À pareille date l’an dernier, j’ai témoigné de mon été passé en compagnie de l’œuvre de Pierre Perrault. Puisque Lux éditeur continue de republier l’intégralité de ses écrits, je n’ai pas résisté à la tentation de me laisser emporter pour un deuxième été le long du fleuve tant aimé par le cinéaste-écrivain.
Le mal du Nord. C’est le titre du dernier ouvrage de Perrault. Il raconte la traversée du brise-glace Pierre-Radisson qui mène une équipée, à laquelle sa femme Yolande et lui se joignent, jusqu’à l’ile Bylot. Chez Perrault, tout devient épopée, voire odyssée, et ce récit ne fait pas exception. « Je voulais, dit-il, avec l’aide de Yolande, de ses fleurs et de ses archéologies, dire pourquoi et comment cet inconnu polaire fascine les hommes, les bêtes et les lichens ».
Un testament
Pour ce faire, il faudra, pour les explorateurs, « comparer notre petit savoir à l’immense réalité » et réfléchir « sur le chimérique illimité, sur la distance qui sépare le rêve de la réalité, sur la réalité elle-même qui contredit le rêve ». Perrault en est convaincu : « On ne voyage vraiment que dans les questions qu’on se pose, qu’on nous pose (…) À vrai dire, voyager, c’est s’arrêter. C’est se questionner. Et trouver en soi, si possible, ou ailleurs le plus souvent, les réponses qui rapportent du voyage plus et mieux que le simple passage d’un endroit à l’autre. Une mémoire de ce qui est, bien plus qu’une image de ce qui n’existe qu’en rêveries ».
L’éditeur a raison de mentionner qu’il s’agit en quelque sorte de son testament. Tous les thèmes de son œuvre s’y trouvent, en condensé. On y croise le fleuve énigmatique et pratiquement indicible. La navigation devient prétexte à interroger la littérature et la science qui s’opposent, chez Perrault, à la pratique quotidienne du travail manuel et de la confrontation à la nature.
Comme à son habitude, il décrit le pays et ses habitants dans « l’épopée de leur modestie ». « J’en suis arrivé à préférer la réalité à la fiction. L’humanité aux humanités (…) En un mot, je suis devenu disponible au quotidien de leur humanité, sans écriture, sans littérature ». Alors que Perrault s’intéressait, par exemple, à Alexis Tremblay dans Pour la suite du monde, c’est ici la figure du poète René Richard qui dicte le pas de ceux qui « vivent en vivant ».
Inéluctablement, Perrault sonde à nouveau la parole des gens du pays et du territoire. « À force de ne pas les connaître, de ne pas les écouter, poursuit-il, on finit par ne pas les entendre ». Or, c’est une grave erreur puisque le pays réel vit d’eux, et qu’une partie du savoir se trouve là, prêt à être cueilli, et non seulement dans les manuels, les universités et les cercles montréalais.
Dans leur langue résident à la fois la beauté du monde et la laideur de notre condition. « Le langage n’est-il pas le brise-glace de l’aliénation », laisse-t-il tomber gravement ? Perrault sait que ce « pays encore clandestin, souvent incertain », a besoin d’être à la fois nommé et vécu afin d’exister, « (p)our qu’enfin ce pays se rende à sa propre évidence ».
Le mari de Yolande Simard Perrault
Le récit permet aussi de rendre justice à Yolande Simard Perrault, la femme du cinéaste-écrivain. Le documentaire La fille du cratère (ONF) offrait un portrait attachant de cette femme que les réalisateurs ont eu l’intelligence de ne pas réduire au statut de « femme de Pierre Perrault ». C’est même plutôt l’inverse : Perrault est présenté comme « le mari de Yolande Simard ». Il aura d’ailleurs admis toujours volontiers qu’elle a profondément bouleversé sa vie, son être, sa conception esthétique et politique.
