La vie : parfois sacrée, souvent massacrée — Maryse Laurence LEWIS

La Cour Suprême des États-Unis vient de promulguer le libre-choix, pour chaque État, de permettre ou interdire l’avortement. Déjà, vingt-six d’entre eux ont décidé d’émettre des restrictions. À partir de cette annonce, réfléchissons un peu au statut que l’on donne à la vie. Par exemple : un président peut s’offusquer d’une interruption de grossesse et envoyer bombarder des villages au Moyen-Orient.

Avant l’avènement des religions monothéistes

En Afrique, chez les  !Kung vivant dans le désert du Kalahari, au cœur du Botswana, tout comme pour certains groupes Inuits de l’Arctique, l’existence étant rude, on observait les nouveaux-nés. Lorsqu’on décidait de ne pas en laisser croître un, on l’éliminait avant de lui attribuer un nom. Le tuer, avant de le nommer, ne constituait pas un crime. Si on l’avait doté d’un nom, alors il s’agissait d’un meurtre.¹

Chez les Grecs, avec l’approbation des philosophes comme Platon et Aristote, il était judicieux d’exposer les bébés, afin de décider lesquels auraient ou non le droit de vivre. En fait, on abandonnait sur la place publique les non-désirés. Si un citoyen sensible décidait d’en sauver un, on ne l’interdisait pas, mais la majorité mourait dans l’indifférence, de soif et de faim. Aucun individu ne s’en responsabilisait alors davantage que quiconque. À Sparte, d’après le mythique Lycurgue, au IXe siècle, on devait éliminer les bambins considérés comme de futurs inaptes au service militaire. Longtemps, le Droit romain légalisa le droit de vie et de mort des « propriétaires » sur leurs esclaves, ainsi que celui des pères sur leurs enfants. On préservait une fille, pour perpétuer la lignée. Pour les suivantes, rien n’était assuré.²

Les faux scrupules

L’autrice Ying Chen vécut au Québec puis en Colombie canadienne. Dans ses Lettres chinoises, aux Éditions Leméac et Actes Sud, elle décrit à ses compatriotes des couples sans enfants, des jeunes sans famille, des individus partageant leur domicile avec des chiens ou des chats, et termine en disant : « Je ne veux pas leur ressembler. » Je comprendrais bien, s’il s’agissait d’une Africaine, musulmane ou non, pour laquelle la famille est sacrée, où l’on s’occupe des parents âgés et des enfants. Venant d’une Chinoise, c’est particulier. Dans les campagnes, bien avant la politique de l’enfant unique, promu par Mao, on abandonnait, tuait ou vendait des enfants, surtout les filles. À Shanghai, un service de voirie spécial ramassait les cadavres. Entre 1930 et 1940, les statistiques recensaient entre 5000 et 6000 nouveaux-nés abandonnés dans les ordures. Des protestants vivant en Chine fondèrent la Société de bienfaisance de Shanghai. On recherchait les bébés pouvant encore être réanimés. L’organisme possédait un orphelinat. Une boîte, installée à l’extérieur, permettait aux mères d’y déposer un nourrisson, puis tirer une clochette, afin qu’on vienne chercher l’enfant. De manière anonyme, sans subir de remontrances. Dès son arrivée au pouvoir, Mao Tse Tung interdit les mariages forcés. D’abord promoteur des familles nombreuses, une loi émise en 1953 stipulait que les parents devaient élever leurs enfants, ne pas les maltraiter, ni les abandonner. Des famines ont mené à une modification des lois. Dès 1957, l’âge minimal pour se marier passa de 18 à 23 ans. La politique de l’enfant unique vint en 1970, en douceur d’abord, avant d’atteindre un niveau tel qu’on pouvait procéder à un avortement, même lorsque la gestation dépassait sept mois et que la mère pouvait en mourir.³

La Chine n’est certes pas le seul pays où l’on abandonnait des nourrissons. Des milliers, chaque année, se retrouvaient devant la porte d’un couvent, par une mère jeune ne voulant pas être rejetée par sa famille ou la société puritaine. Enfanter, sans être mariée, s’avérait une honte, un déshonneur. Et pour bien des gens, c’est encore le cas. Dans certains pays, on légalise l’assassinat d’une femme sous le nom de crime d’honneur.

Dans l’animisme, le judaïsme et l’islam, non seulement la vie est sacrée, mais une femme qui n’enfante pas risque fort d’être ostracisée. Chez les chrétiens, on n’admet pas le mariage selon le culte religieux, lorsqu’un membre du couple a précédemment divorcé, mais on consacre les épousailles des filles ayant subi un avortement, même si cette pratique est prohibée.

Entre 1907, aux États-Unis d’abord, puis dans presque tous les pays d’Europe occidentale, ainsi qu’au Japon et au Canada (mais non au Québec ni en URSS), des lois eugénistes furent décrétées, menant à la stérilisation massive de gens. Dans le cas de la Scandinavie, les dernières lois de stérilisation furent abolies entre 1970 et 1976.


