (p. 136) :
Mansholt a exprimé ses craintes devant l’ampleur du triomphe gaulliste lors des élections législatives qui viennent d’avoir lieu en France.
Carroll Quigley parle de de Gaulle dans les même termes dans Tragedy and Hope :
une fois qu’il sera parti, nous pourrons terminer l’Europe (p. 1296).
Quant aux Hollandais ils achèvent de sacrifier leur agriculture sur ordre américain (BlackRock&co).
J’ai évoqué Zemmour et Malraux, saboteur de la culture classique française ; Debré écrit tel quel :
une impulsion a été donnée pour permettre à Malraux pour créer des maisons de la culture, moyennant quoi les maisons de la culture sont des foyers d’agitation révolutionnaire.
Comme on est gentil et pas polémiste on ne parlera pas de mai 68, révolution orange israélo-américaine (cf. la lettre ouverte de mon éditeur Thierry Pfister, p. 39) que personne ne voyait soi-disant venir ; mais terminons rapidement.
Debré (pour ceux qui se plaignent de l’euro) évoque les taux directeur de la Banque de France à 15% (via le gouverneur Brunet), la trahison de Pompidou qui évoque son « destin national » le 13 février 1969 ; « l’absence d’autorité flagrante » du gouvernement de Couve de Murville, et surtout l’avènement du grand remplacement démographique :
Situation de lanterne rouge de l’Europe. Si on écartait les enfants nés d’étrangers installés en France et des étrangers naturalisés, notre situation serait de l’ordre de la catastrophe.
Et comme s’il avait vu le film de Mocky avec notre génial Bourvil, Debré voit cette télé qui va échapper au pouvoir gaulliste :
Je trace un bref tableau de l’influence destructrice de la télévision de d’avantage encore de l’éducation nationale.
De Gaulle sent la prostration monter dans la société postmoderne drivée par les médias :
Comment se fait-il que les familles ne réagissent pas ?
Et je laisse le mot de la faim à Debré :
Je savais que l’échec était assuré mais ne voulais pas l’admettre. Je jouais la comédie, le général n’a pas été dupe (p. 182).
C’est Tocqueville qui évoquant le destin français dans son Ancien régime dénonce cette nation « abstraite et littéraire »…
Sources
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Source : Lire l'article complet par Le Saker Francophone
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