Le documentaire dévoilait des extraits d’une magnifique correspondance entre les amoureux. Dans une lettre, Yolande explique à Pierre qu’elle n’est pas embêtée de se faire demander sans arrêt des nouvelles de lui parce qu’ils sont intimement liés, qu’ils sont un peu la même entité. Ramener une femme à son statut « d’épouse de » peut aujourd’hui sembler suspect. Le documentaire montrait bien qu’il n’en est rien, et Le mal du Nord permet de renchérir en ce sens : « je vivais dans le nulle part total de la littérature avant de rencontrer une Yolande de Baie-Saint-Paul » qui « avait un pays et les mots pour le dire sans avoir rien à emprunter aux écritures ».
Puis il ajoute : «j’ai bien vu qu’elle était sans pareille parce que justement elle avait un pays et le savait ». Avant de conclure : « Nous n’avions à opposer à son lyrisme qu’un peu de littérature étrangère. J’ai fini par capituler faute de paysages. Un peu incrédule. Plein d’ironie. En vérité ce fut une reddition sans condition. J’ai appris à regarder avec ses yeux superlatifs son pays qui était aussi le mien ».
Un indépendantiste convaincu
Perrault était un indépendantiste convaincu et faisait souvent des analogies et des allégories entre la nature et le Québec. Il aimait l’hiver et le Nord, deux déterminants de notre identité que l’on cherche de plus en plus à nier, mais qui devraient pourtant être des atouts de notre être collectif : « En toute innocence et en dépit du bon sens, j’espère encore la grande débâcle des âmes fortes, un avenir qui se modèle sur un fleuve et les exubérances des baromètres (…) Le Nord m’inspire une épopée. J’en ai assez de vivre dans la fiction (…) Je me cherche une existence à tout propos. J’abandonne le rêve à ses fausses routes. J’interroge le polaire pour apprendre la véhémence. Pour devenir irréductible. Irréconciliable ». Quel beau projet de faire du Québec un pays véhément, irréductible et irréconciliable!
Perrault aura aussi ce questionnement lourd de sens qui, bien qu’il s’applique à la randonnée, n’était pas fortuit en 1999, quatre ans après le référendum volé : « J’ai beaucoup randonné en forêt, là où le nord est partout et nulle part. Là où on peut perdre le nord. Comment dès lors s’orienter, trouver l’orient, sans le nord ? Quand il n’y a plus chemin, ni mémoire. Comment naviguer dans l’inconnu sans balise ? Trouver le chemin qui conduit du départ à la destination ? Retrouver le chemin du retour ? Sans instrument ? Ni carte ? Ni mémoire ? Et comment mémoriser le semblable, distinguer l’arbre et l’arbre, la colline et la colline, le pareil du même ? Le sens de l’orientation compense-t-il l’absence de mémoire, de repère, d’indication » ? Le Québec a beaucoup randonné, mais sait-il s’orienter, s’il ne suit « plus chemin, ni mémoire » ? À cette question, il semble que deux décennies apportent cette réponse : notre absence de mémoire, de repère et d’indication n’est pas compensée par notre sens de l’orientation moderne.
Des repères
Pour ma part, je trouve des repères et des indications dans l’œuvre de Perrault. Il s’agit sans doute de celle qui a le mieux cartographié le Québec de la deuxième moitié du 20e siècle. Parce que Perrault, on le voit mieux avec le recul, était inquiet de la dépersonnalisation et de la dépossession du Québec. S’il a filmé des pêcheurs à L’Île-aux-Coudres, s’il a immortalisé la bête lumineuse traquée par des chasseurs, c’est qu’il sentait que ce monde était en voie de disparaître, tout comme une certaine idée du Québec que quelque chose se perdait dans ce changement d’identité que nous vivions.
« Bientôt les goélettes (…) se retrouveraient dans l’anse des échoueries, explique l’écrivain. Le fleuve changeait de mains sans nous avertir, sournoisement. Un fleuve de nos mains insensiblement devenait un fleuve de la main des autres. Personne ne s’était rendu compte qu’un fleuve tirait à sa fin ». On le sent, c’est le Québec en entier qui change de mains présentement. Naviguer en compagnie de Perrault permet de retrouver certaines balises et garder vivante cette mémoire essentielle.
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