Par Andrew Korybko − Le 21 juin 2022 − Source OneWorld Press
Ankara invoque le prétexte de se parer d’une aura de neutralité pragmatique dans l’espoir de faciliter la paix entre les parties en conflit, mais la Turquie dissimule ce faisant ses inquiétudes non-dites sur le fait que Kiev n’a aucune chance de l’emporter face à Moscou. C’est le monde entier qui se met peu à peu à comprendre cet état de fait, comme l’illustre le changement de « récit officiel » que chacun a pu constater au cours des dernières semaines.
Le Wall Street Journal a cité Ismail Demir, président de l’agence de l’industrie de défense turque, qui affirme que son pays est désormais « nettement plus prudent » lorsqu’il s’agit de vendre des drones à Kiev. Si on l’en croit, « la Turquie est me semble-t-il le seul pays qui puisse en appeler aux deux parties et les rassembler à une table de négociations de paix. Comment faire cela si vous envoyez des dizaines de milliers d’armes à l’une des parties ? » Cette annonce de sa part coïncide avec le récit propagé dans les médias occidentaux, États-Unis en tête, qui bascule de manière décisive d’une propagande de « porno victorieux » faisant les éloges de soi-disant « succès militaires » ukrainiens, vers la réalité qui est que l’intermédiaire utilisé par l’OTAN contre la Russie se fait lourdement déborder militairement par Moscou, qui ne cesse d’afficher des progrès dans le Donbass.
On spécule sur l’idée que les « Trois Grands » de l’UE — la France, l’Allemagne et l’Italie — auraient pu présenter une proposition de cessez-le-feu au cours de la visite de leurs premiers ministres respectifs à Kiev la semaine dernière, avant que Trump, l’ancien président des États-Unis, fustige sans les nommer des pays européens, accusés par lui d’en faire moins que lui-même pour venir en aide militairement à l’ancienne république soviétique. On ne peut pas dire que le conflit ukrainien ait changé de dynamique sur le terrain, étant donné que la dynamique militaire a toujours été favorable à la Russie ; en revanche, les médias dominants ont couvert ce conflit de manière mensongère jusqu’à ce qu’il soit devenu impossible de continuer à le faire sans fortement se discréditer : c’est cela qui explique la bascule opérée au cours des récentes semaines dans leur couverture du conflit. La Turquie, confrontée à cette réalité, et ne voulant pas sombrer avec le Titanic, a elle aussi pris la sage décision de changer de partition.
Le complexe militaro-industriel de cette grande puissance montante serait fortement embarrassé si Kiev ne sortait pas victorieuse du conflit, forte de nouvelles livraisons de drones militaires turcs de renommée mondiale ; Ankara n’a pas manqué de faire le lien entre les victoires militaires de l’Azerbaïdjan et de la Libye, ses partenaires régionaux, et le fait que ces pays ont reçu les équipements turcs. Il est tout aussi vrai que la Turquie doit également tenir compte des intérêts de la Russie, non seulement en raison du rôle unique qu’a joué Ankara dans les négociations de paix entre Moscou et Kiev, mais aussi pour des raisons plus pragmatiques en lien avec les rivalités entre Moscou et Ankara. Mais les raisons de la posture adoptée par la Turquie ne sont pas évoquées, ce qui laisse à penser que c’est la réalité indéniable du terrain dans le Donbass qui sous-tend le changement de position turc.
Jusqu’ici, la Turquie avait conjointement avec Kiev fait les éloges de ses drones dans la supposée « défaite » de la Russie dans la soi-disant « bataille de Kiev », mais ces communications n’avaient en réalité constitué qu’une distraction. Désormais, on assiste à toute autre chose : l’Ukraine, partenaire de la Turquie, est peut-être sur le point de s’accorder avec un projet hypothétique de cessez-le-feu des « Trois Grands », débouchant sur une cession de nouveaux territoires à Moscou, tout en continuant activement de s’appuyer sur les drones d’Ankara pour l’emporter militairement. Dans le premier scénario, on pouvait évoquer au grand public l’impact « décisif » des drones turcs sur les conflits étrangers ; le second scénario vient contredire ce mythe, au détriment du complexe militaro-industriel turc.
Ankara invoque le prétexte de se parer d’une aura de neutralité pragmatique dans l’espoir de faciliter la paix entre les parties en conflit, mais la Turquie dissimule ce faisant ses inquiétudes non-dites sur le fait que Kiev n’a aucune chance de l’emporter face à Moscou. C’est le monde entier qui se met peu à peu à comprendre cet état de fait, comme l’illustre le changement de « récit officiel » que chacun a pu constater au cours des dernières semaines. Quoi qu’il en soit, il n’était pas nécessaire de faire état publiquement de ce changement de politique implicite comme Demir vient de le faire ; on peut penser que cette annonce répond à deux objectifs : indiquer à la communauté internationale la gravité qu’a pris la situation, et envoyer un signal positif à la Russie, qui reste pour la Turquie un partenaire stratégique bien plus proche que l’Ukraine.
Andrew Korybko est un analyste politique étasunien, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.
Traduit par José Martí, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
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Source : Lire l'article complet par Le Saker Francophone
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