par Fabrice Garniron.
Depuis le début de l’intervention russe en Ukraine le 24 février 2022, la question de l’expansion à l’Est de l’OTAN fait partie de ces sujets cruciaux que les faiseurs d’opinion ont invariablement mis sous le boisseau. Cette expansion, qui n’est pas la seule cause de l’intervention russe du 24 février, semble être pour nos médias un sujet sulfureux, sinon tabou, tant il met en évidence les torts et les responsabilités des Occidentaux dans la genèse du conflit en cours.
Pour comprendre le danger de la politique euro-américaine en Ukraine, il est pourtant un moyen fort simple. Il consiste à imaginer un scénario inverse de celui qui est sous nos yeux : quelle serait la réaction des États-Unis si le Mexique, par exemple, envisageait d’intégrer une alliance militaire dominée par la Russie ? Bien peu, à juste titre, en contesteraient le caractère provocateur et belligène, notamment du côté de ceux dont la principale expertise consiste aujourd’hui à contourner ce sujet capital pour mieux dédouaner l’Occident et accabler la Russie. Tout indique pourtant que les États-Unis ont adopté en Ukraine une stratégie politique qui, par définition, ne peut que mener à l’affrontement : celle consistant à imposer à un État, en l’occurrence la Russie, ce qu’en aucun cas on ne voudrait se voir imposer. Si la réaction américaine à l’intégration du Mexique dans une alliance contrôlée par la Russie est une hypothèse utile, la réaction des États-Unis d’octobre 1962 à l’installation de fusées soviétiques à Cuba, soit à 150 kilomètres de leurs côtés est, elle, un fait historique. Or, rappelons-le, les États-Unis ont menacé par ultimatum l’Union soviétique de bombardements atomiques si elle ne procédait pas immédiatement au démantèlement de ses missiles sur le sol cubain. Force est de constater qu’aujourd’hui, c’est précisément ce type de menace que les États-Unis veulent imposer directement à la Russie sur sa frontière occidentale.
Une menace qui, loin d’être imaginaire, est la conséquence directe d’un autre fait soigneusement occulté par la sphère médiatique : la décision unilatérale des États-Unis de sortir du Traité ABM en 2002, accord multilatéral qui réglementait le déploiement des missiles antibalistiques russes et américains. Ayant depuis lors les mains libres, les États-Unis ont donc pu déployer leurs missiles dans des zones que ce Traité ABM excluait, à savoir en l’Europe de l’Est, notamment en Pologne et en Roumanie, deux États membres de l’OTAN. C’est ainsi qu’au fil des ans, sans hésiter à saper l’architecture internationale de sécurité, les États-Unis ont réussi à installer leur dispositif d’attaque aux portes de la Russie.
C’est pourtant aux États-Unis, bien plus qu’en Europe, que les avertissements sur les dangers de l’expansion de l’OTAN ont été les plus nombreux, un fait encore une fois occulté par les médias dominants. Parfaitement conscients des risques de guerre qu’elle recélait, nombre d’Américains, qu’ils soient universitaires, diplomates ou d’hommes d’État, se sont élevés publiquement contre la politique de leur pays. Ayant le plus souvent passé l’essentiel de leur carrière à combattre l’URSS puis la Russie, leurs critiques permettent de prendre la mesure du caractère proprement insensé des objectifs des États-Unis en Ukraine. Sans parler des risques que ces derniers, à travers l’expansion indéfinie de l’OTAN, font courir à la paix mondiale dans le seul de conserver leur statut d’hyperpuissance.
Voici par exemple ce qu’en pensait celui qui fut le concepteur de la politique d’endiguement de l’URSS après la Seconde Guerre mondiale, Georges Kennan. En février 1997 dans le New York Times celui-ci affirmait que : « l’élargissement de l’OTAN serait l’erreur la plus fatale de la politique américaine de toute l’après guerre froide ». Même son de cloche du côté d’Henry Kissinger, conseiller principal de Richard Nixon entre 1969 et 1973, soit pendant la période la plus dure des bombardements américains sur le Vietnam. Pour lui, « l’Ukraine ne doit pas rejoindre l’OTAN ».
