L’article ci-dessous nous a été adressé en rectificatif de l’article « Trois entreprises étasuniennes contrôlent plus d’un tiers des terres agricoles ukrainiennes » que nous avons publié le 19 août. Un de nos auteurs, journaliste, nous a téléphoné pour émettre de vives réserves et pour nous proposer celui que vous allez lire.
Par ailleurs, un de nos lecteurs, Serge Lefort, est également dubitatif sur l’article publié. Il note des erreurs factuelles, il regrette l’absence de liens vers les sources. Il soupçonne le site émetteur d’appartenir à Éric Verhaeghe (voir Wikipedia).
Nous publions cet autre article après lui avoir apporté des modifications visant à le remettre en langue française. Nous l’avons en effet reçu en mode charabia, moitié en inclusive, moitié en français. Pour la cohérence, il fallait choisir. Nous avons choisi le français. Initialement paru en anglais le 6 août 2021 sur le site d’Oakland Institute, cet article est prétendument traduit par Vanessa Mula qui a pris des libertés (traduttore, traditore) avec le texte initial afin d’y adjoindre en catimini des flèches inclusives qui blessent notre langue.
Par exemple, là où l’auteur a écrit : « … the wealth of its agriculture sector has long remained largely out of reach of the country’s farmers. », la traductrice écrit :« …la richesse du secteur agricole ukrainien est longtemps restée hors de portée des petit.es agriculteur.rices du pays. »
Elle conclut par « ce sera la grande majorité des petit.es exploitant.es agricoles et des citoyen.nes ukrainien.nes qui devra payer les pots cassés », là ou l’auteur avait écrit : « It is unfortunately the vast majority of Ukrainian farmers and citizens who will have to pay the cost. »
Ci-dessous, le texte nettoyé sur la forme.
LGS
Bien que l’Ukraine possède de vastes terres agricoles parmi les plus fertiles du monde, la richesse du secteur agricole ukrainien est longtemps restée hors de portée des petits agriculteurs du pays. Dans le pays connu comme la « grenier à blé de l’Europe », l’agriculture est dominée par des oligarchies et des multinationales depuis la privatisation des terres publiques qui a suivi l’effondrement de l’Union Soviétique en 1991. Ces 30 dernières années, aucun gouvernement n’a réussi à remettre en question cet ordre établi.
Cela va-t-il changer, maintenant qu’une loi controversée créant un marché des terres est entrée en application le 1er juillet 2021 ?
Les partisans de cette loi affirment qu’un marché foncier est une condition nécessaire pour attirer les investissements étrangers qui permettront à l’agriculture ukrainienne d’atteindre son plein potentiel économique. Cependant, de nombreux Ukrainiens pensent que cette loi aura pour effet de renforcer la corruption et la mainmise des plus puissants sur le secteur agricole.
La loi « modifiant certaines lois concernant les conditions de renouvellement des terres agricoles » (loi 552-IX), est un élément clé du plan de libéralisation défendu par le président Volodymyr Zelensky et les institutions internationales occidentales qui soutiennent son gouvernement. Adoptée par la Verkhovna Rada – le parlement ukrainien à chambre unique – en mars 2020, cette loi était, pour un gouvernement alors en détresse financière, la condition d’obtention d’un prêt de 5 milliards de dollars accordé par le Fonds monétaire international (FMI).
L’histoire compliquée de la propriété foncière en Ukraine
Quand l’Ukraine faisait encore partie de l’Union soviétique, toutes les terres appartenaient à l’État, et les agriculteurs travaillaient dans des exploitations collectives et publiques. Dans les années 1990, poussé et soutenu par le Fonds monétaire international et d’autres institutions internationales, le gouvernement privatise la plupart des terres agricoles de l’Ukraine, et distribue aux ouvriers des coupons leur permettant de devenir propriétaires d’une parcelle agricole délimitée. Cependant, dans un contexte d’effondrement économique à l’échelle nationale, beaucoup revendent leurs coupons, ce qui mène à une concentration progressive des terres entre les mains d’une nouvelle oligarchie.
