par Chems Eddine Chitour.
« Autour de nous, les lumières sont éteintes […] C’est dire que nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle n’était avant de nous connaître. » (Tocqueville en 1847)
« Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donnent le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire des abus de commémorations et d’oubli. » (Paul Ricœur)
« Tout ce que la nature a fait acquérir ou perdre aux individus […], elle le conserve pour la génération de nouveaux individus. » (Jean-Baptiste de Lamarck)
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Résumé
Il s’agit dans cette contribution de résumer, encore une fois, la singularité du contentieux mémoriel entre l’Algérie et la France. Il est vrai que nous sommes au XXIe siècle et qu’il est temps de regarder vers le futur, sauf qu’au préalable, un devoir d’inventaire s’impose pour les exactions commises sur un peuple sans défense. Ce qui s’est passé est de l’ordre de l’innommable. Jean Daniel a écrit que « quand on voit ce qu’a fait l’occupation de la France pendant 4 ans par l’Allemagne, on comprend sans peine ce qu’ont fait l’invasion et la colonisation de l’Algérie en 132 ans ». Pour affirmer que la mémoire algérienne est toujours intacte, la citation latine des gladiateurs en face de César « Ave Cesar, morituri te salutant » (Ceux qui vont mourir te saluent) est convoquée pour accueillir le président Macron : « Ave Macron obliviscentes nihil salutant vos » (Bienvenue Macron, ceux qui n’oublient rien te saluent).
Nous décrirons brièvement cette invasion sanguinaire un matin de 1830. Nous décrirons la tragique période de la révolution de Novembre en citant quelques méfaits justifiables de crimes contre l’humanité. Nous expliquerons ensuite que le concept de mémoire décrit par le philosophe Paul Ricœur aurait pu, s’il était mis en œuvre dans le cadre d’une commission de la vérité, contribuer à l’apaisement en retenant aussi que les traumatismes des aïeux se transmettent d’une façon épigénétique. L’avenir des relations de l’Algérie envers la France ne pourra aller dans la bonne direction que si l’on évalue la réalité du traumatisme de l’invasion et de la colonisation, qui en appelle à une nécessaire repentance franche et loyale dans l’égale dignité des deux peuples. C’est à partir de là que l’on pourra penser à un futur commun de deux puissances dans une région qui a grand besoin de stabilité.
Introduction
Le président français Emmanuel Macron est attendu le 25 août à Alger, pour une visite officielle. Au risque de nous répéter, il est bon de rappeler en quelques pages ce que fut 132 ans d’exactions. Cinq présidents ont été invités, leurs petites phrases ont chaque fois déçu. Nous devons reconnaître que le contentieux mémoriel est plus prégnant que jamais.
L’invasion, la colonisation, la guerre de Libération
Tout commença par l’aide de la Régence à la Révolution française attaquée par les pays européens et étant en disette. Cette Révolution française eut pour allié le dey d’Alger, qui lui a fourni du blé. Vingt ans plus tard, demandant le règlement de la dette, il se vit opposer un refus. L’incident de l’éventail est le prétexte trouvé pour à tout pris envahir l’Algérie Ainsi en juin l’armée française débarque à Sidi Fredj. Le matin de juillet 1830 l’Algérie basculait dans l’horreur d’une tragédie qui devait durer 132 ans de massacres, de vols, de viols, de rapines et de tentatives d’évangélisation forçée. Cette conquête avait été menée dans le but de faire main basse sur les immenses trésors de la Régence d’Alger ». Pierre Péan a retrouvé les traces très embrouillées de l’or de La Casbah, un butin chiffré à plus de 500 millions de francs de l’époque (l’équivalent de 4 milliards d’euros). Pierre Péan s’est interrogé : où sont passées ces sommes colossales ? Louis-Philippe, la duchesse de Berry, des militaires, des banquiers et des industriels, comme les Seillière et les Schneider, ont profité de cette manne. Le développement de la sidérurgie française doit beaucoup à l’or d’Alger.
