par La Quadrature du Net.
La campagne d’action collective contre la Technopolice se termine dans quelques semaines. Notre plainte contre le ministère de l’Intérieur (que vous pouvez encore rejoindre ici) vise notamment deux fichiers étatiques massifs : le fichier TAJ et le fichier TES. À travers eux, nous attaquons des outils omniprésents et structurants de la surveillance policière. Car ficher, c’est organiser le contrôle et la domination de l’État sur sa population. Comment expliquer que ces pratiques aient pu émerger, se maintenir et s’ancrer si profondément dans les rouages de l’administration française au point qu’elles échappent désormais à tout véritable contrôle ?
Si on peut évidemment trouver une multitudes d’explications, nous proposons de revenir ici, sans prétention d’exhaustivité, sur l’évolution à travers le temps du fichage en France.
La création d’un savoir d’État
La volonté de l’État français d’identifier formellement sa population débute au XVIIIe siècle. Le but d’origine était formellement de « lutter contre la criminalité, la mendicité ou l’errance » en imposant à certaines personnes de s’enregistrer et de détenir des « papiers » contenant leur nom patronymique. Très vite, cette pratique est surtout utilisée dans un cadre judiciaire afin d’identifier les personnes mises en causes qui donneraient de fausses identités, empêchant ainsi la justice de restituer leur parcours criminel. C’est donc la poursuite et la reconnaissance des récidivistes – justification que l’on retrouvera à de nombreuses reprises au cours de l’histoire – qui incite à perfectionner les pratiques d’identification et notamment donner naissance à la police scientifique.
C’est motivé par cette obsession – juridique et scientifique – de la recherche de l’identité que Alphonse Bertillon, agent au service photographique de la préfecture de police de Paris, propose en 1883 une nouvelle technique d’identification : l’anthropométrie. Cette méthode vise à associer à l’identité civile une description d’attributs physiques et corporels spécifiques à une personne afin de la reconnaître. Sont ainsi détaillés méticuleusement dans le signalement le visage – front, profil, oreilles, nez, bouche, menton – les cicatrices, grains de beauté, tatouages ou encore la colorimétrie de l’iris. S’ajoutent quelques années plus tard les empreintes digitales, que la police voit comme une garantie plus « intangible » de l’identité. La photographie, alors en plein essor, est aussitôt utilisée pour faire évoluer ce système d’identification. L’apparition de la technique de l’instantané vers 1880, et la photographie en petit format, permettent ainsi d’alimenter les fiches avec portraits de face et de profil. Le bertillonnage évolue alors vers sa version la plus « sophistiquée », les policiers pouvant se reposer sur une vraie visualisation de la personne plutôt qu’une simple description. Déjà, on observe que la moindre invention technique est aussitôt utilisée par la police pour augmenter ses pouvoirs de coercition et de contrôle, phénomène qui se prolonge encore aujourd’hui avec notamment la captation vidéo ou l’intelligence artificielle. Dans l’opinion publique, des inquiétudes émergent à la fois sur les abus de la police mais aussi, déjà, sur la potentielle application de ce système anthropométrique à l’ensemble de la population. Des dessins et caricatures dénoncent ainsi le fait que toute personne soit perçu en criminel potentiel.
Ce perfectionnement du dispositif d’identification marque le début d’une pratique qui va se renforcer au sein de l’État, et pour les seuls intérêts de l’État, au cours des décennies suivantes. Fondé initialement sur la recherche des criminels, le bertillonnage est surtout à l’origine de la rationalisation des pratiques policières. Cette technique fait ainsi apparaître de nouveaux instruments de classement, telle que la fameuse fiche au format et au contenu standardisé, pour remplacer les signalements qui reposaient uniquement sur la mémoire des agents de police. Cette nouvelle « mémoire d’État » repose sur une organisation précise, et qui fonctionne désormais selon un « système réticulaire », conférant à la police la capacité de dominer visuellement un « matériau humain ». Elle dispose désormais d’un pouvoir facilité d’accéder et croiser des informations, organisé en réseau à travers les régions, alimentant le fantasme qu’aucune information ne puisse lui échapper. Le bertillonnage marque aussi la première étape de la biométrie en France, le corps devenant le principal élément d’identification et de contrôle. En maîtrisant les corps, l’administration peut localiser, inventorier, classer les humains.
