La deuxième rencontre du Cercle Rébellion Aix-Marseille a eu lieu, et portait sur l’étude des grands axes de la doctrine eurasiste.
Celle-ci trouve ses racines les plus lointaines dans la question qui avait agité les élites intellectuelles et politiques de l’Empire russe tout au long du XIXème siècle : la Russie est-elle européenne ou asiatique ? La réponse donnée par les eurasistes du début des années 20 (Nikolaï Troubetskoï, Petr Savitsky, etc), est la suivante : ni l’une ni l’autre, la Russie est eurasiatique. Plus précisément, la Russie refuse l’occidentalisation, s’appuie sur la Tradition sans devenir pour autant réactionnaire, refuse le modèle de l’État-nation car ceci induirait inévitablement des mouvements sécessionnistes, et se réclame d’un certain anticapitalisme. La composante touranienne est réévaluée car, estiment-ils, la Russie se pose en héritière de l’unité territoriale et civilisationnelle de Gengis Khan et de ses descendants, avec lesquels y eurent des époques de symbiose, comme le montre le choix de la part du prince Nevski de combattre les chevaliers teutoniques et de garder l’alliance avec les Mongoles.
Le mouvement eurasiste a trouvé un second souffle avec l’implosion de l’URSS. L’historien Lev Goumilev tente une synthèse de l’eurasisme classique et l’appliquant à ses théories sur les cycles des empires et des peuples. Alexandre Douguine élabore une série de concepts, dont certains sont des reprises d’autres auteurs : multipolarisme, Noomachie, ethnosociologie, topogenèse, Sujet Radical, Quatrième Théorie Politique (c’est-à-dire l’élaboration d’une théorie dépassant les impasses des idéologies qui ont structuré le XXème siècle, à savoir le libéralisme, le fascisme et le communisme). Reprenant les intuitions de Fernand Braudel (Grammaire des civilisations) et les analyses de Samuel Huntington (Le choc des civilisations), Douguine estime que le temps de l’hégémonie états-unienne, surgie lors de la fin du bipolarisme USA-URSS qui avait structuré le monde depuis 1945, est terminé. Ce sont désormais les espaces civilisationnels qui organisent les relations en un monde multipolaire. Il a été conseilleur pour plusieurs hommes politiques russes, dont Guennary Ziouganov et Sergueï Narychkine.
Les théories eurasiennes ont exercé une certaine influence sur des hommes politiques et militaires, notamment dans l’espace ex-soviétique. Le premier président du Kazakhstan, Noursaltan Nazarbaïev (au Kazakhstan, à Astana, existe une Université Nationale Eurasiatique Lev Goumilev), l’ancien président kirghize Askar Akaev (renversé en 2005 par une révolution colorée…), le général russe à la retraite Alexander Vladimirov, qui a tenté d’appliquer les théories de Goumilev à la géopolitique, le président du Parti Communiste de Russie Guennary Ziouganov, se sont inspirés des thèses eurasistes.
L’eurasisme est une doctrine née en Russie et a pour fonction de définir l’identité de la Russie. Cela a quelque peu contribué à en retarder sa diffusion à l’étranger. Le positionnement pro-turc d’un certain nombre d’eurasistes soulève en outre beaucoup de perplexités lorsqu’on se penche sur les agissements de la Turquie et de l’Azerbaïdjan (réseaux mafieux turcs en Europe, invasion de Chypre et occupation de sa portion du nord, guerre du Haut-Karabagh contre les Arméniens, accords avec les États-Unis et le Royaume-Uni…).
Douguine essaie depuis des années de nouer des relations avec des personnalités et des mouvements susceptibles d’adhérer aux thèses eurasistes, dont la principale reste l’union du supercontinent Eurasie en fonction anti-atlantiste, antilibérale et traditionnelle.