La destruction du culturel et du spirituel comme stratégie coloniale
Pour pouvoir s’installer durablement dans les pays qu’ils ont subjugués, après les 40 années les hordes infernales venues par le fer et le feu occupèrent l’Algérie. Le pouvoir colonial a agi sur trois leviers. D’abord, en déstructurant durablement le tissu social que les peuples ont mis des temps immémoriaux à mettre en place. Ainsi, le pouvoir colonial a utilisé cela pour casser l’architecture tribale, notamment par les sénatus-consulte qui effritent les propriétés ancestrales et le code de l’état civil, qui fait que des noms différents sont donnés à des membres d’une même tribu.
La deuxième atteinte fut de l’ordre du religieux. Les envahisseurs français, suivant en cela les Espagnols trois siècles plus tôt, eurent à cœur de convertir par un prosélytisme sans état d’âme. « Le cardinal Lavigerie ne désespérait pas de faire retrouver le substrat chrétien de l’Algérien en le débarrassant de la gangue islamique accumulée en 13 siècles : « Il faut relever ce peuple, il faut cesser de le parquer dans son Coran, comme on l’a fait trop longtemps par tous les moyens possibles, il faut lui inspirer, dans ses enfants du moins, d’autres sentiments, d’autres principes. Il faut que la France lui donne, je me trompe, lui laisse donner l’Évangile ou qu’elle le chasse dans les déserts, loin du monde civilisé. Hors de là, tout sera un palliatif insuffisant et impuissant. ».
La troisième atteinte fut d’ordre culturel et éducatif. En rattachant à elle les biens Habous, l’administration comprit que c’était la seule façon de tarir la source de financement de l’éducation, qui était dispensée à l’époque dans les zaouïas, l’équivalent des monastères. De ce fait, le système éducatif s’effilocha rapidement. « Autour de nous, les lumières sont éteintes », écrivait Alexis de Tocqueville à la tête d’une délégation d’enquête parlementaire en 1847.
Les stratégies de terreur de la population
C’est ce grand pays que la France est venue terroriser, tuer, violer, voler, tenter de dissoudre, en vain, l’identité algérienne. Parmi les milliers d’exactions qui sont un crime contre l’humanité, un aperçu sanglant. Après la prise d’Alger, l’armée d’assassins s’enfonça de plus en plus dans le territoire. À Orléanville (Chlef), le 11 juin 1845, Bugeaud déclare : « Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbéhas ! Enfumez-les à outrance comme des renards ». Le colonel Pélissier n’hésite pas à asphyxier plus de 1000 personnes, hommes, femmes et enfants, des Ouled Riah, qui s’étaient réfugiées dans la grotte de Ghar-el-Frechih dans le Dahra. Il sera suivi par le sinistre Saint Arnaud qui, d’après Victor Hugo, avait les états de service d’un chacal. Il pratique le massacre en grand par « l’enfumade », méthode consistant à asphyxier des centaines de personnes réfugiées dans des cavernes. Ainsi, il emmure huit cents personnes de la tribu Sbeha, du 8 au 12 août 1845.
Quant au colonel Montagnac, il confirme sa brutalité à l’égard des Algériens. « Nous nous sommes établis au centre du pays (…), brûlant, tuant, saccageant tout », écrit-il le 2 mai 1843. « Quelques tribus pourtant résistent encore, mais nous les traquons de tous côtés pour leur prendre leurs femmes, leurs enfants, leurs bestiaux ». Son acharnement n’épargne pas les femmes : « On en garde quelques-unes comme otages, les autres sont échangées contre des chevaux, et le reste est vendu à l’enchère comme bêtes de somme ». « Voilà, mon brave ami, comment il faut faire la guerre aux Arabes : tuer tous les hommes jusqu’à l’âge de quinze ans, prendre toutes les femmes et les enfants, en charger des bâtiments, les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs. En un mot, anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens. » (…) « Toutes les populations qui n’acceptent pas nos conditions doivent être rasées, tout doit être pris, saccagé, sans distinction d’âge ni de sexe ; l’herbe ne doit plus pousser où l’armée française a mis le pied ».
Bien plus tard, plus d’un siècle plus tard, les méthodes sanglantes sont de retour. La guerre d’indépendance a été une guerre sanglante où la torture a été utilisée sans état d’âme par l’armée. Le pouvoir colonial usa de toutes les armes : aviation, blindés et armes bactériologiques et chimiques, en vain. Le napalm a été utilisé d’une façon industrielle. Résultat, pratiquement toutes les forêts ont été décimées, 10 000 villages détruits et des Algériens victimes du napalm. Tout ce qui est interdit par les conventions internationales a été utilisé en Algérie dans le mépris le plus total.
