L’horizon des fractures
• Dans ce qu’il imagine être un coup d’éclat, Zelenski a, pour répliquer à l’entrée des quatre régions ukrainiennes dans la Fédération de Russie, demandé l’entrée “accélérée” de l’Ukraine dans l’OTAN. • Les réponses sont plus que réservées, « très dédaigneuses mais également très discrètes », commente Mercouris. • Sauf pour neuf pays de l’OTAN, tous de l’Est bien entendu, qui “soutiennent” avec un enthousiasme à peine contenu la demande de Zelenski. • Bien plus qu’une simple péripétie, c’est la mise à nu d’une fracture grave au sein de l’OTAN.
Nous arrivons à des confluences intéressantes, lorsque le parcours d’une narrative rencontre directement la possibilité d’une vérité-de-situation, ou dans tous les cas la possibilité d’en devenir une, – pour, éventuellement, en révéler une autre ! C’est dire que ce dont nous parlons n’est pas un simple incident de parcours, mais, comme si souvent dans cette crise Ukrisis, une inflexion fondamentale de plus.
Il s’agit de l’annonce du 30 septembre, du président ukrainien Zelenski, qu’il demande l’“adhésion accélérée” de l’Ukraine à l’OTAN. ; et par “accélérée”, il serait judicieux d’entendre quasiment “immédiate”.
« “Nous adoptons une mesure décisive en signant la candidature de l'Ukraine en vue d'une adhésion accélérée à l'OTAN”, a déclaré le président ukrainien Volodymyr Zelenski, dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux ce 30 septembre. “L’Ukraine ne négociera pas avec la Russie tant que Poutine est président”, a-t-il également assuré, comme le rapporte l'AFP. »
La réception de la demande par les “principaux intéressés” (essentiellement, pour nous, l’OTAN et les USA) a été évasive, sinon nébuleuse. Le conseiller du président Biden pour la sécurité nationale, et directeur du NSC, Jack Sullivan, a répondu à des journalistes qui l’interrogeaient à ce propos :
« À l’heure actuelle, nous pensons que la meilleure façon de soutenir l'Ukraine est de lui apporter un soutien pratique, sur le terrain, et que le processus de Bruxelles devrait être repris à un autre moment. »
Même assemblage de borborygmes parsemés de lieux communs de la part du Secrétaire Général de l’OTAN. Alexander Mercouris, qui a la langue bien pendue remarque :
« La réponse [de l’Ouest] a été très très dédaigneuse… La réponse a été très dédaigneuse mais également très discrète… »
Là-dessus, il enchaîne en remarquant que cette discrétion, des gouvernements de l’Ouest et de la presseSystème toujours à l’unisson, a également marqué l’accueil du sabotage des gazoducs et du discours de Poutine saluant l’entrée des quatre régions ukrainiennes dans la Russie. Il pense que cela est dû aux préoccupations des uns et des autres pour leurs situations intérieures, notamment pour les principaux pays européens qui sembleraient découvrir que leurs économies se trouvent entraînées dans une « spirale mortelle » (notamment le Royaume-Uni, qui plonge, avec la Première Ministre Truss qualifiée de « cadavre ambulant » par le ‘Daily Mirror’, dans un abîme catastrophique)…
Ainsi, les humeurs et foucades de Zelenski seraient accueillies avec indifférence et, effectivement, un certain dédain qui mesure la réalité de l’estime où l’on tient l’inspirateur de la résistance ukrainienne. Mais Mercouris disait cela avant que ne lui parvienne l’écho d’une résolution affirmée de concert par neuf pays de l’OTAN, tous voisins et amis fidèles de Zelenski.
« Les présidents de neuf pays de l'OTAN se sont réunis dimanche pour exprimer leur soutien à la demande d’adhésion de l'Ukraine et pour demander instamment à tous les alliés d’“augmenter substantiellement” leur soutien militaire à Kiev.
» “Nous soutenons fermement la décision prise au sommet de Bucarest en 2008 concernant l'adhésion future de l'Ukraine”, ont déclaré les présidents de la République tchèque, de l'Estonie, de la Lettonie, de la Lituanie, de la Macédoine du Nord, du Monténégro, de la Pologne, de la Roumanie et de la Slovaquie.
» Au sommet de Bucarest, les membres de l'alliance avaient salué les “aspirations à l'adhésion à l'OTAN” de l'Ukraine et de la Géorgie, mais n’avaient fourni aucun calendrier pour l'adhésion de ces pays.
» “Nous soutenons l'Ukraine dans sa défense contre l'invasion russe, nous exigeons de la Russie qu'elle se retire immédiatement de tous les territoires occupés et nous encourageons tous les Alliés à augmenter substantiellement leur aide militaire à l'Ukraine”, indique la déclaration.
» Faisant référence à l'inclusion imminente de quatre anciennes régions ukrainiennes dans la Fédération de Russie, les dirigeants ont déclaré qu'ils ne reconnaîtraient “jamais” les “tentatives russes d'annexer un quelconque territoire ukrainien”. »
Il ne s’agit pas, selon nous, d’une déclaration de circonstance, par ailleurs légitimée par la déclaration du sommet de Bucarest de 2008. Nombre des pays qui sont ainsi intervenus, – notamment la Pologne et les trois pays baltes, – ont montré qu’ils ne plaisantent pas lorsqu’il s’agit de soutenir l’Ukraine. L’on peut être assuré, comme nous le sommes, que cette affirmation sera suivie d’effets concrets, de pressions, d’affirmations publiques, de la part de pays dont le poids politique mineur est actuellement très largement compensé par leur importance essentielle comme “pays du front”.
