par Régis de Castelnau.
Dans notre Occident en mode « Empire romain devenu fou » suivre l’actualité en continu ne permet pas de savoir réellement ce qui se passe. Lorsqu’un événement survient, pour obtenir une vue plus précise et appréhender le réel, il faut attendre plusieurs jours avant que la poussière retombe et le brouillard se dissipe, En revanche cela permet de voir où en sont les acteurs et les protagonistes des batailles médiatiques. Et de constater que, pour notre propre sécurité, l’état mental du bloc élitaire dont le système médiatique est un des outils, n’est pas réjouissant.
Propagande contre propagande
La reprise de la région de Kharkov par les forces du régime de Kiev en est un bel exemple. Depuis le 24 février date de l’invasion russe, l’armée ukrainienne était restée en situation défensive et semblait ne plus avoir de capacité de manœuvre lui permettant de mener des opérations offensives à valeur stratégique. Dans les tintamarres réciproques des belligérants, Volodymyr Zelensky nous avait annoncé à coups de clairon une offensive générale d’une armée ukrainienne d’un million d’hommes sur le sud de l’Ukraine, dans le but de récupérer la Crimée. Scepticisme chez les spécialistes, notamment américains, et ricanements chez les militants pro-russes. Première surprise avec l’offensive sur Kherson déployant de gros moyens, mais arrêtée assez facilement par les Russes, infligeant de très lourdes pertes à leurs adversaires. Les propagandistes des deux bords, au-delà des excès habituels restant dans l’expectative. Deuxième surprise avec l’offensive sur Kharkov, c’est-à-dire dans un endroit du front éloigné du premier coup, et permettant aux ukrainiens de récupérer pour la première fois des territoires significatifs depuis l’invasion. Mais malheureusement pour leurs soldats, ce fut une nouvelle fois en payant un prix humain et matériel très élevé. Délire chez les militants anti Russie, annonces fracassantes des mêmes sur l’inévitable effondrement de son armée, rodomontades ineptes et racisme anti russe débridé de la part des clowns habituels, toujours généreux avec le sang des autres. BHL et quelques autres pour ne pas les citer. En face, début de panique, accompagné chez certains, d’appels affolés à la Russie « pour qu’elle mette le paquet ».
L’offensive ukrainienne et ses conséquences
Il a donc fallu laisser passer quelques jours pour qu’un certain nombre d’éléments puissent se donner à voir et à comprendre. La première observation est relative à la nouvelle capacité manœuvrière de l’armée ukrainienne restée sur la défensive pendant six mois. Capacité nouvelle, fruit d’une implication très importante de l’OTAN qui non seulement a formé plusieurs milliers de soldats ukrainiens et fourni du matériel, mais assuré le fameux ensemble de fonctions militaires C4ISTAR (Command, Control, Communications, Computers, Intelligence, Surveillance, Target Acquisition, et Reconnaissance). Et en mobilisant également dans les combats des participants étrangers, surtout américains, dans une proportion semble-t-il, d’environ un tiers. Les observateurs, notamment américains, tel Scott Ritter, n’hésitent pas à considérer que ces opérations étaient des « offensives otaniennes ». Le deuxième élément aujourd’hui établi, est celui que les Russes ayant pris la mesure des intentions stratégiques de leur adversaire, c’est-à-dire l’OTAN, ont décidé de refuser le combat et d’évacuer les territoires qu’ils occupaient autour de Kharkov. Et dont ils avaient laissé l’occupation à des troupes de second niveau. Ils avaient une très bonne raison pour cela, car ils avaient pris la mesure que cette offensive-là, comme la précédente sur Kherson, était manifestement destinée à fixer le maximum de troupes russes et alliées. Le but étant de faciliter le lancement d’une troisième offensive ukrainienne contre un autre point du front où les Russes avaient repéré une grande concentration de troupes ennemies. Cette analyse explique pourquoi les Russes ont transféré des moyens importants dans cette région du front. Et pourquoi ils ont détruit la nuit suivante nombre de centrales électriques et d’équipements ferroviaires. Ce n’était pas une représailles ou comme l’a dit LCI « un manque de fair-play » (!) mais bien la volonté d’entraver les déplacements militaires ukrainiens nécessités par cette troisième offensive.