Afin de freiner ce processus, en 2001, le gouvernement a décidé d’un moratoire, ce qui a mis fin à la privatisation des terres publiques, et a empêché presque toutes les transactions portant sur des terres privées, à quelques exceptions près, telles que l’héritage. Bien que le moratoire était censé être temporaire, il a été reconduit plusieurs fois du fait de l’incapacité de la Verkhovna Rada et des différents gouvernements à voter et à mettre en application des réformes légales qui permettraient la création d’un régime foncier plus équitable. [1]
41 millions d’hectares, soit environ 96 % des terres agricoles ukrainiennes, sont concernées par le moratoire. Autour de 68 %, soit 28 millions d’hectares, de ces terres appartiennent à des propriétaires privés (bien que tout ne soit pas divisé en parcelle individuelle), sachant que le pays compte 7 millions de propriétaires.
Si le moratoire a permis d’éviter la vente des terres agricoles, il n’a pas empêché leur location, et beaucoup de petits propriétaires louent leur terre à la fois à des sociétés nationales et étrangères. Le pays a également vendu aux enchères des baux de terrains nationalisés à prix élevé. Le gouvernement du président Zelensky a déclaré qu’au moins 5 millions des 10 millions d’hectares de terres publiques ont été illégalement privatisés sous les administrations précédentes. [2]
Bien qu’il soit difficile de connaître l’identité des locataires des terres agricoles ukrainiennes (beaucoup de baux ne sont pas enregistrés), la base de données des transactions foncières de la Land Matrix répertorie les contrats fonciers agricoles à grande échelle entre les entreprises ukrainiennes et étrangères, pour un total de 3,4 millions d’hectares. D’autres estiment que la surface totale de terres louées par les plus grandes sociétés en exercice dans le pays s’élèverait à plus de 6 millions d’hectares. Le premier détenteur de terres agricoles est Kernel, propriété d’un citoyen ukrainien mais déclarée au Luxembourg, avec environ 570 500 hectares ; suivi par UkrLandFarming (570 000 hectares), la société d’investissement privée états-unienne NCH Capital (430 000 hectares), MHP (370 000 hectares), et Astarta (250 000 hectares). [3] Les autres principaux acteurs comprennent le conglomérat saoudien Continental Farmers Group avec 195 000 hectares (Saudi Agricultural and Livestock Investment Company, société appartenant au fonds souverain d’investissement d’Arabie saoudite, en est l’actionnaire majoritaire), et la société agricole française AgroGénération avec 120 000 hectares.
Ouverture du marché des terres agricoles
La loi 552-IX a mis fin au moratoire et autorisé les particuliers à acquérir jusqu’à 100 hectares de terres à partir du 1er juillet 2021. Les personnes physiques et morales (c’est-à-dire les entreprises) pourront acheter jusqu’à 10 000 hectares à partir du 1er janvier 2024. Les banques pourront saisir une terre en cas de loyer impayé, mais devront la vendre aux enchères pour un usage agricole dans un délai de 2 ans maximum. Les personnes physiques ou morales qui louent un terrain actuellement devraient en théorie être prioritaires pour l’achat du terrain en cas de mise en vente (« droits de préemption »). Une interdiction de longue date qui empêche les particuliers et les entreprises étrangères d’acquérir des terres en Ukraine sera maintenue, bien que les louer soit toujours possible.
Le gouvernement et les institutions internationales ont présenté la réforme agricole comme un moyen de « libérer » le plein potentiel des terres agricoles ukrainiennes en rendant le secteur plus attractif pour les investisseurs internationaux. Pour Arup Banerji, directeur de la Banque mondiale d’Europe de l’Est, la réforme « permettra à l’Ukraine de jouir de son potentiel économique et d’améliorer la vie des Ukrainiens. » Mais selon un sondage d’avril 2021, cette rhétorique rencontre l’opposition d’une grande partie du peuple ukrainien, avec plus de 64 % de la population se déclarant contre la création d’un marché agricole.
