La Vierge de La Salette: fontaine de contradiction

La Vierge de La Salette: fontaine de contradiction

À mi-chemin entre Grenoble et Gap, en Provence, se tient, dos aux Alpes et face au Drac, un humble village du nom de Corps. Non loin de là, dans la montagne, on rencontre un hameau où ne vivent pas cent personnes. Ce hameau, c’est La Salette.

C’est là que la Vierge, en 1846, a choisi d’apparaitre; à 1800 mètres d’altitude très précisément. Le site respire la majesté, avec ses sommets qui s’étendent à perte de vue au-dessus des nuages; on y sent le frisson des ombres sacrées.

Il existe aujourd’hui un sanctuaire à cet endroit. On y accède par un chemin de 14 km qui serpente dans la montagne en sabrant au travers des brumes. Les anciens pèlerins faisaient le trajet à pied. Pour les modernes, qui le font en voiture ou en autobus, c’est un des endroits les plus dangereux de France: à partir d’une certaine altitude, il faut conduire dans un brouillard si opaque qu’il est impossible de voir à vingt mètres devant soi, et il n’y a aucune barrière, aucun garde-fou, aucun parapet qui protège contre les chutes.

Curieux tableau, au sens presque initiatique: tout au long de l’ascension, on a à côté de soi la falaise, qui exerce à chaque instant sa fascination; devant soi, c’est le brouillard dense et la route qui surgit par bribes, et pâle, imprécise; et au bout du chemin, le lieu saint. On dirait une allégorie de l’âme sur la Terre. Il y a, en tout cas, entre ces lieux et l’apparition elle-même, une solidarité mystérieuse.

L’apparition

Le samedi 19 septembre 1846, veille de la fête liturgique de Notre-Dame des Sept-Douleurs, Mélanie Calvat (15 ans) et Maximin Giraud (11 ans), deux bergers originaires de Corps qui s’étaient rencontrés la veille, mènent leurs bêtes dans les montagnes qui dominent les villages de Corps et de La Salette. Tandis que paissent les animaux, ils s’occupent à construire une petite maison de pierres dont ils baptisent l’étage supérieur du nom de «Paradis». Leur jeu terminé, ils s’éloignent et s’endorment sur l’herbe.

Au réveil de la sieste, ils aperçoivent une grande lumière: c’est une «belle Dame» assise sur leur Paradis. La «belle Dame» est en pleurs. D’après Mélanie du moins, car Maximin est incapable de voir son visage; il n’en saisit que la silhouette «affligée».

Ayant demandé aux enfants de s’avancer, la «belle Dame» prononce ces paroles lourdes de menaces:

«Si mon peuple ne veut pas se soumettre, je suis forcée de laisser aller la main de mon Fils. Elle est si lourde et si pesante que je ne puis plus la retenir. Depuis le temps que je souffre pour vous autres! Si je veux que mon Fils ne vous abandonne pas, je suis chargée de le prier sans cesse. Et pour vous autres, vous n’en faites pas cas. Vous aurez beau prier, beau faire, jamais vous ne pourrez récompenser la peine que j’ai prise pour vous autres.»

Photo: Wikimedia Commons

Puis elle se met à parler au nom de Dieu: «Je vous ai donné six jours pour travailler, je me suis réservé le septième, et on ne veut pas me l’accorder. C’est ce qui appesantit tant le bras de mon Fils. Ceux qui conduisent les charrettes ne savent pas parler sans y mettre le Nom de mon Fils au milieu. Ce sont les deux choses qui appesantissent tant le bras de mon Fils.»

Le mépris du jour du Seigneur et la banalisation du blasphème menacent de perdre les hommes. La «belle Dame» les appelle à se convertir avant que des catastrophes (famines, maladies chez les enfants, morts) arrivent.

Voyant que Mélanie bute sur un mot – les enfants connaissent à peine le français, ayant l’habitude de s’exprimer dans un dialecte de la langue d’oc –, elle poursuit son message dans la langue des bergers. À un certain moment, elle s’adresse à chacun des enfants séparément; quand elle parle à Maximin, Mélanie voit ses lèvres bouger mais n’entend rien; et quand elle parle à Mélanie, c’est Maximin qui devient sourd.

Enfin, s’adressant de nouveau aux deux bergers, la «belle Dame» achève son discours sur cette consigne, prononcée en français et deux fois plutôt qu’une: «Eh bien! mes enfants, vous le ferez passer à tout mon peuple», puis elle s’élève dans les airs et disparait.

Après l’apparition

Mélanie et Maximin s’empressent d’aller raconter ce qu’ils ont vu, identifiant la «belle Dame» à la Sainte Vierge. Leur témoignage est recueilli le lendemain par leurs maitres, Baptiste Pra et Pierre Selme, qui l’intitulent: Lettre dictée par la Sainte Vierge à deux enfants sur la montagne de La Salette-Fallavaux.