En Europe, l’Italie semble représenter un terrain fertile pour l’eurasisme. Maurizio Murelli, dont la maison d’édition AGA traduit régulièrement les livres d’Alexandre Douguine, et Claudio Mutti, éditeur et rédacteur en chef de la revue Eurasia, et Carlo Terracciano, qui collaborait avec Murelli, représentent sans doute des figures de proue d’un eurasisme aux caractéristiques italiennes et tourné vers la Méditerranée, tandis que la maison d’édition Anteo publie régulièrement des textes d’analyse sur la géopolitique de l’Eurasie, et le think-tank CeSEM non seulement publie des analyses géopolitiques autour du multipolarisme, mais organise également des rencontres et des formations en ligne. A signaler également le rôle du média Idee&Azione, antenne italienne du Mouvement International Eurasiste (http://med.org.ru/article/1915 ) de Douguine, qui publie en langue italienne ses articles et organise régulièrement des podcasts.
En Belgique, l’eurasisme se confond avec un européisme tourné vers l’Allemagne et ses diverses tentatives d’alliance avec la Russie. Jean Thiriart prônait une alliance entre l’Europe et l’URSS, tandis que Robert Steuckers, plus européiste mais avec une vision tournée vers l’Asie et le Moyen-Orient, prône une entente entre peuples européens et traduit en plusieurs langues, articles et interviews.
La place de la France et plus globalement de l’Europe dans l’articulation des espaces civilisationnels dans la perspective d’une vaste union eurasiatique a été longuement soulevé. En France l’eurasisme suscite peu d’intérêt, et ce, pour plusieurs motifs : le roman national autour de la conception de l’État-nation français, le républicanisme, l’éloignement géographique de la Russie et plus globalement de l’Asie font que les Français se sentiraient moins concernés par cette doctrine. Les éditions Ars Magna ont traduit un certain nombre de livre d’Alexandre Douguine et publié des textes de Jean Thiriart, tandis que Yohann Sparfell tente une contribution française à la construction d’une Quatrième Théorie Politique dans son Res Publica Europae. Sans aucun doute, c’est l’écrivain roumain d’expression française Jean Parvoulesco qui a parlé le plus et le mieux de la nécessité d’élaborer une vision eurasiatique pour refonder cet espace sur la Tradition, arrivant à parler d’un Empire Grand-européen eurasiatique et de Grand Gaullisme, tandis que Laurent James voit en la Russie et le concept de Troisième Rome un moyen pour l’Europe de se ressourcer aux racines du christianisme.
Aucun média ni mouvement politique n’a émergé en France à propos de l’eurasisme, et les tentatives ont rapidement échouées. Paradoxalement, c’est toutefois en France qui a eu la première tentative de coopération eurasiatique selon un point de vue géopolitique : l’éphémère constitution d’un axe Paris-Berlin-Moscou par Chirac, Merkel et Poutine en 2003, contre l’invasion états-unienne de l’Irak !
En dehors de l’Europe et de la Russie, existent en Turquie des intellectuels et hommes politiques qui nourrissent un courant eurasiste turc. Il y a même un parti politique, le Vatan Partisi, dont le président, Dogu Perincek, est actuellement incarcéré. Opposé à l’intervention d’Ankara en Syrie et favorable à l’intervention russe en Ukraine, il prône la sortie de la Turquie de l’OTAN, et une alliance avec la Russie et la Chine. Le courant eurasiste reste en tout cas marginal en Turquie du fait de la mainmise du néo-ottomanisme d’Erdogan et du panturquisme des nationalistes turcs.
Il est urgent de penser un modèle alternatif à l’hégémonie libérale-libertaire de la thalassocratie états-unienne. Le modèle de l’État-nation (et avec lui le modèle westphalien) est entré en crise, car victime de la mondialisation, de son centralisme jacobin et des revendications régionalistes. Une conception supranationale, voire impériale mais pas impérialiste, est-elle viable afin de répondre aux aspirations de peuples qui veulent refuser le modèle hégémonique anglo-saxon ? La formation de cadres et d’élites susceptibles de mener à bien un projet eurasiste, antilibérale et enraciné semble être indispensable, mais il doit pouvoir s’articuler à un travail sur soi. Se libérer des conceptions étriquées typiques du nationalisme petit-bourgeois, s’ouvrir à des perspectives bien plus vastes, qui prennent en compte les enjeux civilisationnels, se révèle être fondamental. L’élaboration d’une Quatrième Théorie Politique, adaptée à chaque contexte, et à laquelle puissent adhérer individus et communautés, demeure donc nécessaire. Refuser la soumission au discours matérialiste et anti-enracinement des élites acquises à la doxa libérale anglo-saxonne, l’est aussi.
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