Particulièrement significatifs encore sont les points de vue de deux secrétaires d’État à la Défense. Le premier, William Perry, qui fut à ce poste lors de la présidence Clinton, a expressément désapprouvé cette expansion et a même révélé dans ses Mémoires avoir songé à démissionner à cause de cette dérive, responsable selon lui de la dégradation des relations entre la Russie et les États-Unis. Le second est Robert Gates, personnage pour le moins important de l’establishment washingtonien puisqu’il fut à deux reprises secrétaire d’État à la défense, d’abord sous la présidence de Georges W. Bush, puis sous celle de Barak Obama. Pour Robert Gates, « agir si vite pour étendre l’OTAN est une erreur. Essayer d’amener la Géorgie et l’Ukraine dans l’OTAN est vraiment exagéré et constitue une provocation particulièrement monumentale ».
On pourrait également évoquer les points de vue de Jack Matlock, qui fut ambassadeur des États-Unis en Russie entre 1987 et 1991, du géopoliticien John Mearsheimer, de l’économiste ultralibéral Jeffrey Sachs, ou celui de plusieurs dizaines de hauts fonctionnaires américains : tous ont dénoncé haut et fort cette expansion. Rarement les risques de guerre liés à la politique d’un État auront été anticipés si longtemps à l’avance et par autant de spécialistes de ce même État.
Enfin, citons le point de vue de Zbignew Brezinski. Après avoir été le chef du Conseil de sécurité du président Jimmy Carter de 1976 à 1980, Brezinski ne cessera jusqu’à sa mort en 2017 de penser la politique étrangère étasunienne et d’influer sur son cours. Il fut d’ailleurs successivement conseiller de Georges W. Bush puis d’Obama. S’agissant des relations avec l’URSS puis avec la Russie, il est difficile de trouver un personnage plus intransigeant, sinon fanatique, quant aux intérêts des États-Unis durant les quarante années de sa carrière politique.
Rappelons d’abord qu’il fut le concepteur du piège afghan dans lequel tomba l’URSS, qui consista à provoquer l’intervention directe de cette dernière en 1979, en finançant et armant préalablement les islamistes afghans et tous ceux qui vinrent du monde entier pour participer au djihad, le plus célèbre étant le Saoudien Ben Laden. Décision que les attentats du 11 septembre ne lui firent nullement regretter.
Rappelons également le choix fait par Brezinski après la chute des Khmers rouges en 1979. Face à la fin du régime génocidaire, Brezinski n’a guère d’état d’âme. Loin, en effet, de considérer cette chute comme un évènement positif, sinon salutaire, il y voit avant tout un événement défavorable aux intérêts américains. N’est-ce pas le Vietnam, État pro-soviétique, qui, avec son intervention de janvier 1979, met un terme au régime des Khmers rouges ? Raison pour laquelle, après cette date, Brezinski fit en sorte que les États-Unis soutiennent militairement et financièrement les Khmers rouges par Thaïlande et Chine interposées. À ce soutien matériel aux Khmers rouges, s’ajouta un soutien diplomatique puisque Brezinski, pilote de la politique étrangère américaine, obtint que le représentant khmer rouge à l’ONU soit seul à être reconnu par les États-Unis comme le représentant légal et légitime du Cambodge. Et c’est encore Brezinski qui décida d’un embargo de près de 15 ans contre le Cambodge, décision qui fit payer à la population cambodgienne, déjà durement éprouvée par la folie des Khmers rouges, le fait d’avoir été libérée par un État voisin pro-soviétique.
À ce combat contre l’URSS succéda ensuite un combat à peine moins acharné contre la Russie pour en limiter l’influence et promouvoir les intérêts américains, en particulier en Ukraine.
C’est pourtant le même Brezinski qui, en 2015, peu de temps avant sa mort en 2017, fait savoir publiquement que l’expansion à l’Est de l’OTAN est une menace pour la paix, en Europe et au-delà. Et, tout en prônant un soutien occidental à l’Ukraine, il se déclare favorable à un compromis avec la Russie. Plus étonnant encore, il recommandait un statut de neutralité pour l’Ukraine : « Les États-Unis et l’OTAN devraient s’inspirer pour l’Ukraine de l’exemple de la Finlande ».
Bref, la politique américaine d’expansion de l’OTAN en Ukraine piétine les nombreuses recommandations et avertissements de ceux qui, par ailleurs, ont maintes fois prouvé leur détermination à promouvoir les intérêts des États-Unis dans le monde, y compris face à la Russie. Ce qui incite à poser la question : qui est « fou » dans cette affaire ukrainienne ?
Adblock test (Why?)
Source : Lire l'article complet par Réseau International
Source: Lire l'article complet de Réseau International