En Amérique, comme en Europe, la désintégration du système suscite peur et colère.
Par Alastair Crooke – Le 28 juin 2022 – Source Strategic Culture
Le déraillement du train est attendu depuis si longtemps que nous avons pris l’habitude de vivre dans son ombre. La vie continuait ; les marchés étaient persuadés que la subvention fournie par les banques centrales se poursuivrait sans relâche. Et ce n’est pas sans raison : toute déception des traders face à l’action des banques centrales, toute baisse des marchés, entraînait une crise collective du marché qui forçait généralement les banques centrales à un apaisement immédiat. Il nous était difficile d’imaginer autre chose.
Aujourd’hui, cependant, nous sommes dans une nouvelle ère, à bien des égards. L’Occident s’est engagé dans une guerre contre la Russie et la Chine. L’Occident, cependant, n’a pas fait ses devoirs avant, et découvre maintenant que la « guerre » révèle cruellement les rigidités et les défauts structurels qui font partie intégrante de son propre système économique, au lieu d’exploiter les faiblesses de ses rivaux.
Pourquoi cette nouvelle ère est-elle si grave ? Tout d’abord, à cause de ce qui se cache « sous les pierres » . Ces contradictions structurelles se sont accumulées au fil des décennies, tapies dans l’obscurité et l’humidité sous les pierres. Elles ont été cachées par l’issue économique heureuse (pour les États-Unis) de la Seconde Guerre mondiale et par la combinaison tout aussi heureuse de facteurs qui ont maintenu l’inflation à un faible niveau (si faible que les économistes occidentaux pensaient avoir trouvé le « Saint Graal » de l’« assouplissement » monétaire – ils avaient banni les récessions pour toujours). C’est si simple, vraiment, il suffit de faire tourner la planche à billets !
L’hubris l’a emporté. C’était magique : une « nouvelle économie » . Et puis, par inadvertance, l’équipe Biden a retourné les pierres dans son empressement à écraser la Russie (en imposant des sanctions et en volant les réserves étrangères de la Russie). Et l’inflation était le serpent sous la roche. Longtemps latent, invisible, mais toujours présent. Et non pas un serpent, mais plusieurs.
Et puis ils ont découvert qu’ils se battaient dans la mauvaise guerre : l’Ukraine a été conçue comme une guerre urbaine que les formateurs américains et de l’OTAN avaient apprise des djihadistes qui combattent le président Assad en Syrie. Mais la Russie connait bien ce type de guerre – et n’a pas mordu ; au lieu de cela, elle a mené une guerre d’artillerie classique (dans laquelle la Russie excelle traditionnellement).
Ainsi, les serpents de l’inflation – à un moment d’échec et mat économique structurel – sont relâchés, comme ils le sont toujours en temps de guerre. Et à mesure que la pression augmente, les « choses » et les gens sont sacrifiés. La « guerre » a apporté de la clarté : les bagages à jeter par-dessus bord pour sauver le navire sont identifiés.
Sauver le navire, bien sûr, est impératif. L’Amérique a donc décidé de s’occuper du « sien » . Le plan de Davos-Bruxelles visant à transformer les banques commerciales européennes surendettées en une seule, avec une monnaie numérique contrôlée par Bruxelles, est soudainement perçu – comme si des écailles étaient tombées des yeux – comme une menace potentielle de trouer la coque sous la ligne de flottaison.
Ce que cela révèle, c’est que le jeu du « dollar fort-dollar faible » – en tandem avec les sanctions du Trésor – n’a pas été « si mauvais » pour les grandes banques de New York ! Pourquoi laisser les Européens ramasser tous ces actifs en difficulté qui apparaissent en temps de crise ? Pourquoi permettre à la sphère des grandes banques américaines de se dissoudre dans un monde d’applications fintech ? Pourquoi priver les banques américaines de leurs droits historiques de pillage ? Pourquoi s’arrêter maintenant sous prétexte que les Européens veulent le « Davos » ?
Les grandes banques américaines se disent donc qu’il faut laisser la BCE – et par extension la zone euro – se faire laminer. La coordination de la politique avec la BCE a de toute façon lié les mains de la Fed qui ne peut pas gérer les affaires à son propre avantage.
Avec la « guerre » , les serpents surgissent. Une fois de plus, une grande clarté émerge : ce qui fonctionne lorsque l’inflation est inférieure à 2 % ne fonctionne pas avec une inflation à deux chiffres. La période de faible inflation a été dominée par le dogme monétariste. Elle a donc également engendré des contradictions structurelles. Même des hausses modérées des taux d’intérêt risquent aujourd’hui d’éviscérer les obligations et les entreprises américaines fortement endettées, et pourtant, elles ne seront toujours pas assez élevées pour endiguer l’inflation. La hausse de 75 points de base des taux de la Fed est une goutte d’eau par rapport à ce qui sera nécessaire pour ralentir la crise inflationniste.
Que faire ? La guerre s’accompagne de l’inflation et d’une diminution du nombre de personnes disposées à financer les besoins d’emprunt du gouvernement américain – car les intérêts dus sur 30 000 milliards de dollars s’envolent. Les taux d’intérêt doivent donc augmenter (même s’ils ne permettront pas d’endiguer l’inflation) pour maintenir la « valeur » des bons du Trésor. Le consommateur américain sera lui aussi mis à mal, car l’inflation montera en flèche.
Toutefois, la hausse des taux n’a pas suffi à attirer les investisseurs extérieurs sur les marchés des bons du Trésor, désormais confrontés au pire effondrement du marché obligataire depuis un demi-siècle. Cela conduit la Chine à se débarrasser des bons du Trésor américain à leur plus bas niveau en 12 ans, et le Japon, qui était autrefois un pilier solide de l’investissement américain, réduit également ses avoirs.
La baisse des bons du Trésor américain et le déclin continu du dollar américain en tant que monnaie de réserve mondiale ne mènent qu’à une chose : plus d’inflation, plus de douleur.
Voici une autre contradiction structurelle engendrée par l’ère monétariste. Théoriquement, si la Fed réduit suffisamment la « demande » (en rendant les gens si pauvres qu’ils ne peuvent plus se payer quoi que ce soit), l’inflation peut rapidement être ramenée à 2%. Un énorme soupir de soulagement s’ensuit ; la Fed peut-elle alors recommencer à imprimer de l’argent ? Pas si vite, s’il vous plaît ; cette conclusion est une « pensée collective monétariste » . Cela fait partie de l’hubris : aujourd’hui, le récit est que la Fed peut augmenter le taux d’intérêt jusqu’à la fin de l’année, marteler le consommateur de manière insensée, puis relancer la planche à billets afin que la politique de subvention du marché soit à nouveau en vigueur.
C’est la guerre, imbécile (pour citer le président Clinton). Si vous frappez un fragile réseau d’approvisionnement complexe où tout se règle « juste à temps » avec un marteau de sanctions, vous aurez des blocages de l’approvisionnement, et l’inflation par les coûts sera alors inévitable. Ouvrir le robinet de l’argent lorsque vous êtes confronté à une inflation générée par la masse monétaire ne fera que réintroduire la dynamique inflationniste dans le système. Ce que la Fed essaie de faire, c’est de maintenir intacts quelques uns des avantages d’une monnaie de réserve, à un moment où la valeur des matières premières en tant que moyen d’échange retient l’attention du monde entier.
Qu’est-ce que cela peut signifier en matière de politique concrète ? Eh bien, les crises du coût de la vie sont déjà là, tout comme le début des ruines politiques qui s’ensuivront. La semaine dernière, la BCE a annoncé la fin des achats d’actifs et n’a rien mis en place pour autant. Tout ce que la BCE a dit, c’est qu’elle allait travailler sur un « instrument d’urgence » .
Il est donc clair qu’il y a une urgence, mais il n’y a pas de nouvel instrument et il n’y en aura pas. La BCE peut utiliser le mécanisme déjà existant qu’est l’assouplissement quantitatif pour acheter une quantité illimitée d’obligations souveraines, ou pas. C’est un choix, pas un nouvel outil.