La criminalisation de l’avortement au Canada et au Québec

Lors de son mandat de Premier ministre du Canada, de 1892 à 1894, John Thompson, du Parti Conservateur, rédigea le premier code criminel. On y interdisait l’avortement, mais aussi toute forme de publicité, distribution ou vente de moyens contraceptifs. L’épouse de John Thompson accoucha de neuf enfants. Cinq survécurent, deux moururent avant l’âge de trois ans, deux se présentèrent morts-nés. On remplaçait alors le baptême par un ondoiement et les mères recevaient le nom de « faiseuses d’anges ». On pourrait invoquer le fait que le Président Joseph Robinette Biden est catholique et donc anti-avortement. Le Premier ministre Thompson, lui, était protestant. La reine Victoria d’Angleterre venait tout juste de le nommer membre de son Conseil privé, quand celui-ci mourut. Il n’accomplit donc que la moitié de son mandat, mais son code criminel lui survécut. Entre 1926 et 1947, toujours au Canada, on recensait selon l’année, entre 4000 et 6000 femmes décédées suite à des avortements clandestins. Il est probable que le nombre réel différait.


Des interventions illégales

Dès 1968, au Québec, alors très catholique, le premier médecin à pratiquer l’avortement se nommait Henry Morgentaler (plus tard vint son collègue Yvan Macchabée (sic)). Né en Pologne, enfermé à plusieurs reprises dans des camps de concentration durant la seconde guerre mondiale, M. Morgentaler refusa de s’installer au nouvel État d’Israël, n’étant pas fervent du sionisme. Il obtint une bourse décernée par l’ONU aux étudiants juifs survivants. Son doctorat obtenu à l’Université de Montréal, il pratiqua d’abord la médecine familiale dans cette ville. Voyant l’hécatombe de femmes succombant, suite à de mauvaises tentatives d’avortement, il initia ses interruptions de grossesse et fournissait des contraceptifs à ses patientes. Un cas dénoncé le conduisit en prison. Suite à ses allégations, on adopta une première modification de loi, permettant l’avortement dans les cas où la mère risquait de perdre la vie. On autorisait l’usage de contraceptifs et légalisait l’homosexualité par la même occasion ! Le docteur Morgentaler fut emprisonné maintes fois. Sa réclusion la plus longue excédait d’un mois le temps de gestation humaine. Il gagna à la fois sa liberté et la fin de l’illégalité des avortements, en 1975. Il échappa aussi à une tentative d’assassinat, à une pose de bombe et un incendie provoqués par des opposants. En Israël, à l’ombre de Menahem Begin, il n’aurait pu ouvrir une clinique privée de ce genre. C’est officiellement le 28 janvier 1988 que le juge en chef de la Cour Suprême, Brian Dickson, invoqua l’article 7 de la Charte des droits et liberté et qu’on abolit toutes les restrictions touchant à l’avortement. En principe. Les modalités étant distinctes dans chaque province, c’est en Cour et en 1992 que Morgentaler en obtint la légalisation complète.4

Par la suite, pour effrayer un peu moins les hésitants, on adopta l’euphémisme « interruption de grossesse » plutôt qu’avortement. Ceci clarifié, nuançons. Les femmes veulent préserver leur liberté, disposer de leur corps. C’est vrai. Mais si l’évolution des espèces avait fait en sorte que ce soit les mâles qui deviennent enceintes, il aurait été juste que les femmes soient consultées sur l’avenir et les conséquences de cette grossesse.

Les grandes religions sacralisent la vie ? On croit au « Tu ne tueras point », dans le judaïsme, chez les chrétiens et les musulmans, mais on bénit les soldats qui tuent des Palestiniens, on adula les croisées du Moyen-Âge et stimule encore les Guerres Saintes de l’Islam. Et toutes ces religions interdisent l’avortement ou méprisent les femmes « impures ».

La réalité est un point de vue subjectif

Lorsqu’une femme désire une grossesse, dès qu’elle apprend que le test est positif, elle prend soin de sa santé, elle caresse son ventre, cherche des prénoms et parle à son bébé, même s’il n’est âgé que de quelques semaines. Lorsqu’elle ne tient pas à poursuivre la gestation, elle argue qu’il ne s’agit pas encore d’un être vivant. Qui a raison ? Qu’en dit la science ? On emploi le terme « embryon » lorsque la gestation n’atteint pas trois mois. Et, dès trois mois, on recourt au vocable « fœtus ». On peut ne pas être d’accord, selon nos choix idéologiques, religieux ou personnels, mais c’est une première approche que l’on peut qualifier de scientifique.

À la fin de sa carrière, le docteur Morgentaler évaluait avoir pratiqué environ 100 000 avortements.