Plus de 2,5 millions d’Algériens ont été déplacés et ont été soustraits à leur maison, leur lieu de travail. La colonisation s’est soldée par le fait qu’en 132 ans, à peine un millier d’Algériens ont été diplômés, en 1954 à peine 10% des élèves en âge d’être scolarisés l’ont été.
Enfin, de 1960 à 1966, la France s’est livrée dans le Sahara algérien à des explosions de 17 bombes atomiques, violant ainsi le moratoire concernant les essais nucléaires. Les bombes explosives dispersèrent en surface sur de grandes étendues des quantités de plutonium. Une autre tache au visage de la patrie qui s’intronise des droits de l’Homme. De 1958 à 1978, la base de « B2 Namous », dans l’ouest du Sahara algérien, a servi de terrain d’essai d’armes chimiques, notamment du gaz sarin, interdites par les conventions internationales. Ce sont des dizaines de milliers d’Algériens qui ont aussi souffert des conséquences de ces explosions.
Que peut-on déduire de cette colonisation sanguinaire ?
La dernière période de cette colonisation fut la révolution de Novembre. Le philosophe Jean-Paul Sartre en rend compte dans un article dans la Revue les Temps modernes : « Le pouvoir colonial a agi sur trois leviers. Le colonialisme est un système ». Sartre y souligne notamment : « La conquête s’est faite par la violence ; la surexploitation et l’oppression exigent le maintien de la violence, dont la présence de l’armée (…) Le colonialisme refuse les droits de l’Homme à des hommes qu’il a soumis par la violence, qu’il maintient de force dans la misère et l’ignorance, donc en état de « sous-humanité ». Dans les faits eux-mêmes, dans les institutions, dans la nature des échanges et de la production, le racisme est inscrit ». La violence coloniale ne se donne pas seulement le but de tenir en respect ces hommes asservis, elle cherche à les déshumaniser. Rien ne sera ménagé pour liquider leurs traditions, pour substituer nos langues aux leurs, pour détruire leur culture sans leur donner la nôtre ; on les abrutira de fatigue ». Ce terme de « bête » sera également utilisé au sujet de la torture : « Pour les bourreaux, dira Sartre, le plus urgent, s’il en est temps encore, c’est d’humilier [leurs victimes], de raser l’orgueil de leur cœur, de les ravaler au rang de la bête ».
« La Question, premier document de ce type à conquérir une réelle audience, est saisi le 28 mars 1958. André Malraux, Roger Martin du Gard, François Mauriac et Sartre rédigent alors une adresse solennelle au président de la République (Albert Camus refuse de s’y associer). Le 30 mai, Sartre participe, avec l’épouse d’Henri Alleg, Laurent Schwartz et François Mauriac, à une conférence de presse sur « les violations des droits de l’Homme en Algérie ». « L’oppression coloniale paraît à la fois économique et idéologique, et la thématique de la « sous-humanité » demeurera au centre des articles que Sartre consacrera à la guerre d’Algérie »[4].
Les quelques phrases énoncées par les présidents français en visite en Algérie
Il a fallu plus de 40 ans pour qu’on puisse parler de guerre d’Algérie, avant c’étaient les évènements. « Ce passé complexe, encore douloureux, nous ne devons ni l’oublier ni le renier », avait déclaré Jacques Chirac à Alger. Il aura fallu attendre 13 ans pour que le premier président français foule le sol de l’Algérie indépendante et une vingtaine d’années pour qu’un président algérien atterrisse à Paris. Au cours de son voyage, Giscard d’Estaing déclare : « La France historique salue l’Algérie indépendante ». Houari Boumediene répliquera : « La page est tournée ; l’Algérie est fille de son histoire. Les relations entre la France et l’Algérie peuvent être bonnes ou mauvaises, elles ne peuvent être banales ».
Le voyage à Alger de François Mitterrand en novembre 1981 fut un non-événement au niveau du contentieux toujours entier. En 1995, le président Liamine Zeroual a annulé son entretien avec Jacques Chirac, prévu au siège de l’ONU. Cependant, il faut dire que c’est avec Chirac et Abdelaziz Bouteflika que les relations entre Alger et Paris vont connaître le partenariat. Le président Bouteflika est reçu à Paris en visite d’État en juin 2000. Au cours de cette visite, Bouteflika affirme que l’Algérie veut entretenir avec la France des relations « extraordinaires, exemplaires et exceptionnelles ».