La méfiance des Ukrainiens n’est pas sans fondement. L’effet positif attendu de la réforme agricole sur la croissance économique reste l’argument clé avancé par ses partisans. Selon la société financière internationale (IFC), la division de la banque mondiale pour le secteur privé, lever le moratoire sur la vente de terres provoquerait une hausse de 1 à 2% le taux de croissance du PIB ukrainien annuel pendant 5 ans. Cependant, cette augmentation serait principalement due à « l’éjection des producteurs agricoles à plus faible bénéfice, et à l’extension des producteurs aux bénéfices les plus élevés, conséquence de l’élévation du prix des terres. » Cela signifie que la Banque mondiale compte de façon avouée, par le biais de cette loi de réforme agricole, sur la disparition des plus petits agriculteurs et des plus modestes au profit des plus gros exploitants.
La loi de réforme agricole rendra l’accès aux terres plus difficile pour les agriculteurs
De nombreux petits agriculteurs ne pourront pas acheter beaucoup de terres avant 2024, à cause des prix élevés, mais aussi parce que beaucoup ont déjà des difficultés financières et des dettes. Bien que les agriculteurs espèrent peut-être bénéficier du droit de préemption garanti par la nouvelle loi aux locataires actuels, cette clause peut en fait encourager la concentration de terres aux mains des plus grands, puisque de nombreux locataires sont aussi de grandes entreprises agricoles. Même lorsque les locataires sont de petits agriculteurs ou des exploitants de taille moyenne, la loi permet le transfert des droits de préemption vers d’autres parties — ce qui récrée finalement la dynamique des années 90, lorsque les propriétaires terriens revendaient les coupons distribués lors de la vague initiale de privatisation à un groupe d’oligarques naissant, oligarques qui accumulaient ainsi une quantité grandissante de terres.
De plus, selon le Réseau ukrainien de développement rural – une organisation civile et universitaire basée à Kiev – « la plupart des terres privatisées sont louées par de grandes exploitations commerciales agricoles pendant les années à venir », de telle sorte que la terre ne sera même pas disponible à la vente au profit des agriculteurs indépendants jusqu’en 2024, quand ils commenceront à faire face à la concurrence de grands groupes – sachant que ces derniers auront toujours la capacité financière de l’emporter.
Du fait de la corruption galopante et d’un État de droit affaibli, voir les petits exploitants globalement privés de moyens légaux pour faire valoir leurs droits face à la compétition grandissante des entreprises agricoles est une crainte largement partagée. Pour beaucoup de citoyens, la principale inquiétude face à cette loi est qu’elle puisse permettre aux étrangers d’acquérir illégalement des terres, par exemple en créant une entreprise ukrainienne qui servirait de façade, profitant des failles du cadre judiciaire et réglementaire. Plusieurs des contrats les plus importants passés en Ukraine récemment ont été conclus par des entreprises étrangères qui pourraient essayer de contourner la nouvelle loi afin d’obtenir un titre de propriété.
De plus, si l’on examine cette nouvelle loi sous l’angle légal, l’interdiction pour les étrangers d’acquérir des terres ne s’applique pas aux créditeurs en cas de saisies de terres pour défaut de paiement d’une dette — ce qui veut dire qu’une banque étrangère pourrait, potentiellement, saisir la terre d’un petit agriculteur et la vendre aux enchères, là où les grands exploitants auraient un avantage certain.
Un soutien pour les entreprises agricoles, pas pour les petits agriculteurs
La Banque Mondiale a présenté la création d’un marché foncier agricole comme un moyen pour les agriculteurs d’avoir accès au financement. Cependant, c’est en utilisant leur terre comme garantie pour accéder à des prêts auprès des banques que les agriculteurs sont censés y accéder, et non en bénéficiant de mécanismes institutionnels et financiers qui seraient mis en place à cet effet, et qui les financeraient effectivement. Le gouvernement ukrainien accorde en effet des prêts et d’autres aides aux petits agriculteurs et aux exploitations de taille moyenne, dont certains avec le soutien de la Banque Mondiale (avec, entre autres, un prêt de 150 millions de dollars à une grande banque publique en 2017, destiné à être redistribué aux petites et moyennes entreprises agricoles). Pourtant, selon l’organisation non gouvernementale Association agraire ukrainienne (Ukrainian Agrarian Association), cette action de soutien du gouvernement n’est pas du tout adaptée. Environ un cinquième seulement de l’enveloppe gouvernementale assignée a été réellement distribuée en 2018, pour un total de 203 millions de hryvnia, soit 7,4 millions de dollars états-uniens.