L’euro n’est qu’un dérivé du dollar (qui est lui-même un dérivé de la garantie sous-jacente). L’Euro-système a été construit (pour utiliser une métaphore militaire) pour protéger des lignes défensives existantes, statiques : il ne s’agit pas d’une force militaire expéditionnaire mobile et itinérante.
La base systémique de la zone euro a été l’engagement absolu de la BCE à maintenir le Bund 10 ans allemand comme une prime gérée par rapport aux bons à 10 ans du Trésor américain (ce sont respectivement les deux « ancrages de valeur » qui sous-tendent le fonctionnement de la zone euro).
Et si les taux d’intérêt augmentent aux États-Unis, cela doit se refléter dans le Bund (pour préserver sa « valeur » ), car les obligations souveraines représentent la garantie à fort effet de levier sur laquelle repose (ou non) l’édifice bancaire européen. Si la valeur de la garantie italienne, par exemple, diminue, un cercle vicieux financier s’enclenche, comme ce fut le cas en 2012. En un mot, la zone euro s’effondrerait potentiellement.
À 2 % d’inflation, les obligations souveraines européennes pourraient rester plus ou moins alignées. A 8%, elles ne le peuvent pas. Et le marché obligataire se fragmentera. Les écarts entre les obligations des États sont déjà montés en flèche ces dernières semaines. En guise de palliatif, la BCE semble vendre des bunds allemands pour acheter de la dette italienne.
Qu’est-ce que cela laisse présager pour l’avenir ? Christine Lagarde a donné un avant-goût de ce qui pourrait se passer lorsqu’elle a laissé entendre que la BCE allait au moins essayer de résister. Elle a déclaré lors d’une conversation à la London School of Economics que la BCE ne se soumettrait pas à une domination financière. La domination financière est un concept plus large que la « domination fiscale » , car elle inclut le renflouement des banques et d’autres institutions financières, ainsi que les besoins d’emprunt du gouvernement.
Cela revient à dire qu’elle est prête à sacrifier les banques européennes – ou les pays, ou les deux. En théorie, le seul remède pourrait être une euro-obligation mutualisée et un assouplissement quantitatif total (bien que cela nécessite une renégociation du traité de l’UE). L’assouplissement quantitatif exacerberait bien sûr l’inflation et les écarts de taux.
Mais les États frugaux du Nord acquiesceraient-ils ? Ne préféreraient-ils pas opter pour une mini-zone euro tronquée et frugale en lâchant le Portugal, l’Italie, la Grèce et l’Espagne ?
Cela pourrait au moins sauver le cœur du « projet » Euro en éliminant les États les plus faibles et en réservant l’Euro aux économies du Nord les moins endettées. La conséquence serait une Europe imitant ce que Wall Street a fait à la Russie pendant l’ère Eltsine : imaginez l’Italie, avec ses actifs « privatisés » et vendus pour 1 dollar (comme Draghi l’a fait autrefois avec Banco Popular, qu’il a « repris » en tant que chef de la BCE, puis vendu à Santander pour 1 euro).
Pour l’instant, il semble que les euro-élites n’aient pas senti le danger qui les guette. Elles sont entrées dans une « guerre » , et déjà trois changements tectoniques géopolitiques majeurs sont visibles. Premièrement, la « rébellion » de Poutine a incité le reste du monde à dire qu’il en avait assez de l’ « occidentalisation » (c’est-à-dire du colonialisme prédateur et cupide qui a caractérisé la politique étrangère occidentale). Les non-occidentaux suggèrent d’être « occidentaux » , mais pas « occidentalisés » ; d’être « européens » , mais pas « missionnaires des valeurs de l’UE » .
Deuxièmement, les électeurs européens ne cherchent pas des marchés ou des structures réglementaires plus efficaces. Alors que le vent froid de la récession souffle, ils se tournent vers leurs dirigeants pour qu’ils les protègent des marchés et des absurdités réglementaires. Ils sentent le danger de voir des « boucles fatales » inconnues faire imploser des pans entiers de leur économie. Ils commencent à comprendre que dans les guerres, les rivaux ripostent aussi. La guerre est « ce qu’elle est » .
Le risque lié à la crise du coût de la vie est facile à appréhender. Le risque de pénuries alimentaires supplémentaires est presque impossible à calculer. Mais ce que nous observons en Amérique et lors des récentes élections législatives en France, c’est une politique normale mise en échec, une méfiance sociale, des réserves croissantes à l’égard de la légitimité de l’autorité centrale et un scepticisme et des doutes croissants à l’égard de la SCIENCE idéologisée.
Aux États-Unis, il est évident qu’une séparation centrifuge se reflète dans les flux migratoires : la mise en échec et l’intoxication de la politique conduit les Américains à vouloir vivre parmi leurs homologues partageant les mêmes idées. Il s’agit d’un véritable mouvement de masse géographique pour vivre dans des îlots encerclés. Et dans des États comme la Floride et le Texas (avec leur immigration « tribale » évidente), une autodéfinition croissante en opposition au gouvernement fédéral.
Troisièmement, il y a en Amérique, comme en Europe, la peur, et aussi la colère, face à la désintégration du système. La peur, car les villes deviennent à la fois violentes et mal administrées. La situation dans les aéroports européens ces dernières semaines, caractérisée par un chaos absolu et des files d’attente incroyables, donne un avant-goût de la colère qui se déchaîne contre des systèmes organisés à distance, techno-fragiles, qui se figent tout simplement sous la pression, déclenchant à la fois la colère et le mécontentement.
La guerre, même une guerre volontaire, révèle toujours la fragilité des systèmes complexes. Un article paru récemment dans The Atlantic indiquait que si « vous, en tant que jeune Millenial et citadin typique, vous vous êtes réveillé sur un matelas Casper, avez fait de la musculation avec un Peloton, vous êtes rendu dans un WeWork, avez commandé un repas sur DoorDash, avez pris un Lyft pour rentrer chez vous et avez commandé un dîner par Postmates avant de réaliser que votre partenaire avait déjà commencé un repas Blue Apron, votre ménage a, en une journée, interagi avec huit entreprises non rentables qui ont perdu collectivement environ 15 milliards de dollars en un an » .
Il s’agit d’une forme de subvention du style de vie des Millennials qui peut disparaître en un clin d’œil (ou en une hausse du taux d’intérêt). C’est un mirage. Un mirage qui reflète les absurdités du « culte de la technologie » à l’ère des taux d’intérêt nuls. Il disparaîtra bientôt.
Mais si nos différentes crises se limitaient à ces inconvénients mineurs, nous aurions de la chance. Au contraire, nous pourrions bien voir des mouvements idéologiques (probablement de la classe moyenne supérieure, mais issus de la sphère des cols bleus) se diviser ; une partie restant dans le courant dominant, et l’autre cherchant la violence et la révolution, comme l’ont fait les groupes Baader-Meinhof et les Brigades rouges dans l’Europe des années 1970.
Aux États-Unis, il y a déjà des signes d’actions armées de ce type provenant de scissions du mouvement pro-avortement, mais en Europe (et particulièrement en Allemagne), nous pourrions voir la colère émaner des activistes radicaux pour le climat, furieux de découvrir que c’est la transition énergétique qui sera mise à mal, alors que les États se battent pour faire de leur mieux pour maintenir un système à flot, aussi bon marché que possible. La survie est invariablement prioritaire et les autres intérêts sont mis de côté.
Wolfgang Münchau a noté que le livre d’Andreas Malm, universitaire suédois et activiste climatique, porte le titre « Comment faire sauter un pipeline » . Son message le plus important est un cri de guerre pour les activistes climatiques : brûler et détruire toutes les machines émettant du CO2. Il évoque également la déclaration la plus célèbre de Meinhof, selon laquelle il est temps de passer de l’opposition à la résistance.
Attention : une violente fin d’été pourrait se préparer.
Alastair Crooke
Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
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