En mars 2003, Jacques Chirac est à Alger. Une visite en grande pompe marquée par la signature d’une déclaration dans laquelle les deux pays s’engagent à établir un « traité d’amitié ». Le lobby, qui ne veut à aucun prix d’une réconciliation, est derrière la loi de février 2005, qui reconnaît « le rôle positif » de la colonisation. Pour l’Algérie, c’est une provocation.
Les Algériens avaient fondé beaucoup d’espoir sur la signature d’un traité d’amitié. J’avais à l’époque écrit un ouvrage à ce propos, je l’avais intitulé « De la traite au traité ». Naïvement je pensais qu’après la traite et son équivalent en Algérie, « le Code de l’indigénat » devait avec l’avènement de Chirac , une voie nouvelle permettrait aux deux pays de sortir par le haut de cette période douloureuse.
Il n’en fut rien. L’avènement de de la présidence Sarkozy a définitivement jeté aux oubliettes cette utopie. Nicolas Sarkozy, qui s’est rendu à son tour à Alger en 2007, s’est refusé à adresser à l’Algérie les « excuses » demandées. François Hollande a affiché, lui aussi la volonté de « refonder » la relation franco-algérienne.
Emmanuel Macron s’est rendu deux fois en Algérie. En tant que candidat en 2017 et une autre en tant que président. Chaque fois, il renie sa promesse de proclamer la colonisation française comme un crime contre l’humanité. Il s’est permis en septembre 2021 de dénier à l’Algérie d’être une nation, oubliant que quand Massinissa battait monnaie il y a 22 siècles, la France « n’existait pas ». Dans cet état d’esprit, la mission confiée à Benjamin Stora a échoué. En effet, aussi compétent que peut être un individu il ne peut pas banaliser 132 ans de déni de dignité avec le cortège d’horreur y afférant.
Paul Ricœur : la mémoire, l’histoire, l’oubli
On parle de plus en plus de la mémoire. On a assisté ces quinze dernières années à un fabuleux réveil de la mémoire, elle prétend accomplir un devoir envers ceux qui ne sont plus. Le devoir de mémoire est présenté comme une exigence morale, une dette. « Nous serions, pour reprendre Paul Ricœur, en présence d’une mémoire obligée, qui aurait été longtemps empêchée et qui se sentirait le besoin de vaincre une mémoire réputée manipulée ? »
Paul Ricœur, qui, semble-t-il, aurait inspiré le président Macron, a écrit un ouvrage sur la mémoire. Pauline Seguin explique l’ouvrage « La mémoire, l’histoire et l’oubli », où le philosophe réfléchit à la dialectique propre aux rapports entre mémoire et histoire : « L’idée d’une politique de la juste mémoire est à cet égard un de (ses) thèmes civiques avoués (…) La mémoire est le garant du caractère passé de ce dont elle déclare se souvenir.
La mémoire est forcément mémoire de quelque chose qui n’est plus, mais ayant été, elle fait donc référence à un réel antérieur. L’auteur distingue trois types d’abus : la mémoire empêchée, la mémoire manipulée et la mémoire obligée. Il entend par mémoire empêchée la difficulté de se souvenir d’un traumatisme. En effet, le souvenir traumatique que peut constituer, par exemple, à l’échelle de la mémoire collective, la « blessure de l’amour-propre national », s’il ne fait pas l’objet d’un travail de remémoration, impliquant un réel travail de deuil et de recul critique, s’expose au danger de ce que les psychanalystes appellent la « compulsion de répétition ». « Seul un travail de deuil et de recul critique, fondé sur l’effort de remémoration, permet à une société de tendre vers une réconciliation apaisée avec son passé ».