Si le bertillonnage a vu le jour à Paris, ces pratiques répressives se diffusent largement dans les administrations coloniales et préfigurent le fichage des juifs cinquante ans plus tard. Ainsi, dès la fin des années 1880, le fichage se perfectionne et s’institutionnalise au sein de l’Empire colonial français. Ce « laboratoire colonial français » dont parle bien Ilsen About dans ce texte permet de mettre en pratique et à grande échelle un processus d’identification administrative homogénéisé, qui rend possible la création de sujets inférieurs et de régimes juridiques distincts. Dépassant la seule recherche des criminels et délinquants, le fichage sera notamment appliquée pour la surveillance de catégories d’individus toujours plus vastes, considérés comme « subversifs », comme les anarchistes et jouera un rôle crucial dans le contrôle et la répression de certaines populations.
Les fichages étatiques répressifs du XXe siècle
Les « nomades », c’est à dire les personnes n’ayant pas de résidence fixe, ont été le premier groupe social à être ciblé par les nouvelles méthodes de fichage, l’administration voulant à tout prix contrôler qui rentre et sort de son territoire. Créé dès 1907 pour remplacer une liste de « bohémiens », le système mis en place consistait à doter une large catégorie de personnes itinérantes d’un « carnet anthropométrique ». Afin de surveiller et contrôler les déplacements, cette feuille d’identité contenait signalement, profession et photographie. Chaque modification du carnet (par exemple pour la notification d’un trajet, d’un vaccin mais aussi d’une infraction) faisait l’objet d’une notice individuelle, qui, par la suite, sont copiées et centralisées au sein d’un fichier. Ces différentes contraintes ont notamment conduit certaines familles à décider d’abandonner le mode de vie nomade qui pouvait être le leur depuis des siècles.
La surveillance s’intensifia ensuite avec la création d’un registre de visas apposé à l’entrée de chaque commune, classé chronologiquement et alphabétiquement, puis par un régime d’interdiction de déplacement d’abord pour les étrangers puis vis-à-vis de l’ensemble des « nomades » durant la Seconde Guerre mondiale. Facilitée par leur identification préalable à travers les carnets et registres instaurés depuis plusieurs décennies, l’assignation à résidence des personnes « nomades» se met en place, et sera rapidement remplacée par un internement à partir de 1940. Libérées en 1946, elles resteront cependant soumises au carnet jusqu’à son abrogation en 1969. Le déplacement des populations et la connaissance de qui entre et sort dans un territoire reste une des justifications majeures de l’État pour le fichage.
Durant la Seconde Guerre mondiale, le fichage a joué un rôle majeur et continu dans la persécution et le génocide de la population juive. Après la découverte du « fichier juif » par Serge Klarsfeld dans les années 1990, une commission nationale fut chargée d’enquêter sur les pratiques de la police française pendant la guerre. La lecture du rapport est édifiante : y est décrit le savoir faire rigoureux et zélé de la police française, à la fois en zone occupée et au sein du régime de Vichy, pour identifier et réprimer les personnes juives en France.
Déjà, chaque processus de fichage était précédé d’une phase d’identification, par recensement ou à travers la généralisation, à partir de 1940, de l’obligation de disposer d’une carte d’identité sur laquelle était apposée la mention « Juif ». Comme il est énoncé dans le rapport, « le binôme recensement-fichier a presque toujours servi à mieux identifier pour surveiller, contrôler, et au fil des mois, arrêter, interner, voire déporter ». C’est ainsi qu’en zone occupée, un recensement général a été entrepris dès l’automne 1940 afin de créer un fichier central couvrant Paris et les arrondissements de la Seine, sous la direction d’André Tulard, fonctionnaire de la préfecture de police passé par le service des étrangers et le bureau des passeports et des naturalisations. Un « dossier juif » était alors ouvert pour chaque famille et chaque personne célibataire, puis était ensuite classé méticuleusement selon quatre sous-fichiers : alphabétique (avec la lettre J sur le coin gauche) ; par nationalité (J sur le coin gauche, N sur le coin droite) ; par domicile (par rue et numéro) (J à gauche, D à droite) ; par profession (J à gauche, P à droite). La couleur des fiches permettait également de classer entre juifs français (fiche bleue) et étrangers ou apatrides (fiche orange et beige). La mise en œuvre du fichier « Tulard » impressionna à la fois les occupants allemands et les responsables de Vichy, ce qui poussa ces derniers à imposer aux préfets de la zone Sud un recensement de la population juive. Conçu sur un modèle similaire de couleurs et de catégories (français, étrangers, entreprises), le fichier de Vichy rassembla à la fin plus de 110 000 fiches.