Au-delà de la propagande et des rodomontades incantatoires, comment peut-on analyser la situation issue de l’initiative stratégique qu’ont constituées les deux attaques ukrainiennes et la possibilité de cette troisième ? Il s’agit là incontestablement d’une offensive stratégique d’envergure dont on pensait l’armée ukrainienne incapable, mais qui n’a été possible que par une implication directe importante et essentielle de l’OTAN. Même si jusqu’à présent cette reprise de l’initiative n’a pas modifié le rapport de force stratégique, cela constitue une escalade dans l’évolution du conflit. Et pose à la Russie le problème des moyens qu’elle a alloués depuis le début à son « Opération Militaire Spéciale ». Rappelons qu’elle a utilisé un corps expéditionnaire assez peu nombreux qui, renforcé des volontaires des républiques séparatistes, varie entre 150 000 et 200 000 hommes, c’est-à-dire 10% de son armée. Elle a mis en œuvre une stratégie visant, au contraire de ce que les Américains pratiquent partout, à préserver les infrastructures et éviter autant que faire se peut, les dommages sur les civils considérés comme des frères slaves qu’on entend libérer du régime « oppressif » issu du coup d’état de Maïdan. Après quelques déboires initiaux, elle s’est montrée manifestement économe de ses propres pertes humaines, comme l’ont démontré les études britanniques.
Mais face à l’implication opérationnelle de l’OTAN, cette méthode était-elle toujours pertinente ? C’est le problème de la direction russe, et contrairement aux experts rémunérés qui peuplent les plateaux des chaînes d’info française, nous n’avons pas d’appareil de télépathie nous permettant de savoir ce qu’il y a dans les têtes des Poutine, Shoïgou, ou Guerasimov. Livrons-nous cependant à quelques conjectures.
En commençant imaginer les suites de l’intervention télévisée de Vladimir Poutine annonçant une « mobilisation partielle » et l’organisation de référendums dans les territoires russophones récupérés par la Russie. Cela constitue à l’évidence une réponse à l’implication otanienne, clé du succès tactique de Kharkov. Ces décisions auront deux conséquences : tout d’abord ce seront environ 300 000 hommes qui vont être affectés à ce qui ne sera bientôt plus une « Opération Militaire Spéciale » mais une défense du territoire russe. Puisque les référendums vont aboutir à l’incorporation des régions concernées au sein de la Fédération de Russie et toutes les offensives et occupations ukrainiennes seront considérées comme des agressions contre la Nation russe.
L’affrontement Occident/reste du monde, est-il une guerre mondiale hybride ?
Les Soviétiques sont les concepteurs de ce que l’on appelle « l’art opératif » qui est un corps de doctrine stratégique qu’il serait trop long (et difficile pour l’auteur, lui-même profane) d’exposer ici. On se contentera d’une définition lapidaire : l’objectif d’une guerre nous a expliqué Clausewitz est d’atteindre des buts politiques, et par conséquent l’objectif final des opérations militaro-économiques doit être non pas la neutralisation d’une armée, mais celle d’un système dont cette armée est l’outil. Alors, la vraie question à laquelle il faut répondre et celle-ci : quel est, pour Moscou, le conflit dans lequel s’inscrit la guerre en Ukraine, et quels sont les objectifs politiques de la Russie ? Nous avons dit dans ces colonnes à plusieurs reprises, notre opinion sur ce qui s’était déclenché le 24 février 2022, c’est-à-dire un affrontement entre l’Occident et le reste du monde. Tous les événements qui se sont déroulés depuis cette date trouvent à s’articuler avec cette dimension stratégique. L’invasion russe, la riposte des occidentaux avec leur train de sanctions économiques absurdes et suicidaires pour l’UE, la transformation de l’Ukraine en tonneau des Danaïdes qui engloutit matériel militaire et milliards de dollars, les recompositions internationales, les transformations financières, l’utilisation par la Russie de la crise énergétique, toutes choses qui renvoient à une guerre mondiale hybride. Toujours enfermé dans son sentiment de supériorité, toujours décidé à maintenir la globalisation comme forme moderne de sa domination, toujours attaché à la définition « de l’ordre international selon les règles », l’Occident ne semble pas avoir pris la mesure de ses implications. Et le discours assez ridicule d’un Macron agité, devant l’assemblée générale des Nations unies n’est vraiment pas de nature à prouver le contraire. Pourtant les semaines et les mois qui viennent annoncent des événements lourds de conséquences.
Le 17 septembre s’est tenue à Samarcande, la réunion de l’Organisation de coopération de Shanghai, qui rassemble Russie, Chine, Inde, Pakistan, Iran, toute une série d’états d’Asie centrale et auquel la Turquie vient demander d’adhérer. Rassemblement géostratégique dépassant le cadre régional à vocation de coopération économique mais aussi militaire, il est le fer de lance du tournant de la Russie vers l’Asie. La chaleur spectaculaire dont Vladimir Poutine y a bénéficié, en dit long sur le soi-disant « isolement » de la Russie dont on nous rebat les oreilles. Et il faut lire les déclarations finales et en particulier celle du président chinois. Affirmant qu’il était primordial de « se prémunir contre les tentatives de forces extérieures visant à provoquer une révolution de couleur et de s’opposer conjointement à l’ingérence dans les affaires intérieures d’autres pays sous quelque prétexte que ce soit » et visant à l’évidence les opérations organisées par l’Occident pour renverser les gouvernements des pays issus de la chute de l’Union soviétique.