« Dans le cas de la mémoire manipulée, l’auteur fait référence aux manipulations idéologiques de la mémoire. En effet, les détenteurs du pouvoir mobilisent la mémoire à des fins idéologiques, « au service de la quête, de la reconquête ou de la revendication d’identité ». Ce type de phénomènes idéologiques vise à légitimer l’autorité du pouvoir en place, à la faire apparaître comme un « pouvoir légitime de se faire obéir » (…) L’histoire officielle est donc aussi une mémoire imposée, au sens où c’est elle qui est enseignée, « apprise et célébrée publiquement ». Avec la mémoire obligée, l’auteur entend traiter de la question de « devoir de mémoire ». Lors de sa conférence sur la juste mémoire, il prend soin de préciser que le devoir de mémoire n’est pas comme tel un abus, c’est un vrai devoir qui consiste à rendre justice aux victimes, à la cause (qui fait que les victimes sont des victimes), et à identifier les victimes et l’agresseur. Et c’est sur l’authenticité de ce devoir légitime que se greffe la possibilité des abus. « L’idée de devoir de mémoire fait nécessairement intervenir la notion de dette, dans la mesure où il place les contemporains dans la position de redevables à l’égard de ceux qui les ont précédés »[6].
Mémoire, histoire et oubli : entrelacements
« L’auteur présuppose qu’il y a un rapport de concurrence et de confrontation entre l’intention de vérité de l’histoire et la prétention de fidélité de la mémoire. La matière de l’historien est constituée, pour une large part, par les archives, elles‐mêmes issues du témoignage des hommes du passé. Ce qui renvoie, encore une fois, à la question de la fiabilité du témoignage. (…) »[6]
« Dans le cas de la mémoire empêchée d’un événement traumatique, la compulsion de répétition vaut oubli, au sens où elle empêche la prise de conscience de l’événement traumatique. En ce qui concerne la mémoire manipulée, les abus de mémoire sont aussi des abus d’oubli. Il est toujours possible de raconter différemment « en supprimant et en déplaçant les accents d’importance ». Mais pour l’auteur, ce « trop peu de mémoire », s’il est imposé d’en haut, est assimilable à une sorte d’oubli « semi-passif », dans la mesure où il suppose une certaine complicité des acteurs sociaux qui font preuve d’un « vouloir-ne-pas-savoir ». Dans le cadre de l’oubli commandé et institutionnalisé, l’auteur entend traiter principalement du cas de l’amnistie, dont la proximité phonétique avec amnésie éveille son questionnement »[6].
L’amnistie constitue pour lui une forme « d’oubli institutionnel »
Pour Paul Ricœur, « l’amnistie est un déni de mémoire (…) (qui) éloigne en vérité du pardon après en avoir proposé la simulation ». « L’amnistie revient à faire comme si de rien n’était, c’est une injonction de l’État à ne pas oublier d’oublier ». « Mais il s’avère que le prix à payer est lourd, car en cas d’amnésie institutionnalisée, la mémoire collective est privée de la crise identitaire salutaire qui permettrait à la société concernée d’effectuer une réappropriation lucide du passé et de sa charge traumatique, en passant par un travail de mémoire et un travail de deuil, tous deux guidés par l’esprit de pardon »[6].
L’oubli et le pardon, étape ultime pour une anamnèse apaisée
Pour Paul Ricœur, « l’oubli relève de la problématique de la mémoire et de la fidélité au passé. Il englobe la problématique du pardon, au sens où celui‐ci apparaît comme la dernière étape du cheminement de l’oubli. Le pardon relève de la problématique de la culpabilité et de la réconciliation avec le passé. Mais tous deux tendent vers l’horizon d’une mémoire apaisée. L’oubli, selon Paul Ricœur, a une fonction légitime et salutaire, non pas sous la forme d’une injonction, mais sous celle d’un vœu. Si devoir d’oubli il y a, ce n’est pas un devoir de taire le mal, mais de le dire sur un mode apaisé, sans colère »[6].
