NORMAN FINKELSTEIN SUR L’AVORTEMENT, l’ARRET ROE v. WADE, ET L’OPINION DU JUGE ALITO
Source : normanfinkelstein.com, le 5 mai 2022
Traduction : lecridespeuples.fr
Note : Dans cet extrait de mon livre à paraître, « Je brûlerai ce pont quand je l’aurai atteint », j’aborde la question de savoir s’il est légitime de censurer un discours au motif qu’il serait socialement « régressif ». Je réponds par la négative et j’illustre mon propos par le débat sur l’avortement.
Le politiquement correct et la « cancel culture » (culture de l’annulation) ils prétendent être l’avant-garde des idées progressistes. Quiconque s’oppose à eux est rétrograde, un idiot plongé dans les ténèbres de l’ignorance. « J’ai vu l’avenir, et il fonctionne », annonçait en 1919 le journaliste Lincoln Steffens, journaliste de l’ère progressiste, à son retour de Russie bolchevique.
Se positionner du bon côté de l’histoire avant que celle-ci n’ait rendu son verdict est une affaire délicate [1]. Si le bolchevisme était la cause progressiste du jour au niveau international dans la première moitié du 20e siècle, l’eugénisme faisait fureur dans les cercles progressistes nationaux. Un véritable gratin de penseurs progressistes —Théodore Roosevelt, Margaret Sanger et Helen Keller aux États-Unis ; Bertrand Russell, Bernard Shaw et H. G. Wells au Royaume-Uni— adhérait à l’amélioration eugénique de la race humaine par la reproduction scientifique. Les États de l’Union dotés de gouvernements « éclairés », comme le Wisconsin, adoptèrent des lois sur la stérilisation obligatoire afin d’éliminer les « déficients » (ceux qui sont nés avec des handicaps et des maladies congénitales) et les « faibles d’esprit » (ceux qui ont une faible moralité et un Q. I. bas, dont on dit qu’ils vont de pair). Cette législation se heurta toutefois à une résistance dans les États protestants de la ceinture de la Bible, « arriérés » et craignant Dieu, dans le Sud profond, qui adhèrent au caractère sacré de notre humanité commune (le salut est à la portée de tous les enfants de Dieu) [2].
Un fœtus à 14 semaines, délai légal de l’IVG. Un aspect complètement humain, un cœur qui bat, des mouvements, est-ce que cela suffit à faire une vie ?
La légalité de la stérilisation forcée par l’État a été soumise à la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Buck v. Bell (1927). La défenderesse, Carrie Buck, ainsi que sa mère et sa fille, étaient accusées d’être faibles d’esprit. (Il semble que cette affirmation n’ait pas été étayée par des preuves). Le vénérable juge Oliver Wendell Holmes a confirmé non seulement la légalité, mais aussi le caractère souhaitable de la stérilisation. « Il vaut mieux pour le monde entier si, au lieu d’attendre l’exécution des rejetons dégénérés pour crime ou de les laisser mourir de faim pour leur imbécillité, la société empêche ceux qui sont manifestement inaptes de perpétuer leur espèce…. Trois générations d’imbéciles suffisent. » Le membre le plus progressiste de la Cour, le juge Brandeis, vota avec la majorité de huit personnes. L’unique dissident, le juge Butler, était un fervent catholique (l’Église catholique fut le premier bastion institutionnel des États-Unis à s’opposer à la stérilisation eugénique, non seulement en raison de son opposition au contrôle des naissances, mais aussi en raison de son engagement théologique en faveur du caractère sacré de toute vie humaine, indépendamment de son « aptitude » eugénique).