En comparaison, les géants du secteur agricole ukrainien ont reçu bien plus de la part d’institutions financières internationales telles que la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) et la Banque européenne d’investissement (BEI), sans compter les aides régulières du gouvernement ukrainien sous la forme d’exonération d’impôts et de subventions. Parmi les bénéficiaires de ces dernières années, Kernel, MHP, Astarta, toutes dans le top 5 des plus grandes entreprises agricoles ukrainiennes si l’on considère la surface totale des terres possédées. À titre d’exemple, Kernel a reçu 248 millions de dollars en plusieurs prêts de la BERD depuis 2018, MHP a reçu environ 235 millions de dollars de la BERD depuis 2010 et environ 100 millions de la BEI en 2014, et Astarta a reçu 95 millions de dollars de la BERD depuis 2008 et environ 60 millions de la BEI en 2014. Ce faisant, non seulement les institutions financières étrangères comme la BERD et la BEI financent les entreprises ukrainiennes agricoles les plus puissantes et les plus gros propriétaires de terres, mais elles financent également les entreprises aux mains des personnes parmi les plus riches du pays — le fondateur de MHP, Yuri Kosyuk, a en effet été classé 11e Ukrainien le plus riche en 2019, tandis qu’Andriy Verevskiy, le fondateur de Kernel, était classé 19e.
La réforme agricole, en bonne voie pour atteindre les objectifs de ses instigateurs
30 après la désastreuse privatisation des terres qu’elles avaient soutenue dans les années 1990, les institutions financières internationales telles que le FMI et la Banque mondiale ont réussi à faire lever le moratoire mis en place pour empêcher la concentration des terres ukrainiennes aux mains de quelques-uns.
L’analyse développée ici montre clairement que la création d’un marché des terres agricoles en Ukraine permettra aux oligarques et aux grandes entreprises agricoles de continuer d’accaparer la terre, tout en satisfaisant les intérêts des investisseurs étrangers et des banques. Malheureusement, ce sera la grande majorité des petits exploitants agricoles et des citoyens ukrainiens qui devra payer les pots cassés.
Oakland Institute , MOUSSEAU Frederic, REICHER Ben
Lire l’article original en anglais sur le site d’Oakland Institute
Notes
[1] Par exemple, les différents gouvernements n’ont pas réussi à tenir leurs promesses de créer un registre numérique complet des terres agricoles du pays via le Service Etatique d’Ukraine pour la Géodésie, la Cartographie et le Cadastre (également connu comme le « GéoCadastre étatique »). Des 10 millions d’hectares officiellement détenue par le gouvernement ukrainien, en 2016, seuls 1,6 millions d’hectares ont été enregistrées dans le GéoCadastre Etatique.
[2] Selon Roman Leshchenko, qui est à la tête du GéoCadastre Etatique, les gouvernements précédents ont abusivement donné accès au registre à des particuliers, afin de pouvoir changer le statut des terres, de publiques à privées.
[3] Les propriétaires de UrkLandFarming, MHP et Astarta sont également ukrainiens, mais ces entreprises sont également enregistrées dans d’autres pays (Chypre et les Pays Bas).
Commentaire du site RITIMO
Cet article, initialement paru en anglais le 6 août 2021 sur le site d’Oakland Institute, a été traduit vers le français par Vanessa Mula, traductrice bénévole pour ritimo. Nous republions cette traduction avec l’accord explicite de l’auteur et éditeur de l’article.
Commentaire du GS.
C’est cette traduction que vous venez de lire après mise aux normes académiques.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir