S’il avait encore toute sa tête, Joe Biden pourrait crier victoire. Dans sa lutte habituellement perdante contre le Heartland russe, l’empire thalassocratique vient néanmoins de remporter une importante victoire avec l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’OTAN. Un cadeau inespéré, conséquence de l’erratique intervention russe en Ukraine.
En signant le protocole d’adhésion des deux pays à l’organisation atlantique, tonton Sam parachève une lutte à multiple rebondissements de plusieurs décennies pour le contrôle de la Baltique. Si, ne serait-ce qu’il y a quelques années, on avait dit aux stratèges américains qu’ils pourraient l’appeler Mare Nostrum, ils ne l’auraient sans doute jamais cru.
Qu’il est loin le temps où l’OTAN ne trempait que le bout de l’orteil dans la froide mer tandis que Moscou, principalement par le biais de ses satellites, contrôlait une bonne moitié de ses rives, laissant le reste aux placides et neutres Scandinaves…
Une situation qui inquiétait tellement les Américains qu’ils y ont organisé l’une des plus grandes opérations d’intoxication de la Guerre froide. Profitant de l’échouage accidentel d’un sous-marin soviétique sur les côtes suédoises en 1981, Washington organisa le « syndrome du périscope » : une décennie durant, des dizaines d’incursions de submersibles US ou british furent faussement attribuées aux Russes, avec la complicité de l’état-major suédois.
Une manière d’obtenir des crédits supplémentaires pour la marine, de faire pression sur les gouvernements jugés trop mous dans le combat anti-communiste – en 1986, le Premier ministre Olof Palme est d’ailleurs mystérieusement assassiné – et d’hystériser la société suédoise contre le « péril russe ».
La chasse aux sous-marins rouges passionna foules et médias et devint une activité à plein temps. On scrutait les flots, cherchant à la jumelle tout ce qui pouvait de près ou de loin ressembler à un périscope. Les Américains avaient inventé le false flag déguisé en chasse au trésor…
Même la presse suisse de l’époque sauta à pieds joints : « Y a-t-il eu, au passif d’Olof Palme, ce que les Américains appellent une mollesse sur le communisme? Trois dossiers sont en cause. Le premier porte sur la guerre du Vietnam, au cours de laquelle il montra une extraordinaire hostilité à l’entreprise américaine. Rétrospectivement on dira: un extraordinaire aveuglement au poison totalitaire, qui mitonnait dans les cuisines de Hanoï. Olof Palme montra là les limites d’un regard purement moral sur le politique. Le second dossier est celui du désarmement en Europe. Autour de la commission qui porte son nom, tournent nombre de projets de dénucléarisation et de démilitarisation. Quels que soient leurs mérites, ces projets, par aversion de la dissuasion nucléaire, font la part trop belle à la partie soviétique.
Mais c’est sur le dossier des sous-marins soviétiques que la politique d’Olof Palme était la plus hasardeuse. L’apparition provocante et répétée de ces sous-marins dans les eaux territoriales suédoises, au cours des dernières années, pose un problème très délicat à une petite nation. Au cours des mois récents, Palme, à l’indignation de ses militaires et ses marins, avait donné l’impression de vouloir minimiser cette grave affaire. »
Notons en passant que le célèbre auteur de romans policiers Henning Mankell, créateur de l’inspecteur Wallander, a mijoté un polar autour du sujet (L’homme inquiet). Une œuvre de fiction, certes, mais qui ressemble bougrement à la réalité.
Plus près de nous, la Baltique revenait régulièrement comme l’un des principaux points chauds du bras de fer américano-russe et nos Chroniques ont relayé à plusieurs reprises les provocations diverses et variées, survols sauvages ou manœuvres navales sino-russes. Avec en toile de fond, évidemment, la diva de métal, la Grace Kelly des pipelines :
Le Nord Stream II n’arrête plus de fasciner le monde et les amateurs de thriller en particulier. On croyait avoir tout vu : drone sous-marin bourré d’explosifs, batailles juridiques homériques, farces empoisonnées à répétition (2018 et 2020), fondations écologico-gazières (!) qui s’en mêlent, déchirement de l’OTAN, atomisation de la classe politique allemande, sanctions d’un tel byzantinisme que même leur promoteur commence à s’y perdre, exercices navals menaçants, permis maritimes fantômes…
Mais la tragi-comédie baltique ne s’arrête jamais et nous avons assisté à une nouvelle péripétie digne d’un opéra bouffe. Varsovie vient en effet de piquer une crise de nerfs et a lancé une enquête sur deux bateaux allemands participant aux travaux. Détail absolument croustillant et qui ravira les amateurs de vaudeville, ces bâtiments sont enregistrés… en Pologne !
Inutile de dire que tout ceci appartiendra bientôt, si ce n’est déjà fait, à un âge d’or révolu. Les gazoducs russes vers l’Europe résistaient à la croisade des énergies décarbonées tant que les relations étaient correctes. La rupture profonde, durable qui s’annonce va vraisemblablement à terme sonner le glas des flux entre le Heartland et le Rimland européen.
Si le Nord Stream II ouvrait ne serait-ce que temporairement, il serait maintenant entouré d’adversaires, avec les possibilités accrues de sabotage que cela implique (cf. l’épisode des drones sous-marins). Quant à un éventuel Nord Stream III dont certains commençaient à parler, il n’en sera évidemment jamais plus question.
Autre conséquence géographique catastrophique pour Moscou, l’entrée de la Finlande dans l’OTAN fera passer la frontière otano-russe de 500 km à 1 850 km. Jusqu’ici, seuls deux des trois pays baltes avaient une interface commune, ce qui limitait fortement le front potentiel :
Désormais, c’est open bar :
Avec en prime la menace potentielle sur le goulot menant à Mourmansk, que nous avions évoqué il y a quelques mois :
Malgré sa taille considérable, malgré le manque de défenses naturelles, la Russie a au moins une chance, celle d’être généralement d’un seul tenant. Il existe cependant trois exceptions, trois goulets d’étranglements :
Le premier, face à la Finlande, débouche sur la Carélie, Mourmansk et l’océan Arctique. Le deuxième, entre l’Ukraine (tiens tiens…) et le Kazakhstan, mène à Sochi, devenue quasiment la nouvelle capitale diplomatique russe, puis au Caucase et, depuis 2014, à la Crimée via le pont de Kertch. A l’autre bout du pays, le troisième conduit à l’extrême-orient « utile » du pays et à la mer du Japon.
Cette carte vue du ciel est peut-être plus parlante encore, où l’on voit que les trois pattes de l’ours pourraient être, en théorie, facilement ligotées :
Pour ne rien arranger, les trois boyaux en question contrôlent également l’accès aux trois grands ports (Mourmansk, Sébastopol, Vladivostok) de la flotte russe, dont on sait à quel point la fameuse « tentation des mers chaudes », et même de la mer tout court, a été une obsession stratégique tout au long de l’histoire…
Aussi ne sera-t-on pas surpris de constater que ces trois zones ont toujours été au centre de toutes les préoccupations russes : guerre soviéto-finlandaise de 1939-1940 pour la première et affrontements sino-soviétiques sur le fleuve Amour dans les années 1960 pour la troisième. Avec la « finlandisation » (dont le terme est d’ailleurs entré dans le vocabulaire courant), c’est-à-dire la neutralité de la Finlande, d’une part et le grand rapprochement entre Moscou et Pékin d’autre part, la situation a finalement été réglée sur ces fronts.
Un point névralgique sur lequel l’OTAN aura désormais une vue imprenable.
A court terme, l’adhésion de la Finlande ne devrait rien changer mais c’est évidemment à long terme qu’il convient d’analyser les choses, particulièrement quand on connaît l’entrisme otanien. Hop, je pose une base ici… j’attends quelques années… tiens, un bouclier anti-missiles…
C’est indéniablement le plus grand revers stratégique de Vladimirovitch depuis qu’il a pris les rênes du pouvoir russe en 1999. Les choses auraient-elles pu prendre une autre tournure à partir du moment où le Kremlin était décidé à intervenir en Ukraine ? Oui, si la guerre avait été bien menée.
La chronologie ne ment pas ; c’est après et seulement après que les Russes ont commencé à pédaler dans la semoule ukrainienne (avril) que Stockholm et Helsinki ont fait acte de candidature (mai). Auparavant, tant que l’ours menait rondement les opérations, les précautionneux Scandinaves s’étaient bien gardé d’émettre le moindre souhait. Ils avaient visiblement appris leurs classiques…
Vir prudens non contra ventum mingit
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