Ces fichiers centraux étaient accompagnés d’une multitude de listes de personnes juives (par exemple, celles qui disposaient d’un appareil de télégraphie, étaient propriétaires d’une bicyclette ou avaient retiré l’étoile juive) tenues par l’administration pour contrôler le respect des lois restrictives et limiter les déplacements. Mais surtout, ils ont été un instrument direct des rafles et de la déportation à partir de 1942. S’il fallait un exemple, le sous-fichier des nationalités du fichier Tulard a permis de planifier les arrestations et internements pendant les rafles des juifs étrangers, les fiches étant extraites avant chaque action. Si le processus de fichage a été multiple et varié au cours de la guerre, en aucun cas il n’a été ponctuel. Fruit du savoir-faire de l’administration française, le fichage était le vecteur d’une véritable politique de surveillance et de persécution des juifs, facilitant directement la déportation voulue par l’occupant allemand.
Dernier exemple de cette pratique d’État, le fichage de la population algérienne en France métropolitaine a démontré la multiplicité des manœuvres mises en place pour contrôler et surveiller des personnes à titre « préventif » en temps de conflit. Si aucun fichier central n’a vu le jour dans ce cas précis, ce n’est que faute de temps et de moyens, car plusieurs initiatives de l’administration et de la préfecture de police de Paris allèrent en ce sens. D’une part, la brigade des agressions et des violences, créée en 1953 sous le prétexte de la lutte contre la délinquance de rue, photographiait et identifiait les nord-africains interpellés à la suite de rafles, afin d’alimenter un fichier. Ensuite, pendant la guerre, une circulaire du 5 août 1957 organisait la création d’un fichier national des individus dangereux ou à surveiller résidant en métropole, appelé le « fichier Z ». Deux autres circulaires de 1957 et 1958 ont ensuite précisé les catégories d’individus à ficher, dont notamment les agents nationalistes que la police souhaitait éliminer, classés dans une sous-rubrique de ce fichier Z.
D’autre part, l’État français procédait à l’identification généralisée des Français musulmans d’Algérie en métropole. Prenant le prétexte du risque de fraude, il imposait l’obligation de détenir une carte d’identité permettant en réalité de mettre en place un vaste fichier à partir de l’enregistrement des demandes de carte, renforçant la surveillance administrative. Plusieurs rafles ont également eu lieu entre 1958 et 1961 afin d’inciter les Algériens à s’adresser au Service d’assistance technique aux Français musulmans d’Algérie (SAT-FMA). Officiellement créé pour leur apporter une aide, ce service visait en réalité à alimenter le renseignement et créer des dossiers individuels. Jusqu’à 100 000 dossiers ont ainsi été créés en région parisienne et plusieurs projets de grands fichiers mécanographiques et d’enquêtes sociologiques étaient dans les cartons de ce service. Ce fichier francilien a notamment été utilisé jusqu’en juillet 1962, chaque fois qu’un Français musulman d’Algérie était appréhendé par un service de police afin de déterminer s’il avait commis des « actions anti-françaises ».
Ces trois exemples illustrent à quel point les pratiques de fichage ont été omniprésentes dans les processus de répression, mais également comment l’administration les développaient en toute opacité. L’apparition de l’informatique fait passer le fichage à des échelles encore plus préoccupante, précipitant un nécessaire débat public.
Fichage informatisé et échec de la critique politique
Dès les années 1960, l’informatique était perçue comme un instrument de modernisation du pays et l’institution policière a rapidement voulu adopter ces nouveaux outils. Permettant de rationaliser et mettre de l’ordre dans la multitude de fichiers éparpillés, l’informatisation augmentait aussi les capacités de traitement et permettait les croisements entre fichiers là ou la mécanographie ne permettait que de simples tris. Dans cette dynamique est créée en 1966 une « direction des écoles et techniques » afin de mener les réflexions au sein de l’institution et assurer l’unité de la formation et l’homogénéité des méthodes et techniques de la police. Ces réflexions, associées aux capacités récentes de recouper de façon automatisée un grand nombre d’informations, ont alors nourri un nouveau projet : celui d’attribuer un identifiant unique à chaque personne dans le Système automatisé pour les fichiers administratifs et répertoires des individus (SAFARI).
Révélé et dénoncé en 1974 par le journal Le Monde dans l’article intitulé « « Safari » ou la chasse aux Français », le projet suscita de fortes réactions. Pour l’auteur de l’article, Philippe Boucher, la base de données donnerait une « puissance sans égal » à celui qui la posséderait, mettant au cœur du débat la question de la détention et de la centralisation par l’État d’informations sur l’ensemble de sa population. Finalement abandonné face à la controverse, le projet SAFARI déboucha sur une commission d’enquête qui donna naissance à la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) et à la loi Informatique et Libertés du 6 janvier 1978, socle de la protection des données personnelles encore en vigueur aujourd’hui. Au-delà de la création d’un encadrement juridique, cet épisode marque une amorce de politisation sur le sujet. Cette réflexion avait d’ailleurs débuté avant ce scandale, le directeur du « service des écoles et techniques » mentionné plus haut écrivait lui-même en 1969 :
« La mise en mémoire d’un certain nombre de données n’est-elle pas attentatoire à la liberté et même à la dignité de l’homme ? Ne présente-t-elle pas des dangers si nous connaissons à nouveau comme naguère la férule d’un État totalitaire, le joug d’une police politique orientée non vers le maintien de l’ordre public, la prévention et la répression des crimes, mais vers l’asservissement des citoyens libres, privés par une minorité de leurs moyens d’expression ? Le problème vaut qu’on y réfléchisse longuement et profondément.
Il apparaît alors de plus en plus évident que si une administration peut disposer, organiser, classer des informations sur les personnes, cela n’est pas politiquement neutre. Elle retire de cette connaissance un pouvoir, une possibilité de contrôle qui doit nécessairement être limitée. Cette prise de conscience et la politisation collective des enjeux, assortie d’institutions et d’un encadrement juridique novateurs, auraient pu laisser penser que la problématique du fichage avait été cernée de manière suffisamment forte par la société pour être maîtrisée, afin d’empêcher les dérives. Malheureusement ce ne fut pas le cas, ces pratiques d’identification de surveillance étant probablement bien trop ancrées dans les rouages de l’institution policière.
Dès les années 1980, avec la généralisation des ordinateurs, la police commençait à collecter des informations de façon massive et désordonnée. Plutôt que de limiter ces pratiques, il fut au contraire décidé de rationaliser et d’organiser cette quantité de données au sein de fichiers centralisés pour en tirer une utilité. C’est dans ce contexte qu’est apparue l’idée du fichier STIC (Système de traitement des infractions constatées), visant à intégrer toutes les informations exploitées par les services de police dans une seule et même architecture, accessible à tous les échelons du territoire. Finalement mis en œuvre et expérimenté dans les années 1990, le fichier STIC cristallisa de nombreuses tensions entre le ministère de l’Intérieur et la CNIL qui durent négocier pendant plusieurs années afin d’en fixer le cadre légal. Si la CNIL a obtenu des garanties dans un accord à l’arrachée en 1998, cette victoire a paradoxalement signé la fin de son influence et de sa légitimité. En effet, dans les années qui suivirent, toutes les réserves qu’elles avait pu obtenir ont été ostensiblement bafouées. Mais surtout, cette longue bataille qui avait concrètement ralenti et empêché le développement du fichier souhaité par le ministère poussa le gouvernement à supprimer par la suite le pouvoir d’autorisation attribué à la CNIL afin de ne plus être gêné dans ses projets. C’est pourquoi, en 2004, la modification de la Loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) acta la suppression du pouvoir de contrainte de la CNIL pour le transformer en simple avis consultatif. Cela signifie qu’elle ne dispose plus de l’autorité nécessaire pour empêcher ou limiter la création de fichiers de police par le gouvernement. Cette modification législative marque un tournant dans le droit des fichiers et des données personnelles ainsi que dans la pratique policière. Les garde-fous ayant sauté, l’espace politique pour parvenir à une surveillance massive se libère, les limites légales devenant purement cosmétiques.
Malgré l’encadrement légal, le fichage s’emballe
Aujourd’hui, la dérive du fichage est vertigineuse et plusieurs phénomènes peuvent en témoigner. Déjà, l’inflation ahurissante du nombre de fichiers : plus de 70 fichiers créés entre 2004 et 2018. Ensuite la déconstruction progressive des principes protecteurs de la loi Informatique et Libertés, comme la proportionnalité et la nécessité, a vidé de toute effectivité les contre-pouvoirs censés limiter et encadrer les fichiers. Prenons quelques exemples symptomatiques de cette lente artificialisation du cadre protecteur des libertés.