Les statistiques datant de 2020 s’étalent ainsi, pour le Canada :

● Interruptions de grossesse à l’hôpital : 21,809 cas ;
● Dans une clinique : 52,346 ;
● Pour un total de 74,155 interventions ;
● Au Québec : 21,815 ;
● En Ontario : 21,428 femmes y ont recouru ;
● Au Canada, avortements après 12 semaines de gestation : 9,797 ;
● Après 21 semaines : 652 cas ;
● Total de complications suite à une intervention : 14,815 (en hôpitaux, cliniques non incluses).5

Le nombre d’interruptions de grossesse diminue chaque année. Cependant, on pourrait croire que l’éducation sexuelle, les anovulants, la « pilule du lendemain » et les préservatifs ont peu d’effet, même s’il est plus aisé d’en transporter qu’un masque chirurgical. À l’époque des pharaons égyptiens, on concoctait déjà des contraceptifs, dont un bien efficace, à base de gomme d’acacia !6

Qui est primitif ?

On imagine les peuples « primitifs » peu soucieux de conserver la vie d’un enfant faible ou infirme. On suppose qu’ils ne s’encombraient pas de morale ou de fausse éthique, pour préserver la force du groupe, dont chaque membre devait participer aux tâches, ne pas retarder la marche, s’avérer une charge inutile. C’est sans doute vrai pour de nombreuses tribus vivant en milieu naturel. Cependant, des études démontrent que durant la préhistoire, plusieurs groupes humains n’abandonnaient pas leurs proches, malades, infirmes ou victimes d’un accident. Un exemple, chez les chasseurs-cueilleurs nomades. En 1994 à Atapuerca, en Espagne, on découvrit un ensemble de fossiles humanoïdes datant du Pléistocène moyen (de -500,000 à -120,000 ans avant notre ère). Parmi les ossements gisaient ceux d’un homme bossu, handicapé par un glissement de vertèbre. D’autres sites montrent des individus enterrés auprès de bâtons qui leur servirent de béquilles, suite à des blessures. Et les études de paléopathologie commencent à peine à se multiplier.

Allez loups y’a parmi le troupeau

Les primitifs sont peut-être ceux qui se croient évolués et dont le progrès consiste à peaufiner des armes, toujours plus destructrices, anéantissant la vie de millions d’humains, pour ensuite aller prier à la Synagogue, à l’Église ou à la Mosquée. C’est simple. Il suffit d’affirmer que certains humains n’ont pas d’âmes, même lorsqu’ils croient en un Dieu générateur de vie. La foi ne signifie pas que l’on sacralise la vie.


Références
 :

Pour en savoir plus au sujet des pratiques et croyances concernant la vie :
1.1 Glenn Hausfater et Sarah Blaffer, Infanticide : comparative an evolutionary perspectives, Adline, New-York, 1984
1.2 Valeria Alia, Names and Nunavut : culture and identity in the Inuit homeland, Berghahn books, New-York, 2007
1.3 Cités dans Homo Deus, une brève histoire de l’avenir, de Noah Harari, p. 208, Éditions Albin Michel, 2017

2.1 La République, livre V, de Platon
2.2 La civilisation occidentale, A. Brunet, chapitre L’Antiquité gréco-romaine, p.16, Éditions Hachette éducation, 1990.

3. Le palanquin des larmes, Chow Ching Lie, récit recueilli par Georges Walter, p.271, Éditions Robert Laffont, Opera Mundi, 1975

4. http://www.morgentaler25years.ca/fr/la-lutte-pour-le-droit-a-lavorteme…

5. www.arcc-cdac.ca › uploads › 2020/06 › Statistiques-actuelles (en matière d’avortements)

6. https://fr.wikipedia.org/wiki/Contraception_dans_l’Égypte_antique

Sur l’assistance aux infirmes et aux malades, lors de la préhistoire :
7. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S187506721500019X
(Un article plus détaillé à ce sujet parut dans la lettre d’information de la revue Pour la Science, au printemps 2022)

»» http://mondialisation.ca

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Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir

À propos de l'auteur Le Grand Soir

« Journal Militant d'Information Alternative » « Informer n'est pas une liberté pour la presse mais un devoir »C'est quoi, Le Grand Soir ? Bonne question. Un journal qui ne croit plus aux "médias de masse"... Un journal radicalement opposé au "Clash des civilisations", c'est certain. Anti-impérialiste, c'est sûr. Anticapitaliste, ça va de soi. Un journal qui ne court pas après l'actualité immédiate (ça fatigue de courir et pour quel résultat à la fin ?) Un journal qui croit au sens des mots "solidarité" et "internationalisme". Un journal qui accorde la priorité et le bénéfice du doute à ceux qui sont en "situation de résistance". Un journal qui se méfie du gauchisme (cet art de tirer contre son camp). Donc un journal qui se méfie des critiques faciles à distance. Un journal radical, mais pas extrémiste. Un journal qui essaie de donner à lire et à réfléchir (à vous de juger). Un journal animé par des militants qui ne se prennent pas trop au sérieux mais qui prennent leur combat très au sérieux.

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