Tant que Zelenski jouera cette carte de l’“adhésion immédiate”, ils suivront. Et cette carte-là nous paraît bien plus que jouable, et peut-être la dernière, le joker dont dispose Zelenski pour obtenir un appui décisif de l’OTAN, c’est-à-dire une implication directe de l’OTAN, une cobelligérence, au mépris de tous les us et coutumes de l’alliance pour une adhésion. Donc Zelenski la joue “pour de vrai”…
« La vice-première ministre ukrainienne, Olga Stefanishyna, a quant à elle révélé dimanche que la candidature de Kiev à l’OTAN “est déjà en route pour Bruxelles”. »
Qu’en dirait George Kennan ?
En d’autres temps, tout cela serait bien vite expédié. On ferait un sourire à l’un ou l’autre, un clin d’œil à Zelenski, et on n’en parlerait plus, – du moment que le Système, dans tous les cas ses porte-paroles Sullivan et Stoltenberg, a fait dire ce qu’ils ont dit, – question renvoyée aux calendes grecques. Mais notre temps est très spécial et nous ne croyons pas une seule seconde qu’ils s’en tireront comme cela.
Au contraire, nous pensons que cette affaire d’“adhésion générale” est effectivement le joker de Zelenski, mais également sa bouée de sauvetage et nous pensons avec une grande conviction qu’il a décidé lui-même cette initiative sans prendre “le conseil amical” de Washington, – surtout, sans en rien dire à Washington. L’acteur ukrainien se dit bien qu’avec l’intégration des quatre régions dans la Russie, donc la promesse nécessaire que leur défense par la Russie sera équivalente à la défense de n’importe quel morceau du territoire russe, il risque désormais d’entrer dans une zone d’extrême turbulence, où son destin et son propre sort sont directement en jeu. Il se dit que s’il ne parvient pas à faire entrer l’OTAN dans la guerre maintenant, avec ces conditions où lui-même est au pouvoir, il n’y parviendra jamais, – et le meilleur moyen de parvenir est d’y entrer, l’Article 5 gonflé aux stéroïdes en bandouillère.
A notre estime, cette perception est largement partagée par les pays de l’OTAN étant intervenus en un petit “bloc de l’Est” au sein de l’OTAN pour affirmer leur soutien. Et il faut le répéter : leur poids est considérable, leur conviction et leur haine antirusses servant comme une sorte de potion magique pour les autres pays de l’Alliance ivres de cette narrative qu’ils ont développée eux-mêmes. Elle est considérable même vis-à-vis des USA, entraînés encore plus par leur machinerie de la communication et leur narrative que par tous les lobbies du monde.
Cette argumentation (avec les USA) est d’autant plus valable que, si “le temps presse” pour Zelenski, il presse également, en un sens, pour l’administration Biden et les démocrates. Désespérés de trouver quelque argument massue dans la campagne des élections midterms qu’ils craignent de perdre méchamment, les démocrates en sont à songer à utiliser, s’ils ne l’utilisent déjà, l’argument de la guerre en Ukraine pour se faire valoir auprès des votants, dénonçant l’attitude de “trahison” des pacifistes républicains (qu’importe ce que vaut l’argument par rapport à la réalité républicaine).
On répondra aussitôt que la cause ukrainienne est de moins en moins un argument de victoire électorale aux USA. On en conviendra aussitôt mais on observera que, comme Zelenski à Kiev, les démocrates se trouvent dans une situation si difficile que n’importe quel os à ronger leur semble bon à jeter à l’électorat pour s’attirer les bulletins des électeurs, même si l’électorat n’en a guère le goût et qu’il a d’autres os à ronger ; mais quand on n’a rien d’autre… Nous irions même jusqu’à penser qu’on pourrait entendre un candidat ou l’autre, disons dans un district où il y a une forte communauté d’origine ukrainienne, brandir l’exigence d’une “entrée immédiate” de l’Ukraine dans l’OTAN.
(PhG: « Cela nous rappellera le souvenir si peu rappelé que l’argument initial de l’élargissement de l’OTAN aux pays de l’Est [à la Pologne] commença aux USA en campagne électorale au printemps 1992, pour rallier l’électorat d’origine polonaise, notamment à Chicago, qui menaçait d’abandonner le parti démocrate au profit des républicains. Voir cet article du 1er août 2014, avec en prime, pour l’édification de nos élites-Système, l’avis de George Kennan sur l’expansion vers l’Est de l’OTAN datant du 2 mai 1998. »)
C’est donc dire, une fois de plus, car on l’a déjà dit souvent à d’autres occasions, que la date du 8 novembre des midterms est une étape importante pour tout le monde. Il ne faut pas s’étonner alors que nous nous aventurions à penser que Zelenski va faire le forcing d’ici là pour son “adhésion immédiate”, même s’il dérange gravement le bon ordre et le rangement interne de l’OTAN… Car c’est bien là qu’apparaît le problème : une “entrée immédiate”, – ou très proche qu’importe, – de l’Ukraine dans l’OTAN signifiant la guerre entre l’OTAN et la Russie mettrait à jour des divisions terrifiantes au sein de l’Alliance.
‘Ukrisis’ rassemble le bloc-BAO (UE et OTAN), a-t-on dit ? C’est à voir, jusqu’à voir que c’est peut-être le contraire, jusqu’à provoquer une division contrainte et forcée, mais explosive, entre des gens qui s’entendaient si bien à être tous soumis, – non pas aux USA, mais au Système lui-même, – car les USA eux-mêmes et d’ailleurs, par leur résultat du 8 novembre, pourraient bien apparaître comme trahissant tout le monde ?
Mis en ligne le 3 octobre 2022 à 15H40
Source: Lire l'article complet de Dedefensa.org