La première illustration est une pratique législative devenue banale : un fichier est créé pour une finalité très restreinte, liée à des circonstances exceptionnelles, ce qui lui donne une apparence de proportionnalité en termes juridiques. Cependant, des réformes successives vont élargir son objet et son périmètre, transformant sa nature et son échelle La légalité originelle se retrouve alors obsolète et artificielle. L’exemple le plus significatif et affolant est celui du fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG). Créé en 1998, suite à l’affaire Guy Georges, ce fichier avait pour vocation d’identifier les personnes récidivistes des infractions sexuelles les plus graves à l’aide de leur ADN, ainsi que les personnes disparues et les corps non identifiés. Mais seulement trois années plus tard, en 2001, la loi pour la sécurité quotidienne élargit la collecte de l’ADN aux crimes graves aux personnes (crimes contre l’humanité, tortures, homicides volontaires,proxénétisme…). C’est ensuite la loi sur la sécurité intérieure de 2003 qui l’étend à de simples délits d’atteinte aux personne et aux biens (tels que les vols ou les tags) et permet aussi d’inclure la collecte de l’ADN des personnes simplement soupçonnées d’avoir commis une de ces infractions. Alors qu’il était conçu pour des situations exceptionnelles, le FNAEG contenait en 2020 les données de 4 868 879 de personnes, soit plus de 7% de la population française, et en 2015, 76% de ces profils concernent des personnes non condamnées. En prenant en compte la parentèle, c’est-à-dire les personnes partageant des éléments non codants d’ADN pouvant révéler des liens familiaux, ce chiffre peut être quintuplé. Conservé jusqu’à 40 ans pour les personnes condamnées, 25 ans pour les mis en causes, l’ADN peut également être partagé au niveau européen dans le cadre de la coopération permise par le Traité Prüm. Aujourd’hui l’ADN est relevé très fréquemment par la police sur toute personne en garde à vue et peut même l’être après condamnation, le refus de le donner pouvant être sanctionné par la loi.
Deuxième méthode pour étendre l’emprise d’un fichier : l’élargissement au cours du temps du nombre de personnes ayant accès au fichier ou de la nature des données collectées. Par exemple, trois fichiers de renseignement administratif (dont vous nous parlions ici) ont récemment été amendés pour que soient ajoutées aux éléments collectés les opinions politiques, l’état psychologique ou encore les informations postées sur les réseaux sociaux. Parallèlement, si les fichiers ne sont pas automatiquement croisés ou interconnectés, des interfaces ou logiciels permettent de favoriser leur lecture simultanée. L’information originellement collectée change nécessairement de nature quand elle peut être recoupée avec une autre recueillie dans un contexte totalement différent. Parmi ces outils, nous pouvons citer le système Accred (Automatisation de la consultation centralisée de renseignements et de données) qui permet la consultation automatique et simultanée de 11 fichiers dits « généraux », dans le cadre d’enquêtes administratives (quand on postule à un emploi lié au secteur public) ou pour une demande d’un premier titre de séjour, un renouvellement de titre de séjour ou une demande de nationalité française.
Enfin, le troisième symptôme de cette dérive est la perte de pouvoir et d’influence de la CNIL, déjà évoquée plus haut. Alors qu’elle est tenue dans ses missions officielles de vérifier la « bonne » tenue des fichiers, elle s’est progressivement désinvestie de tout contrôle de leur usage a posteriori par la police. Pourtant, par le passé, la CNIL avait pu effectuer des contrôles généraux et demander l’effacement de presque 20% des données du fichier STIC en 2007 ou, après avoir constaté les multiples erreurs et inexactitudes des fiches, à exiger une refonte des données avant sa fusion avec le JUDEX dans le TAJ en 2011. Mais aujourd’hui, la Commission a changé ses priorités et semble se consacrer principalement à l’accompagnement des entreprises et non plus au contrôle de l’administration étatique. Les seules vérifications de fichiers font suite à des demandes individuelles reposant sur le droit d’accès indirect des particuliers, soit quelques milliers de cas par an, sur plusieurs millions de fiches (ce que la CNIL commente sommairement dans ses rapports annuels.