Entre 1907 et 1960, plus de 60 000 Américains ont été stérilisés de force. Ce n’est que lorsque les nazis ont porté cette idée progressiste à sa conclusion logique qu’elle est tombée en disgrâce. Le verdict de l’Histoire est clair comme de l’eau de roche : ceux qui étaient attachés à la « science » d’alors —les « progressistes »— avaient tort, ceux qui étaient sous l’emprise de la religion —les « régressifs »— avaient raison. Le droit de stériliser concernait l’interférence du gouvernement dans le processus de reproduction ; le droit d’avorter concerne l’interdiction de l’interférence du gouvernement dans ce processus. Mais au fond, l’enjeu moral est sans doute le même : le caractère sacré de la vie humaine. Les croyants s’opposaient jadis à la stérilisation et s’opposent aujourd’hui à l’avortement, tandis que les progressistes soutenaient la stérilisation à l’époque et soutiennent l’avortement aujourd’hui. La féministe Katha Pollitt considère que le droit des femmes à l’avortement est l’épreuve décisive du féminisme : soutenir l’avortement, c’est soutenir la marche du progrès [3]. Mais est-ce si simple ? Le long arc de la civilisation semble s’orienter vers une notion toujours plus inclusive de la vie humaine. Dans son projet utopique, Platon affirmait que « la progéniture déficiente sera discrètement et secrètement éliminée » : en fait, il sanctionnait l’infanticide sélectif, entre autres, des enfants « déficients » et « illégitimes ». Il n’est pas impossible d’imaginer que, à mesure que l’appréciation de la vie humaine s’élargit avec le temps, le verdict de l’Histoire sur l’avortement sera aussi sévère que le nôtre envers le conseil de Platon.
La décision historique de la Cour suprême des États-Unis confirmant le droit (qualifié) des femmes à l’avortement, Roe v. Wade (1973), prétendait éviter l’énigme du moment où la vie commence : « Nous n’avons pas besoin de résoudre la difficile question de savoir quand la vie commence. Lorsque les personnes formées dans les disciplines respectives de la médecine, de la philosophie et de la théologie sont incapables de parvenir à un consensus, le pouvoir judiciaire, à ce stade du développement des connaissances de l’homme, n’est pas en mesure de spéculer sur la réponse. » Mais la Cour n’était pas sincère. Premièrement, sauf par artifice, il semble impossible de décider de la légalité de l’avortement sans aborder cette question irréductible. Deuxièmement, même si ce n’est que de manière indirecte, la Cour a bel et bien pris position sur le moment où la vie commence.
Le problème, hélas, c’est que sa position n’était nullement convaincante et entièrement politique. La Cour a qualifié de « rigide » la position « pro-vie » selon laquelle la vie commence à la conception, mais n’a pas expliqué pourquoi elle était rigide [4]. Si la vie commence effectivement à la conception —la Cour a prétendu être agnostique—, qu’y a-t-il de « rigide » dans le fait d’adhérer par principe à cette conviction en s’opposant à l’avortement ? La Cour a tacitement rejeté, à l’opposé du spectre idéologique, la rigidité de la position « pro-choix » selon laquelle la vie commence à la naissance en déclarant qu’il était du ressort de l’État de décider également du moment où la « vie potentielle » commence et de la protéger [5]. Mais n’était-ce pas là déplacer la question décisive, pour ainsi dire, un pas en arrière ? Si la Cour ne sait pas quand la vie commence, comment, je vous prie, pourrait-elle savoir quand la vie « potentielle » commence ? « Potentiel » est un raffinement adjectival de « vie ». Si le commencement de la vie est une boîte noire, alors lui adjoindre une épithète ne peut apporter aucune lumière. En d’autres termes, l’innovation conceptuelle de la Cour concernant la « vie potentielle » n’affecte pas, et encore moins n’ébranle, la position pro-choix absolue selon laquelle la vie commence à la naissance. De plus, si la Cour a étendu son ordonnance à la « vie potentielle », n’a-t-elle pas logiquement rejoint le camp des pro-vie, puisque la conception n’est rien d’autre qu’une « vie potentielle »[6] ?
Par ailleurs, la Cour a suggéré que les restrictions légales strictes sur l’avortement ne sont apparues que relativement tard dans l’histoire américaine [7] et que, par conséquent, sa reconnaissance d’un droit « fondamental » à l’avortement ne marque pas une rupture avec notre histoire et notre tradition. Mais même si cela était vrai et présentait un intérêt judiciaire [8], pour le profane, l’argument est aussi convaincant que de dire que les restrictions légales à l’esclavage ne sont apparues que relativement tard dans l’histoire américaine, et donc que le droit d’asservir peut tout aussi bien être fondamental. En fait, tout comme l’abolition de l’esclavage a enregistré une sensibilité accrue à la vie humaine, l’abolition de l’avortement peut avoir fait de même, comme la Cour a semblé le concéder [9]. La Cour a résolu de couper la poire en deux en soutenant un droit à l’avortement avant le « point ‘impérieux » de la viabilité du fœtus hors de l’utérus. La Cour avait beau le nier, la viabilité était aussi le point auquel elle déterminait que la vie commençait [10]. Cela avait du sens politiquement, la Cour s’efforçant d’atteindre le grand centre de l’opinion publique. Mais sa propre détermination était aussi capricieuse (ou rationnelle) que les autres [11] : elle a inscrit le droit à l’avortement au cours du premier stade de la grossesse sur le droit à la liberté garanti par le Quatorzième Amendement [12], et elle a fondé le droit de l’État à intervenir au cours des derniers stades de la grossesse sur son obligation de protéger la vie prénatale. La Cour présente cette résolution de l’énigme de l’avortement comme un compromis entre les positions extrêmes pro-choix et pro-vie [13]. Mais il ne s’agit d’une décision équilibrée que si la vie commence à la viabilité. Si, toutefois, la vie commence à la conception, alors, selon le propre raisonnement de la Cour, le droit à la liberté de la femme serait en général supplanté par le droit à la vie du fœtus, tandis que si la vie commence à la naissance, alors l’intervention de l’État avant la naissance violerait en général le droit à la liberté de la femme [14].
Pour dire la vérité, toute la jurisprudence de la Cour est absurde, car elle repose sur la croyance qu’une énigme morale insoluble —quand la vie commence-t-elle ?— peut être résolue par une habile tournure de phrase ou, pour le dire moins charitablement, par un subterfuge verbal. Le fait est que, pour autant que l’on sache, la position pro-vie dite rigide pourrait être justifiée par l’Histoire. En effet, si le jury n’a pas encore rendu son verdict et que c’est la vie humaine qui est en jeu, l’impératif catégorique n’est-il pas de pécher par excès de prudence : si cela peut être la vie, alors agissez comme si c’était la vie ? Ma défunte mère m’a un jour chuchoté, horrifiée, l’histoire d’une femme qui se trouvait à côté d’elle dans le transport vers le camp de concentration de Majdanek : l’avenir étant ce qu’il était, elle a étouffé son bébé jusqu’à la mort. Pourtant, ma mère insistait sur le fait qu’une femme avait le droit d’avorter et qu’un homme ne devait pas avoir son mot à dire. (J’en ai déduit, sans pouvoir l’affirmer, qu’elle s’est fait avorter dans le ghetto de Varsovie. Son père, qui était ultra-orthodoxe, refusait de la laisser descendre dans le bunker du ghetto accompagnée de son petit ami, à moins que le rite conjugal ne soit accompli. Elle confia un jour à une amie en ma présence qu’elle avait perdu sa virginité avec lui. Il a finalement été tué). Qu’elle soit piégée dans un ghetto où règne la mort ou dans un transport vers un camp de concentration, une femme peut être forcée par d’affreuses circonstances à faire ce que tout son être refuse de faire. Mais ma mère tenait aussi pour acquis que, pour toute femme choisissant d’avorter, il s’agissait d’une décision d’ultime recours, in extremis. Ne devrait-on pas toujours supposer que le fœtus puisse être une vie ? Il y a le danger, en faisant comme si cette possibilité n’existait pas, qu’un avortement ait autant de gravité morale que le fait de laver les cellules épidermiques mortes sous la douche.
Dans une décision sur l’avortement rendue par la Cour après Roe, le juge Stevens a affirmé que « personne n’entreprend une telle décision à la légère » [15]. Même si cela était vrai, il n’en reste pas moins que si « rien n’est moins calculé pour renforcer les liens du mariage que la perspective d’un divorce précoce » (Thomas More dans Utopia), il n’y a rien de moins calculé pour préserver le caractère sacré de la vie que la perspective d’un avortement facile —en particulier, sa neutralisation morale. Il y a toutes les bonnes raisons d’attacher un stigmate social sévère à l’avortement, même si le droit de la femme à l’avortement doit être défendu et qu’il n’y a aucun moment rationnel de la grossesse où il pourrait être légalement interdit. En effet, une telle stigmatisation imiterait le commandement primordial « Tu ne tueras pas », qui autorise toutefois le droit à l’autodéfense. Le fait d’ériger le droit d’une femme à l’avortement en test décisif du progrès sans reconnaître simultanément qu’il s’agit d’une décision délicate trahit une insensibilité morale qui frise la banalisation de la vie [16].
La morale de ce long excursus est qu’il est présomptueux de réprimer tel ou tel discours au nom d’une pensée éclairée : de même que des causes autrefois jugées progressistes comme l’eugénisme ont ensuite été déplorées comme réactionnaires, de même des causes actuellement jugées progressistes comme le droit à l’avortement pourraient un jour être également déplorées comme réactionnaires. De plus, de même que les croyants de l’époque se sont avérés être du bon côté et les laïcs du mauvais côté de l’Histoire, les conservateurs sociaux d’aujourd’hui pourraient, le moment venu, se révéler être du bon côté et les libéraux « éveillés » du mauvais côté. Lorsqu’il s’agit d’endiguer la liberté d’expression, l’expérience confirme ainsi la règle générale dans les affaires humaines : l’humilité est à préférer à l’arrogance.
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Addendum : Commentaire sur l’opinion du juge Alito
L’opinion du juge Alito, qui a récemment fait l’objet de fuites dans les médias, est correcte dans sa critique de l’arrêt Roe v. Wade, mais sa conclusion morale tacite, et non juridique, n’est pas plus convaincante que l’avis historique de 1973. Alito est convaincu qu’il n’existe pas de « droit fondamental » à l’avortement fondé sur « l’histoire et la tradition de notre nation » (le critère utilisé pour déterminer un droit fondamental). Alito a aussi clairement raison de dire que l’avortement ne s’inscrit pas dans la lignée des affaires antérieures pertinentes qui ont confirmé le droit à la vie privée. Il a aussi clairement raison de dire que la « viabilité » est un « point décisif » arbitraire pour interdire l’avortement. La viabilité est une norme médico-technique : c’est le point auquel la vie d’un fœtus peut être maintenue en dehors de l’utérus. Elle ne répond pas du tout à la question de savoir quand le fœtus devient une vie. Si le procès Roe v. Wade a déterminé que l’État a un intérêt impérieux lorsque la « vie prénatale » commence ; et si elle a déterminé que l’intérêt impérieux de l’État commence à la viabilité ; alors, la Cour a effectivement déterminé que la vie commence à la viabilité. Mais elle ne le démontre jamais. Si la vie commence avant la viabilité —qui peut le savoir ?— alors, selon l’arrêt Roe v. Wade, l’État aurait, selon sa propre norme (protéger la « vie prénatale »), l’obligation d’interdire l’avortement avant la viabilité. Donc, sur tout cela, Alito a raison, l’opinion de Roe est incorrecte. Cependant, l’opinion d’Alito est finalement aussi arbitraire que celle de Roe. Roe et Alito affirment tous deux qu’ils ne prennent pas position sur le moment où la vie commence. Mais Roe a clairement pris une position : à la viabilité. Il se trouve qu’Alito prend également position : au début du deuxième trimestre.
L’opinion d’Alito commence par citer la loi du Mississippi devant la Cour, qui décrit un développement significatif du fœtus au cours du premier trimestre. Alito cite ensuite la procédure d’avortement « barbare » (dilatation et évacuation) habituellement utilisée après 15 semaines. Mais pourquoi cette procédure est-elle barbare ? Vraisemblablement parce que le fœtus à ce stade de développement est une vie. Si cette procédure était utilisée pour enlever une tumeur cancéreuse, elle ne serait pas considérée comme barbare. Ainsi, Alito a décidé que la vie prénatale commence et que le droit à l’avortement se termine à 15 semaines. C’est sur cette base qu’il juge la loi du Mississippi « rationnelle ». Si la vie commence réellement à la conception —encore une fois, qui peut le savoir ?— alors la loi du Mississippi serait aussi irrationnelle que le seuil de viabilité du verdict Roe v. Wade.