Aura lieu au mois de novembre, la prochaine réunion du G20 en Indonésie, où toutes les gesticulations occidentales n’ont pas empêché Vladimir Poutine d’être invité. Le 24 juin dernier s’est tenu un sommet des BRICS où Vladimir Poutine fut là aussi, et ostensiblement, chaleureusement traité par les autres membres. Y compris le Brésil de Bolsonaro, qui sera d’ailleurs peut-être bientôt remplacé par Lula, explicitement antiaméricain, à l’occasion de la présidentielle du mois d’octobre. Cette organisation qui rassemble des pays représentant actuellement 42% de la population mondiale a fermement réitéré son refus du monde unipolaire voulu par les États-Unis soutenus par l’UE. Depuis cette date, le Mexique l’Argentine, l’Iran, l’Algérie, la Turquie, l’Égypte, et l’Arabie saoudite, et la Corée du Sud ont manifesté leur volonté d’adhésion. Ça c’est pour le rapport de force mondial entre les deux modèles, l’unipolaire occidental, et le multipolaire prôné ensemble par la Russie et la Chine et quelques autres. Force est de constater l’accélération de l’histoire quand les choses vont aussi vite.
Est-il nécessaire de détailler la situation au sein de l’Union européenne ? Qui, sous la conduite délirante d’Ursula von der Leyen, marche vaillamment vers la catastrophe énergétique, économique, financière… et politique. Avec les conséquences de la crise Covid et du « quoiqu’il en coûte », la crise énergétique antérieure à la guerre en Ukraine, l’explosion de l’inflation est inéluctable dans toute l’UE. Malgré les prédictions du célèbre marabout Bruno Lemaire. Situation que l’on veille méthodiquement à aggraver par les sanctions stupides. Donnant toutes les raisons à la Russie, premier producteur mondial de matières premières, de nous en priver tranquillement. L’on nous dit chez les économistes qu’il faudra choisir entre manger ou se chauffer. Le maire de Londres dit quant à lui, que très nombreux seront ceux qui ne pourront faire ni l’un ni l’autre. Toutes ces charmantes perspectives auront nécessairement des conséquences sociales et donc probablement politiques. Ce qui est arrivé à la Grande-Bretagne, à l’Italie et maintenant à la Suède risque de se reproduire et beaucoup des dirigeants des pays du l’UE ne sont probablement pas assis sur des sièges bien solides. À commencer par Emmanuel Macron sans majorité parlementaire et par conséquent déjà confronté à une crise politique sérieuse. Et pourtant, ces dirigeants, les élites européennes conduisent leurs pays, comme des véhicules sans frein, sans airbag, et à fond vers le mur.
On ajoutera à cela la perspective des fameuses élections parlementaires américaines du « mid term » où les sondages annoncent pour l’instant une lourde défaite démocrate. Dans un pays où depuis la guerre de Sécession, les divisions politiques n’ont jamais été aussi vives et dont il n’est pas abusif de dire qu’avec la montée délirante de la religion woke, il est en guerre civile culturelle. C’est pourquoi concernant l’offensive ukrainienne prend tout son sens. Celui d’une décision prise par la présidence américaine dans le but de tenter de remonter le retard des démocrates dans les sondages d’opinion. Il fallait une victoire pour redorer le blason politique de Joë Biden. Qu’importe les pertes, puisque les États-Unis font la guerre à la Russie avec le sang des Ukrainiens.
Les Russes pas pressés ?
Alors peut-on penser que la direction russe considère que l’Ukraine n’est qu’un des théâtres d’opérations d’un affrontement plus large ? Ne voyant pas la nécessité de chercher présentement des solutions diplomatiques. Le jour venu, il sera de toute façon indispensable de le faire, mais peut-être préfère-t-on à Moscou discuter avec des interlocuteurs affaiblis ? L’auteur de ces lignes pense que c’est probablement le cas. Mais étant situé de ce côté de la barricade, il avoue que pour lui, ce n’est pas nécessairement une bonne nouvelle.
Napoléon disait : « N’interrompez jamais un ennemi qui est en train de faire une erreur ». Les Russes connaissent assez bien Napoléon, et en ce moment l’Occident les multiplie, ces erreurs. Les belles funérailles solennelles d’Élisabeth II, majestueuses et surannées se sont télescopées avec l’actualité du grand tremblement d’histoire que nous vivons. On pouvait se demander si symboliquement, ce n’était pas aussi la domination séculaire de l’Occident que l’on portait en terre.
Le Nouveau Monde commencerait- il à Samarcande ?
source : Vu du Droit
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Source : Lire l'article complet par Réseau International
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