Alors que s’est effectué dernièrement le retour en classe, et que les problèmes liés au manque d’enseignants continuent de compliquer la vie de bien des gens, il n’est pas malvenu de songer aussi à l’aspect plus proprement qualitatif des choses. On sera inspiré de le faire en s’aidant des réflexions du théoricien de la culture et de l’éducation qu’a été George Steiner. Un récent essai de Nuccio Ordine consacré à la pensée de Steiner rappelle sa richesse en en laissant cependant transparaitre les limites sur le plan spirituel.
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La saison estivale tire à sa fin. Elle laissera derrière elle, comme toutes celles qui l’ont précédée, une jonchée de souvenirs. Plus ou moins vifs ou estompés, ils tapisseront pour un temps le fond de notre mémoire, la recouvrant d’un pêlemêle d’images bariolées vouées à se décomposer, à se mêler peu à peu à notre substance, en s’y enfouissant parfois jusqu’à l’oubli définitif, mais sans jamais omettre de lui fournir un surcroit d’être.
À l’orée de ce temps béni, qui a fait sortir les plus chanceux d’entre nous de leur routine familiale ou professionnelle pour leur faire sentir la suavité de la vie et gouter la saveur des choses, paraissait George Steiner, l’hôte importun, court essai en forme d’hommage autant que de témoignage, que Nuccio Ordine, spécialiste italien de Giordano Bruno, a consacré à son grand ami, le professeur de littérature George Steiner.
Né en 1929 et disparu en février 2020, Steiner a exercé une profonde influence dans le domaine des lettres et de la critique, depuis son premier essai Tolstoï et Dostoïevski – paru en anglais en 1960 et réédité cet été en traduction française à l’heureuse initiative des Belles Lettres – jusqu’aux dernières années de sa vie, où il a fait paraitre, par exemple, une intéressante série d’entretiens avec Laure Adler (Un long samedi, Flammarion, 2014), où l’évocation de souvenirs personnels côtoie les remarques sur son œuvre et les réflexions sur des enjeux contemporains, telle la résurgence de l’antisémitisme. Est mémorable, en particulier, la brève relation des évènements qui ont conduit le petit George à se réfugier en Amérique avec sa mère pour échapper au nazisme.
Permanence dans l’absence
L’hôte importun s’ouvre sur le constat qu’au-delà de la mort, l’ami qui désormais n’est plus continue, malgré l’inexorable, de faire sentir sa présence, à travers les nombreux souvenirs que suscitent les circonstances les plus diverses.
Ainsi, explique Nuccio Ordine dans son introduction, «la lecture d’un livre, le fait d’être assis sur une motte de terre au milieu d’un pré, une simple conversation, ou bien encore n’importe quel geste banal accompli à un moment de la journée constitueront de précieuses occasions pour sentir la présence silencieuse de l’ami absent, pour continuer à partager avec lui les mêmes passions et les mêmes intérêts.»
«Il s’agit, précise-t-il dès les premières lignes de l’ouvrage, d’une présence invisible, d’une ombre discrète qui, en silence, vous accompagne au musée, à la bibliothèque, dans une salle de classe ou d’université, à un concert de musique classique…»
L’explication de cette permanence malgré l’absence est certainement à chercher, du moins en partie, comme le fait Nuccio Ordine à la suite de Steiner (qui aimait beaucoup le passage qu’on va citer), du côté de Montaigne et de sa compréhension de l’amitié: «En l’amitié de quoi je parle, disait l’auteur des Essais, elles [les deux âmes] se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes.»
Mystère de l’amitié
Dans son essai sur le sujet, Montaigne constate la réalité et surtout la conséquence infaillible de l’amitié. Il note qu’à la faveur des rapports qui nous lient à l’ami, notre identité semble non seulement se nourrir, mais s’accroitre, au niveau le plus intime et le plus personnel, de la substance même des êtres que nous chérissons et qui nous aiment.
Non seulement Montaigne constate-t-il la réalité et l’effet de l’amitié, mais il en cerne génialement le mystère, par une de ses plus célèbres formules, qui n’explique finalement rien de l’amitié, mais en dit tout:
«Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais [il parle évidemment ici de son ami La Boétie], je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant: parce que c’était lui: parce que c’était moi.»
Montaigne se hisse jusqu’au mystère de l’union des êtres pour le contempler, l’exprime brillamment, mais confesse, incontinent, son impuissance à le percer: «Il y a au-delà de tout mon discours, et de ce que j’en puis dire particulièrement, ne sais quelle force inexplicable et fatale médiatrice de cette union».
Pour pénétrer plus avant l’opacité du réel, pour surmonter son impuissance à mieux définir cette «force», il lui aurait fallu s’aventurer sur les voies qu’ouvre la vérité révélée, et méditer tour à tour sur la force d’engendrement de la Parole de Dieu – «substance vitale de nos âmes», selon saint Ambroise -, sur la discrète inhabitation du Saint-Esprit dans les âmes, et finalement, sur le mystère des mystères: la Trinité.
Car c’est certainement dans cette première forme de consubstantialité, puis dans l’énigmatique union mystique de l’âme à Dieu – je parle ici de la mystique la plus commune, celle à laquelle accède le baptisé, ami du Christ encore plus que serviteur (Jn 15:15) – que l’amour humain et l’amitié trouvent leur explication dernière. Par leur manque ou leur absence de foi surnaturelle, Montaigne, Steiner, Ordine s’interdisent toutefois ce surcroit de lumière, qui certes, n’en vient jamais à épuiser le mystère, mais permet d’y puiser sans cesse.
Connaitre avec le cœur
L’essai de Nuccio Ordine, et les entretiens avec George Steiner qui l’accompagnent – dont le premier parait de façon posthume, selon le vœu de Steiner, pour «laisser un message à ceux qui restent» et «prendre […] congé» -, offrent un aperçu du tempérament à la fois bouillant et enthousiaste du grand professeur de lettres et nous initie à quelques-unes de ses idées les plus chères sur la culture, le savoir, l’éducation, etc.
On y (re)trouve donc ses thèmes de prédilection: l’importance de «l’effort» dans l’étude, de l’enthousiasme dans la transmission orale du savoir, du «par cœur» dans l’appropriation des grandes œuvres, de la responsabilité sacrée du maitre dans l’éveil des consciences, des humanités comme facteur limité, mais réel d’humanisation de l’homme, et enfin, et surtout, de la lecture amoureuse des classiques comme socle d’une éducation digne de ce nom.
Chacun de ces thèmes vaudrait qu’on s’y attarde. Car nous sommes à une époque où le monde de l’éducation subit de fortes pressions en vue d’accélérer sa transmutation en simple pourvoyeur de main-d’œuvre, dont le Moloch Économie ne ferait qu’une bouchée. Mais le chapitre sur l’apprentissage par cœur des œuvres classiques mérite une attention particulière, et c’est sur lui que je m’arrêterai un instant, pour en laisser voir le bien-fondé et les limites.
«L’atrophie de la mémoire est le trait dominant de l’éducation et de la culture dans la seconde moitié du XXe siècle», a écrit Steiner dans Passions impunies. Pourtant, les vertus de l’apprentissage par cœur nous avaient été rappelées de façon éclatante et bouleversante, au milieu du siècle, par les prisonniers des camps de concentration nazis et des goulags, pour qui les grandes œuvres apprises par cœur avaient servi de rempart contre la déshumanisation.
Pour en voir tout l’intérêt, il faut cependant sortir sans tarder d’une compréhension trop étroite de l’apprentissage par cœur. Apprendre par cœur, explique N. Ordine, «ne veut pas simplement dire mémoriser, mais d’abord et surtout ‘‘apprendre avec le cœur’’». Mais qu’est-ce à dire exactement? Qu’entend-on ici par «avec le cœur»? Malheureusement, l’auteur reste plutôt vague et laisse seulement deviner le sens de la formule par l’usage qu’il en fait.
À le lire, on comprend que l’apprentissage «avec le cœur» requiert d’aimer l’œuvre à l’étude et implique un engagement de l’être profond dans la lecture, puis une volonté de se rendre vulnérable à la vérité qu’elle véhicule, et enfin, une disponibilité à la laisser imprimer en nous un mouvement nouveau, une manière nouvelle d’être, de voir et de vivre, qui va dans le sens d’un réel accroissement de l’aptitude à comprendre et à aimer.