NOTES
[1] Après un voyage en Chine, où il a rencontré Mao Tsé-toung, W. E. B. Du Bois a écrit : « La vérité est là et je l’ai vue. » C’est un peu plus compliqué. La vérité qu’il s’imaginait voir était la Chine comme l’avant-garde du communisme mondial, ce qui s’est avéré être une fiction. Mais il est également vrai que la Chine qu’il a vue est devenue l’avant-garde du capitalisme mondial, qui dominera probablement la scène mondiale pendant longtemps encore. Ainsi, même s’il a mal interprété l’avenir, il a eu raison sur un point essentiel. (L’Autobiographie de W. E. B. Du Bois : Un soliloque de la vision de ma vie depuis la dernière décennie de son premier siècle).
[2] Un historien éminent de l’eugénisme dans le Sud profond écrit : « Le concept de salut et de sanctification pour tous, uniquement par la grâce divine, remettait en cause les doctrines eugénistes de dégénérescence et de supériorité fixes et héritées… Même si le concept de fraternité religieuse n’a pas permis de surmonter les doctrines de la suprématie blanche, il offrait un sentiment de parenté étendue qui allait à l’encontre des propositions eugéniques de ségrégation ou de stérilisation des individus déficients ; selon les mots de l’hymne bien-aimé, ‘Son sang peut rendre propre le plus immonde’ » (Edward J. Larson, Sex, Race, and Science). La force de l’opposition à l’eugénisme dans le Sud provenait également de la méfiance à l’égard de l’intrusion du gouvernement dans la reproduction humaine, d’une part, et du déficit d’ « experts » scientifiques faisant pression en faveur de la législation eugéniste, d’autre part.
[3] Katha Pollitt, « Nora Ephron », Nation (28 juin 2012).
[4] De même, la Cour a rejeté de manière péremptoire l’injonction du serment d’Hippocrate contre l’avortement comme étant enracinée dans un « dogme » et caractérisée par une « rigidité ».
[5] « En toute logique, bien sûr, un intérêt légitime de l’État dans ce domaine n’a pas à dépendre de l’acceptation de la croyance que la vie commence à la conception ou à un autre moment avant la naissance vivante. Dans l’évaluation de l’intérêt de l’État, on peut tenir compte de l’affirmation moins rigide selon laquelle, tant qu’une vie au moins potentielle est en jeu, l’État peut faire valoir des intérêts qui vont au-delà de la seule protection de la femme enceinte ».
[6] Dans un arrêt ultérieur sur l’avortement, Planned Parenthood v. Casey (1992), la Cour a effectivement situé la « vie potentielle », et donc un intérêt légitime de l’État, à la conception, mais cela a laissé sa jurisprudence sur l’avortement en grande partie en loques.
[7] « Il est donc évident qu’en droit commun, au moment de l’adoption de notre Constitution et pendant la majeure partie du XIXe siècle, l’avortement était considéré avec moins de défaveur qu’en vertu de la plupart des lois américaines actuellement en vigueur. En d’autres termes, une femme jouissait d’un droit d’interrompre une grossesse beaucoup plus large que dans la plupart des États aujourd’hui. Au moins en ce qui concerne le stade précoce de la grossesse, et très probablement sans une telle limitation, la possibilité de faire ce choix était présente dans ce pays pendant une bonne partie du XIXe siècle. Même plus tard, la loi a continué pendant un certain temps à traiter de manière moins punitive un avortement pratiqué en début de grossesse. »
[8] Dans la jurisprudence de la Cour suprême, un droit « fondamental » a été interprété comme un droit profondément enraciné « dans les traditions et la conscience de notre peuple » [10].
[9] Voir la section historique de l’arrêt Roe v. Wade dans l’American Medical Association.