C’est le premier récit de l’apparition à avoir été mis par écrit. Il n’est pas destiné à la publication et ne contient aucune allusion aux secrets. Il est daté du 20 septembre 1846 et porte les signatures de Pra et de Selme. Mélanie et Maximin ne savent, à l’époque, ni lire ni écrire. Ils donneront plus tard leurs propres récits, lesquels resteront dans l’ensemble très proches de la version consignée par Pra et Selme.

Les deux bergers ayant été soumis à de nombreux interrogatoires et ne s’étant jamais contredits, l’archiprêtre de Corps avise son supérieur, Mgr de Bruillard, l’évêque de Grenoble. Celui-ci lance une commission d’enquête pour vérifier l’authenticité des faits, tandis que la rumeur d’une apparition mariale circule, relayée par la presse. C’est le début d’un parcours de reconnaissance tortueux et d’une longue polémique qui, d’une certaine manière, se poursuit encore aujourd’hui.

Pour comprendre cette polémique, il est indispensable de bien faire la distinction entre le message que la Vierge a demandé aux enfants de publier (qui porte sur le dimanche, le blasphème et l’appel à la conversion), et les secrets qu’elle leur a confiés. Ces secrets n’ont été divulgués qu’à partir de 1851, en partie et à très peu de personnes.

Jusqu’à cette date, l’enquête progresse prudemment, avec les réticences qui conviennent dans ce type de situation. Le premier incident survient en 1850, quand Maximin rencontre le curé d’Ars. Leur entretien, un «long malentendu»

«Si vous continuez à vivre dans le péché […], je vous ferai sentir la pesanteur de mon bras divin. Si ce n’était des prières de ma chère mère, j’aurais déjà détruit la terre […]. Je vous ai donné six jours pour travailler, et le septième pour vous reposer, pour sanctifier mon saint nom, pour entendre la sainte messe, et employer le reste du jour au service de Dieu mon Père.»

Photo: Wikimedia Commons

Dans une lettre au ministre des Cultes, il affiche une opinion semblable à celle de Mgr de Bonald, se disant «convaincu que les enfants, surtout le jeune garçon, avaient été exploités par les partisans de Louis XVII. C’est le fils de Louis XVI qui devait, après une nouvelle ère de massacres, ramener en France le règne de la paix. Le jeune garçon devait lui préparer les voies, et la jeune fille être la fondatrice d’un ordre régénérateursite Web, ils donnent le récit de l’apparition dans son intégralité, mais biffent jusqu’au mot même de «secret»: «(À ce moment, Mélanie voit que la Belle Dame dit quelques mots à Maximin, mais elle n’entend pas. Puis c’est au tour de Maximin de comprendre qu’elle dit quelques mots à Mélanie qu’il n’entend pas non plus. Puis elle poursuit

Mélanie

Le paradoxe de cette position, celle des successeurs de Mgr de Bruillard et des Missionnaires de La Salette, c’est qu’on sélectionne arbitrairement l’information à retenir. On croit au message, mais pas aux secrets. Or, les secrets, par leur statut même de secrets confiés par la Vierge, devraient avoir une importance suprême; on voit donc mal comment la parole des témoins peut faire autorité en ce qui concerne le message, mais pas en ce qui concerne le secret.

Pour Mgr Ginoulhiac et Mgr de Bonald, il est clair que les témoins ont été influencés et instrumentalisés par des groupuscules dont les intérêts se mêlaient à l’apparition. Les historiens officiels de La Salette – le p. Jean Jaouen et le p. Jean Stern – vont plus loin, soutenant que, grisés par leur célébrité, les voyants auraient, au fil des années, interprété de plus en plus librement le «secret» qui leur a été confié par la Vierge.

Il existe en effet dix versions des secrets, assez différentes les unes des autres: trois par Maximin (3 juillet et 11 aout 1851, 5 aout 1853), sept par Mélanie (3 et 6 juillet 1851, 12 et 14 aout 1853, septembre 1858, septembre 1860, novembre 1878). Les trois versions de Maximin ont été conservées; deux versions de Mélanie ont été perdues, à savoir: la première rédaction, écrite le 3 juillet 1851 et réécrite quelques jours plus tard; et la version de septembre 1858, destinée uniquement au pape Pie IX.

Les versions de Maximin sont courtes et tiennent à l’aise dans une page. Ses deux rédactions de 1851 annoncent l’apostasie de la France, la conversion d’un pays protestant qui entrainera d’autres pays à sa suite, et l’arrivée d’un «monstre».

La version de 18539). Il correspond à celui de 1860, à deux exceptions près: les paroles de la Vierge sont présentées dans un ordre quelque peu différent et les blancs ont disparu pour faire place à de sombres prophéties et à des mots très durs envers l’Église. On lit par exemple que «les prêtres sont devenus des cloaques d’impureté

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