Ainsi, en pratique, les contraintes censée empêcher le fichage massif et injustifié sont devenues dérisoires face à la masse d’informations collectées et exploitées au quotidien. À travers notre plainte collective, nous voulons pousser la CNIL à retourner à son rôle originel, à imposer les limites de la surveillance d’État et à s’ériger en véritable contre-pouvoir. Le fichier TAJ – qui contient 20 millions de fiches de personnes ayant eu un contact avec la police – est l’exemple même d’un fichier devenu tentaculaire et démesuré, tout agent de police et de gendarmerie pouvant potentiellement y avoir accès. Le fichier TES, quant à lui, est l’incarnation du rêve d’identification biométrique de Bertillon, puisqu’il contient la photographie de toute personne disposant d’un titre d’identité en France, soit la quasi-totalité de la population. Officiellement créé à des fins d’authentification et de lutte contre la fraude, son modèle centralisé et son échelle constituent à eux seuls des sources de risques, ce qui a longtemps justifié qu’il ne soit pas mis en place (alors que sa création était souhaitée depuis des années, comme l’explique Jean-Marc Manach dans cet article). Par son existence même, ce fichier fait naître la possibilité qu’il soit utilisé comme base de données policière à des fins d’identification de la population et c’est pourquoi nous en demandons la suppression (plus d’informations sur ces deux fichiers sont développées sur le site de la plainte collective).
Le fichage, porte d’entrée vers la reconnaissance faciale généralisée
L’évolution du fichage en France conduit à un constat amer : la question de l’identification de la population par l’État a été consciencieusement dépolitisée, laissant toute liberté aux pouvoirs publics pour multiplier la collecte d’informations sur chacun d’entre nous, sous prétexte de prévenir tous les dangers possibles. Les limitations pensées dans les années 1970 sont aujourd’hui balayées. Aucune remise en question des moyens et finalités n’est effectuée et les rares fois où le fichage est questionné, il est systématiquement validé par le Conseil d’État qui ne voit jamais rien à redire. La seule réponse juridique aujourd’hui semble individuelle et consisterait à ce que chacun demande le retrait de son nom dans les fichiers d’État (pour cela, la caisse de solidarité de Lyon a fait un excellent travail de recensement des fichiers de police, vous pouvez lire ici leur brochure et utiliser leurs modèles de courrier afin de demander si vous êtes fichés !).
Avec l’apparition des techniques d’intelligence artificielle, et principalement la reconnaissance faciale, ce système de fichage généralisé fait apparaître de nouvelles menaces. Les deux obsessions qui ont motivé le développement du fichage tout au long du XXe siècle, à savoir la capacité d’identifier les personnes et de contrôler leurs déplacements, pourraient aujourd’hui être satisfaites avec le stade ultime de la biométrie : la reconnaissance faciale. En France, la police est autorisée depuis 10 ans à comparer quotidiennement les visages contenus dans la base de données du fichier TAJ à ceux captés par les flux de vidéosurveillance ou provenant de photos sur les réseaux sociaux. En parallèle, le système européen de contrôle d’entrée/sortie, dit EES, dont la création a été décidée en 2017 dans le cadre du projet « frontières intelligentes » (« smart borders ») et qui devrait être mis en œuvre d’ici la fin de l’année 2022, contient une base de données de visages des personnes arrivant de pays tiers. Il a pour but de de remplacer le cachet sur le passeport et rendre automatique le passage aux frontières via reconnaissance faciale. Toujours au niveau européen, les projets de réforme des base de données Eurodac (concernant les personnes exilées demandeuses d’asile et qui permet déjà aujourd’hui la comparaison des empreintes digitales) et Prüm II (qui prévoit l’interconnexion des fichiers de police des États membres) ont pour but d’inclure l’image faciale.
La généralisation de cette technologie ne pourrait avoir lieu sans la préexistence de mégafichiers et d’une culture de la collecte d’informations, qui sont désormais toutes deux bien établies. Le fichage généralisé est aujourd’hui la porte d’entrée vers la reconnaissance faciale et l’identification des masses par les États. Au-delà de la capacité de surveillance qu’il confère à la police par l’exploitation et la transmission d’informations, c’est la fin de l’anonymat dans l’espace public et le contrôle total des déplacements individuels qui seront permis par le fichage numérique.
Afin de mettre un coup d’arrêt à ce système de surveillance avant qu’il ne soit trop tard, rejoignez la plainte collective sur plainte.technopolice.fr
source : La Quadrature du Net
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Source : Lire l'article complet par Réseau International
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