Bientôt en pièce de théâtre, le texte Le virus et la proie (Écosociété) de l’essayiste et dramaturge Pierre Lefebvre propose une réflexion stimulante, incisive, et parfois émouvante, sur la quasi-impossibilité du pouvoir citoyen dans nos sociétés autocratiques. À lire et/ou à voir pour combattre nos sentiments d’impuissance.
Précédemment, l’auteur a dirigé la revue Liberté entre 2005 et 2017. Il a signé deux pièces en solo : Loups et Lortie (sur l’ancien caporal Denis Lortie qui s’est introduit le 8 mai 1984 à l’Assemblée nationale), pour le Nouveau Théâtre expérimental (NTE), en plus d’avoir rédigé avec son fidèle complice Alexis Martin (codirecteur artistique du NTE) Extramoyen, exploration scénique sur la classe moyenne. En 2015, j’avais rencontré Pierre Lefebvre pour un entretien sur les ondes de Radio Centre-Ville lors de la parution de son essai Confessions d’un cassé (Boréal). Son esprit d’analyse, clair, non dogmatique, avait grandement attiré mon attention.
Surgit à un moment précis dans Le Virus et la proie une célèbre citation de l’écrivain français Honoré de Balzac, qui prétend que : « Derrière chaque fortune, il y a un crime ». Ce plaidoyer contre l’injustice et pour les 99 % des citoyennes et citoyens, a émergé à la suite d’une commande de l’homme de théâtre Olivier Choinière. En 2016, celui-ci lui a « demandé un court texte pour un abécédaire. J’avais la lettre L pour libéral et j’ai composé une lettre au premier ministre de l’époque (Philippe Couillard, alors que le gouvernement nous conditionnait à la notion d’austérité). Je lui disais l’impossibilité d’avoir une discussion avec lui et l’incapacité pour une personne ordinaire de se faire entendre », me confie-t-il dans un pub près du Métro Beaubien.
Parmi ses engagements, l’intellectuel a participé en 2018-2019 au projet Le Pouvoir expliqué à ceux qui l’exercent (sur moi) avec la compagnie Système Kangourou, les élèves de l’école secondaire Sophie-Barat (dans le quartier Ahuntsic à Montréal) ainsi que leur professeur Michel Stringer. « Je me suis plongé dans la lecture de philosophes et auteurs comme Hannah Arendt, Dostoïevski ou Annie Ernaux. » Par ailleurs, de nombreuses références sociales et culturelles se retrouvent dans Le Virus, dont des allusions au film Le Chien andalou de Luis Buñuel ou encore la découverte du corps noyé du jeune réfugié syrien Alan Kurdi, tragédie qui a défrayé les manchettes.
En mars 2020, juste avant le confinement (« J’ai pris le dernier autobus en direction de Montréal »), Pierre Lefebvre a effectué une résidence artistique avec le Théâtre du Tandem à Rouyn-Noranda en Abitibi-Témiscamingue. Le Virus et la proie (aucun lien au coronavirus) prend forme. La codirectrice du Festival TransAmériques, Jessie Mill, lui propose par la suite un jumelage avec le metteur en scène Benoit Vermeulen (qui avait orchestré une superbe production autour du couple Pauline Julien-Gérald Godin dans Je cherche une maison qui vous ressemble) pour une lecture publique lors des éditions de 2021 et 2022. Le Carrefour international de théâtre de Québec l’a aussi inscrit à sa programmation le printemps dernier. La partition, exigeante et non construite comme une œuvre théâtrale, a été rendue sur les planches (« Une même parole portée par quatre corps différents ») par les interprètes Alexis Martin, Ève Pressault, Étienne Lou (et successivement Dominique Pétin et Tania Kontoyanni). Prochainement, une véritable production sera à l’affiche du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui.
Malgré son aspect intellectuel et dense, la partition du Virus et la proie réussit à nous captiver avec un protagoniste anonyme (nous savons toutefois que sa mère vit désormais dans un CHSLD) qui écrit une longue lettre destinée au premier ministre (« Monsieur » sans aucune allusion à une personne en particulier). Les premiers mots (« Vous ne lirez pas cette lettre. C’est de ma faute. Je n’ai pas assez d’imagination ou de force ou de je ne sais pas quoi pour me faire entendre de vous ») m’ont rappelé le célèbre hymne de Boris Vian, Le Déserteur, par son refus d’accepter passivement les injustices.
Le protagoniste avoue d’emblée sa peur de la violence (« une affaire délicate ») alors que celle-ci emplit nos existences, aux dires de Pierre Lefebvre. « Lors de la grève étudiante de 2012, Jean Charest dénonçait la violence des manifestations. Il parfait d’intimidation pour les gens qui refusaient d’envisager l’éducation comme une marchandise. » Quant aux valeurs néolibérales et conservatrices, seuls les opposants à cette vision du monde seraient à blâmer. « Une vitre cassée est perçue comme du vandalisme, alors qu’un plan de redressement d’une entreprise où d’un seul coup 500 personnes perdent leur emploi n’est jamais considéré comme un geste violent. »
La citation qui précède le texte, de l’écrivaine française Leslie Kaplan (« On ne parle pas pour avoir raison ») traduit bien ce désir de briser les dialogues de sourds. « Les gens parlent (en général) pour avoir raison ou pour imposer leur idéologie. Quand Lucien Bouchard a employé le mot lucide (avec un groupe de signataires du manifeste en 2005) pour souligner le type de société qu’il préconise, ce n’est que sa vision des choses. » Cette incapacité d’un dialogue juste, « d’une joute honnête » se répercute dans la frénésie des réseaux sociaux, « où chacun parle pour dire sa vérité ». Par ailleurs, le protagoniste ne lance-t-il pas que « toute une vie, ça peut souvent être juste bête à pleurer ».
Parmi les lignes les plus percutantes de ce Virus et de cette proie, nous retrouvons ces métaphores sur les animaux prédateurs (renards, loups) qui préfèrent s’amputer d’une de leurs jambes plutôt que de mourir pris dans un piège. Le personnage perçoit la différence entre les bêtes et les humains, « la mutilation est ce qui permet non pas de s’évader, mais de s’insérer, même si dans les faits, c’est encore pire ». Volubile, Pierre Lefebvre renchérit sur les paroles tranchantes des puissants exhortant les populations de « toujours s’adapter », de faire preuve de créativité, « grâce à notre liquéfaction, de nous métamorphoser, de devenir mollusque, poulpe (…), frange, morve, même glaise. Par contre, les patrons ne remettent pas (ou très peu) en question leurs idéologies ».
Portraiturer un univers à priori désespérant, mais réaliste, n’entraine pas de défaitisme chez Pierre Lefebvre. « La démission plait au système capitalisme. Quel grand plaisir de prendre la parole, de nommer ce qui déroge de la vision marchande de la réussite sociale ! Je me remémore la joie, la créativité et l’énergie des manifestations de 2012. Il faut se méfier des passions tristes (allusion au philosophe Spinoza). »
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