[10] Si, comme l’a affirmé la Cour, il y a un « intérêt impérieux de l’État » à « protéger la vie prénatale » (c’est moi qui souligne), et si la Cour a déterminé que le « point impérieux » où l’État doit intervenir pour protéger la vie prénatale est la viabilité hors de l’utérus, alors elle a effectivement établi la viabilité comme le point où la vie commence. Sinon, pourquoi l’État n’interviendrait-il pas avant la viabilité ? En effet, le juge Blackmun, qui a rédigé l’opinion sur l’arrêt Roe v. Wade, a justifié le seuil de viabilité dans l’arrêt Casey par le fait qu’il délimitait le début de la vie humaine : « La ligne de viabilité reflète les faits et les vérités biologiques du développement du fœtus ; elle marque le moment seuil avant lequel un fœtus ne peut survivre séparé de la femme et ne peut raisonnablement et objectivement être considéré comme un sujet de droits ou d’intérêts distincts de ceux de la femme enceinte ou prépondérants. » Si, toutefois, le fœtus était une vie humaine avant la viabilité, il pourrait clairement revendiquer « des droits ou des intérêts distincts de… ceux de la femme enceinte. »
[11] Lors d’une conférence privée, la Cour a tacitement reconnu qu’elle avait déterminé arbitrairement les diverses délimitations temporelles dans l’arrêt Roe v. Wade. David J. Garrow, Liberty and Sexuality : The right to privacy and the making of Roe v. Wade (New York : 1994), pp. 580-86. 597-98, 696 ; Joshua Prager, The Family Roe : An American story (New York : 2021), pp. 99-100. Bien qu’il ait concédé « l’absence d’une ligne claire », l’arrêt Casey a confirmé le critère de Roe v. Wade au motif qu’ « il n’y a pas de ligne autre que la viabilité qui soit plus praticable ». Mais si l’on excepte l’hypothèse non prouvée et non vérifiable que ni l’un ni l’autre ne marque le début de la vie, pourquoi la conception ou la naissance vivante ne sont-elles pas aussi « réalisables », voire plus« réalisables » ? (La ligne de « viabilité » s’éloigne sans cesse à mesure que la technologie médicale s’améliore). Il aurait été plus cohérent et plus fidèle aux faits que la Cour admette franchement : « plus politiquement réalisable ».
[12] En particulier, le droit dérivé à la vie privée. (Par la suite, la Cour a également évoqué un droit constitutionnel à l’autonomie personnelle ou à l’intégrité corporelle). Si la Cour a fondé le droit à l’avortement sur le droit à la vie privée, c’est parce qu’elle a présumé que le fœtus n’était pas une vie ; sinon, faire remonter le droit à l’avortement à un droit à la vie privée manque de cohérence. La série de décisions de la Cour établissant un droit à la vie privée comprend le droit d’un couple marié et non marié d’utiliser des contraceptifs (Griswold, Eisenstadt), le droit d’un couple interracial de se marier (Loving) et le droit d’un individu de regarder de la pornographie (Stanley). Si le fœtus était une vie, la question fondamentale posée par l’avortement, à savoir la constitutionnalité de son interruption, ne relève absolument pas de ces arrêts.
[13] « Les décisions de la Cour reconnaissant un droit à la vie privée reconnaissent également qu’une certaine réglementation étatique dans les domaines protégés par ce droit est appropriée… [Un État peut à juste titre faire valoir des intérêts importants… dans la protection de la vie potentielle. À un moment donné de la grossesse, ces intérêts respectifs deviennent suffisamment impérieux pour justifier une réglementation des facteurs qui régissent la décision d’avorter. On ne peut donc pas dire que le droit à la vie privée en question soit absolu » [15].
[14] Dans l’idiome de la jurisprudence de la Cour suprême, si la vie commence à la conception, même si le droit à l’avortement est « fondamental » puisqu’il est fondé sur un droit constitutionnel à la liberté, une interdiction catégorique de l’avortement passerait néanmoins l’épreuve de la loi dans le cadre d’une analyse « stricte », car l’obligation de l’État de protéger la vie prévaudrait presque certainement sur le droit à la liberté de la femme. À l’inverse, si la vie commence à la naissance et que l’avortement est un droit « fondamental », aucune interdiction, quelle que soit sa durée, ne passerait le cap d’une analyse « stricte », car l’avortement équivaudrait à la liberté incontestée d’une femme de disposer d’un objet inanimé logé dans son utérus. Je laisse de côté les facteurs de complication que sont le risque grave pour la santé de la femme, le viol, etc. (Le contrôle strict est le niveau le plus rigoureux de l’analyse de la Cour suprême qui détermine si un intérêt impérieux de l’État l’emporte sur un droit personnel fondamental).
[15] Casey.
[16] Un des premiers partisans du droit à l’avortement estimait que même si « dans certains cas » il était manifestement le « bon choix », « l’avortement est un mal », tandis qu’un autre s’opposait à « l’avortement sur demande » non réglementé, car « il développe dans la profession médicale et chez les laïcs un manque de respect pour la vie ». Garrow, Liberty and Sexuality, pp. 273, 305.
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