« Le pardon apparaît alors comme « l’horizon commun d’accomplissement » de la mémoire, de l’histoire et de l’oubli, mais il ne s’agit en aucun cas d’un « happy end », il ne peut être question que d’un « pardon difficile », « ni facile ni impossible ». Il est de l’ordre du vœu, de l’idéal vers lequel tendre. L’auteur souligne la fonction politique d’une mémoire apaisée et du pardon, en se demandant si la politique ne commence pas là où finit la vengeance, dans la mesure où il serait contre-productif pour une société de rester indéfiniment en colère contre elle-même»[6]…
Pour compléter Paul Ricœur, la transmission épigénétique de la mémoire
Sans vouloir remettre en cause cette remarquable étude du philosophe Paul Ricœur, une étude importante permet de comprendre pourquoi les souvenirs violents sont indélébiles. Pour Elsa Abdoun : « ADN, il transmet aussi nos souvenirs ! » Dans l’étude parue sur le magazine Science et Vie de mars 2014, une découverte importante est annoncée : des souris soumises à une expérience désagréable ont transmis, via leur ADN, la mémoire de cet évènement à leur progéniture. Un héritage « épigénétique » qui interroge la notion de l’inné. « Le souvenir de ce qu’ont vécu nos ancêtres, loin d’être perdu, se trouve tapi au plus profond de nous ».
« Les souvenirs hantent les descendants de souris. Certaines craintes peuvent être héritées par les générations. Les auteurs suggèrent que le même phénomène pourrait influer sur l’anxiété et la toxicomanie chez les humains. L’épigénénétique expliquerait aussi bien des choses pour les gens dont les parents ont vécu la guerre (les guerres, dans certains cas) avec les horreurs que l’on connaît. Un article d’une revue israélienne de psychiatrie soulève la question, fort pertinente, de la transmission de marques épigénétiques par les survivants de l’Holocauste à leur descendance, soulignant qu’il y a bien eu « les récits, la communication, l’éducation faite à ces enfants, devenus maintenant des adultes, mais peut-être bien aussi des éléments biologiques, comme des modifications épigénétiques ».
La mémoire et le traumatisme violent de l’invasion, puis d’une colonisation depuis 1830
Mutatis mutandis, notre comportement actuel pourrait être dicté par les souvenirs des générations précédentes, impliquant l’existence d’une mémoire génétique. L’épigénétique appliquée à tous les conflits ouvre un champ d’étude intéressant, mais peut amener à une nouvelle vision des dommages de guerre que l’on pourrait faire supporter à l’agresseur et que les descendants, jusqu’à une génération à définir, seraient en droit de revendiquer, puisque ce qui leur arrive est un héritage et qu’ils n’y sont pour rien. Il n’est pas interdit de penser à l’immense tremblement de terre qu’ont subi les Algériens un matin de juillet 1830. Les répliques de ce tremblement de terre, à savoir les errances actuelles, les traumatismes et les névroses des Algériens de ce XXIe siècle seraient dus en partie au tsunami subi au XIXe siècle.
Que devons-nous retenir ?
L’étude de Paul Ricœur nous apprend que l’amnistie institutionnelle barre la route à tout apaisement de la mémoire. On comprend alors que l’une des violences subies par les Algériens est que, juste après l’indépendance, la France décide d’absoudre les criminels au sein de l’armée qui se sont rendus coupables des pires exactions, notamment de la torture, du napalm, de la crémation dans les grottes. Cela est vu comme une impunité et une injustice ; les criminels ne seront pas jugés comme ne le furent pas Bugeaud, Saint Arnaud et tant d’autres.
Le devoir de mémoire est indispensable pour consolider des relations durables avec la France par la reconnaissance du fait colonial. Paul Ricœur faisait de l’éthique le point cardinal de la vie, de toute pensée. C’est peut-être l’une des voies d’abord de la recherche de la vérité, et qui ne peut être évacuée par une commission plus encline à éviter la concurrence victimaire qu’à aller au fond des choses pour arriver par étape à rendre justice à la cause de la vérité. Un institut de la mémoire pour faire éclore la vérité de ce qui s’est passé serait un geste fort de la détermination des deux pays à se tourner vers l’avenir.
Ce que nous pourrions sur le chemin de l’apaisement
Tout en travaillant sur la mémoire, il est possible par des gestes de rupture montrer que la France a décidé de regarder son histoire en face. Nous partageons avec la France des citoyens binationaux qui peuvent être des passerelles. L’une des premières choses qui pourrait être faite est la restitution de tous les crânes des patriotes algériens, la restitution des archives, non seulement de la période de la colonisation, mais toutes les archives de l’Algérie avant l’invasion de 1830.