L’ivresse des œuvres, et l’autre
La part qui revient à l’amour dans l’apprentissage est aussi mise en évidence, dans ce même chapitre consacré à l’apprentissage avec le cœur, par deux citations de Rilke et Goethe, qui rejoignent une vérité théologique incontournable, à savoir que l’amour des œuvres donne à la connaissance de celles-ci une profondeur que le seul exercice des facultés intellectuelles ne permet pas d’atteindre.
Dans ses Lettres à un jeune poète, Rilke écrit: «La solitude qui enveloppe les œuvres d’art est infinie, et il n’est rien qui permette de moins les atteindre que la critique. Seul l’amour peut les appréhender, les saisir et faire preuve de justesse à leur endroit.» Goethe, quant à lui, affirme: «On n’apprend jamais à connaître que ce qu’on aime, et la connaissance sera d’autant plus profonde et complète que l’amour sera fort, vif et énergique.»
La conscience chrétienne est familière de ces vérités et se plait à les entendre. Mais contrairement à ce qui se passait, par exemple, dans les monastères du Moyen Âge, l’amour des lettres n’a pas ici comme aiguillon un désir conscient, constant et confiant de trouver Dieu dans l’Écriture1, ni comme horizon l’Absolu qui nous a dit son nom sur l’Horeb (Ex 3).
On peut légitimement trouver vitale la vie avec les œuvres, mais un chrétien découvrira très vite des limites à cette religion de la culture, idolâtrique sur les bords, qui fait de l’expérience esthétique une sorte de mystique sécularisée, dans laquelle l’homme reste finalement bien en contrôle de son monde intérieur, plutôt que d’être véritablement traversé ou envahi par la présence «extasiante» de Celui vers qui pointe en définitive toute expérience du beau.
Cela dit, même appréhendé sous cette forme rabougrie et intramondaine, ce que l’homme moderne poursuit dans sa quête aveugle et désordonnée du beau – ou poursuivait, avant que les readymades de Duchamp ne poussent l’art à se replier complètement sur lui-même, dans une rage d’autoréférentialité qui a plongé l’univers dans l’ennui – ne fera jamais que le ramener, s’il est fidèle à sa soif d’infini, à Celui l’a fait pour Lui.
À Celui qui l’a fait, c’est-à-dire à ce Dieu créateur et sauveur qui, lecture après lecture, contemplation esthétique après contemplation esthétique, sait s’inviter dans les cœurs sans envie de lui, pour s’y faire sourdement pressentir et désirer, pour s’y faire soudainement connaitre et aimer, et pour tout emporter dans son ample et poétique mouvement d’épanouissement, qui va du commencement du cosmos à sa consommation.
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Ma lecture de L’hôte importun, si je la poursuivais durant quelques lignes, me conduirait naturellement à partager d’autres bribes de réflexion sur la puissante pensée de Steiner.
Mais comme ce dernier invitait les critiques à se taire, pour aider le lecteur à se détourner du brouhaha de la presse et à mieux diriger son regard, non sur la production pléthorique du commentariat, mais vers les impérissables classiques, laissant de côté la littérature dite secondaire, celle des manuels et des anthologies critiques, je n’irai pas plus loin dans mon commentaire sur le critique universitaire Nuccio Ordine commentant de l’œuvre du grand critique littéraire George Steiner.
Je garderai toutefois en tête ce paradoxe, relevé à la page 62, que la critique peut parfois, comme c’est indubitablement le cas chez George Steiner, «perdre sa fonction parasitaire jusqu’à s’élever à la hauteur de l’objet dont elle parle». Tant et tellement, dit l’auteur de Réelles présences, qu’«il existe même – encore que très rarement – des recensions critiques qui peuvent légitimement prétendre à la dignité de la création.».
Cela ouvre de beaux horizons à la basse intelligentsia toujours un peu béotienne, mais pleine de bonne volonté, qui se dévoue laborieusement à cette besogne sur les blogues.
Pour aller plus loin:
Nuccio Ordine, George Steiner, l’hôte importun, Paris, Les Belles Lettres, 2022, 118 p.
Dom Jean Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu, Paris, Les éditions du Cerf, 2008, 288 p.
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Source : Lire l'article complet par Le Verbe
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