On peut dénombrer en France une diaspora potentielle de quelque 5 millions de Français d’origine algérienne, qui ont en commun l’amour d’identité et la quête de racines. N’oublions pas également que le nombre de résidents d’origine algérienne est un élément essentiel du rapprochement entre les deux pays, du fait qu’elle recèle d’importantes potentialités intellectuelles, économiques et financières qui pourraient être mises à profit pour des projets de développement commun. Car la dimension énergie n’est qu’une des possibilités de coopération, loin derrière celle d’une vision apaisée du futur en reconnaissant une faute qui date de 172 ans.
Le but est de construire avant tout, à demeure, un lien solide permanent qui puisse, le temps aidant, se transformer graduellement en un lobby de l’amitié algéro-française dans l’égale dignité des deux peuples. De plus, beaucoup de Français nés algériens, en pleine questionnement identitaire, seraient séduits par cette vision apaisée qu’apporterait l’Algérie, qui jouera le rôle d’une force de rappel que l’on peut solliciter. Il s’agit de leur identité originelle et de leur besoin d’âme.
L’œuvre positive de l’Algérie pour la France
La réconciliation franco-algérienne exigeait, aux yeux de Sartre, que les Français se confrontent à la réalité de leur histoire algérienne : « Vous savez bien que nous sommes des exploiteurs. Vous savez bien que nous avons pris l’or et les métaux, puis le pétrole des « continents neufs », et que nous les avons ramenés dans les vieilles métropoles. (…) L’Europe, gavée de richesses, accorda de jure l’humanité à tous ses habitants : un homme, chez nous, ça veut dire un complice puisque nous avons tous profité de l’exploitation coloniale ».
Il est une autre façon d’apprécier le chemin à faire en évaluant l’œuvre positive de l’Algérie pour la France. En 132 ans de compagnonnage obligé. Rappelons tout de même que malgré toutes les avanies subies, l’Algérie a accompagné, à son corps défendant. La France sur tout les théâtres d’opération depuis le Levant, la guerre du Mexique, d’indochine, comme tirailleurs algériens sur tous les théâtres d’opération. Elle fut pour le général Nivelle la chair à canon, la force noire qui a laissé son empreinte à Verdun, au Chemin-des-Dames, en 1914-18. Puis ce sera la bataille âpre de Monte Cassino, en 1944 puis la libération de Toulon.
Après la guerre, Les Algériens ont servi comme main-d’œuvre dans les mines, ensuite comme tirailleurs béton pour participer à la reconstruction de la France et mettre en œuvre le Plan Marshall… Enfin, depuis l’indépendance, elle contribue au rayonnement de la France en gardant le français comme deuxième langue. L’Algérie est le deuxième pays francophone.
De plus, chaque année des milliers de diplômés sont formés à prix d’or (l’UNESCO parle de 100 000 dollars) et vont contribuer à la création de richesse en France au nom de l’émigration choisie Il est donc malvenu de renvoyer au pays les Algériens dont la France ne veut pas sans compensations. Cela devrait être, du point de vue moral, l’un des dossiers de la coopération.
À bien des égards, le ressentiment et non la haine que nous éprouvons sont des répliques d’un tremblement de terre qui a eu lieu le 5 juillet 1830. Notre société, qui a été profondément déstructurée, n’a pas pu participer en son temps au mouvement de l’Histoire. Qui sait si nous n’aurions pas évolué d’une façon plus scientifique ?
Il est immoral que la France considère qu’elle a soldé ses comptes en 1962. La vraie dette de la France est entière, et ce ne sont pas des actions cosmétiques qui nous permettront de regarder ensemble dans la même direction. L’Algérie a les potentialités pour passer à une économie hors hydrocarbures en développant son potentiel, un modèle énergétique avec des opportunités immenses. Elle ne veut plus être qu’un simple marché.
En conclusion, face aux importantes mutations géostratégiques et climatiques, nos deux pays doivent avoir une vision commune de leur avenir. Si la France décide, et c’est son intérêt, enfin de tourner la page en rendant justice aux millions de morts algériens, conséquence d’une invasion et d’une colonisation sauvages, alors la coopération entre l’Algérie et la France, loin de tout préjugé et esprit de domination dans l’égale dignité des deux peuples, sera à coup sûr un facteur d’apaisement dans cette région qui a plus que jamais besoin de sérénité et de stabilité.
Chems Eddine Chitour
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Source : Lire l'article complet par Réseau International
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