Simon Jolin-Barrette >
Madame le Secrétaire perpétuel,
Monsieur le Chancelier de l’Institut de France,
Chers membres de l’Académie,
Distingués invités,
C’est pour moi un immense honneur d’être ici, parmi vous, pour faire entendre la voix du Québec, dans cette langue que nous avons en partage depuis cinq siècles.
C’est avec émotion que je prends la parole, un 23 juin, veille de notre fête nationale, tandis que le drapeau du Québec est déployé à l’entrée de l’Institut de France.
C’est un grand jour.
Un grand jour pour tous ceux qui, au fil des ans, ont travaillé à nous unir, à travers une même cause : l’immortalité de la langue française. C’est un grand jour pour l’amitié France-Québec et pour tous ceux qui, chez nous comme chez vous, croient en l’exemplarité de l’État, et au rôle qu’il est appelé à jouer dans la défense de la langue française.
[…]
Une pensée spéciale également pour nos amis acadiens et franco-canadiens. Le combat de nos frères et sœurs de l’Acadie et du Canada mérite tout notre respect. Parfois séparés par l’histoire, nous l’avons été surtout par la géographie.
Nous sommes toutefois unis sur l’essentiel : la défense de la langue française.
Si je suis ici aujourd’hui, c’est pour partager avec l’Académie notre devoir de vigilance à l’égard de la langue française.
Mais c’est aussi pour porter haut et fort le témoignage et le projet de toute une nation.
Loin de représenter un objet du passé, la langue française a été le moteur de notre renaissance, l’indispensable instrument de notre émancipation. Grâce à elle, « la nation qui n’allait pas de soi », pour user de la belle formule d’un jeune penseur de chez nous, a déjoué tous les calculs de l’Histoire.
[…]
Si le Québec s’est doté d’un ministère de la Langue française, s’il s’est doté de législations linguistiques novatrices, c’est en raison d’une longue histoire, empreinte de combativité et de résilience.
La France est ce vieux pays, dans un vieux continent au riche passé, pour paraphraser les mots célèbres jadis prononcés à l’ONU.
Le Québec est un jeune État, une nation fondée sur les espoirs légitimes d’un nouveau monde.
Nous sommes différents, et nous sommes complémentaires.
Nous avons un destin commun.
C’est encore plus vrai au regard de l’Histoire.
C’est un fait trop peu souvent remarqué, mais la naissance de nos deux nations autour du socle de la langue française se produit au même moment.
L’histoire du Québec débute avec François 1er, qui envoie Jacques Cartier au Canada en 1534, tout juste avant l’ordonnance de Villers-Cotterêts en 1539.
Ce grand humaniste de la Renaissance, ce jeune roi protecteur des arts et des lettres, fait du français la langue du droit et de l’administration, à la place du latin.
C’est un acte fondateur.
Un acteur fondateur qui fait du français un liant politique. François 1er donne plus qu’un socle au pays : avec Villers Cotterêts, il lui donne un visage.
Une voix.
La voix de la France.
François 1er confirme le rôle que peut jouer l’État dans le destin d’une langue et le rôle que peut jouer la langue dans le destin d’un État.
[…]
Joachim du Bellay écrit sa Défense et illustration de la langue française en 1549, dix ans après Villers-Cotterêts, en même temps que les poètes de la Pléiade cherchent à faire du français la langue de référence.
Plus tard, durant les Lumières, au XVIIIe siècle, toute l’élite de l’Europe parlera ou voudra parler français.
Mais le français fut également la langue du peuple, s’étant enrichi au fil du temps de ses nombreux accents et terroirs.
Nous en sommes tous, en cette salle, les héritiers, quels que soient notre origine ou notre nom de famille.
Si Villers-Cotterêts coïncide avec la découverte du Canada, la création de l’Académie française coïncide, elle, avec la fondation de la Nouvelle-France.
Alors que cette académie est fondée par la société la plus remarquable qui soit, des gens d’origine modeste traversent l’Atlantique avec pour tout bagage leur métier, leurs traditions, leur langue et leur courage.
Ils s’en vont commettre une magnifique folie : créer une bulle de France, à l’autre bout du monde, au nord d’un continent inconnu.
C’est un grand sujet de fierté : l’Amérique fut déjà française. Jack Kerouac, grand écrivain américain du XXe siècle, dont les origines québécoises doivent être rappelées, disait qu’il rêvait et pleurait souvent en français.
Une figure se détache au début de notre histoire. Une impressionnante statue lui rend hommage, à Québec, face au fleuve Saint-Laurent.
Il s’agit de Samuel de Champlain.
[…]
Il fonde, dans cet esprit, l’Acadie en 1604 et Québec en 1608.
Le climat est hostile, les conditions de vie très rudes, et les paysages, presque trop vertigineux pour l’être humain. Mais Champlain est déterminé et voit grand.
Les premiers colons sont des gens étonnants, vigoureux, ingénieux, qui savent mettre à profit les ressources de la nature et bâtir pour l’avenir. Ils s’appellent Aubry, Gosselin, Robitaille, Poirier.
Leur patronyme fleure bon la simplicité de l’artisan et la bravoure du peuple de France.
Mon ancêtre, Jean Jolin, débarque à l’île d’Orléans, autour de 1681. Il est meunier. Il épouse Marie Boileau, qui a rejoint le pays des années plus tôt.
Ces femmes courageuses, qu’on appelle « Les Filles du Roy », sont sous la tutelle de Louis le Grand. Elles deviennent les mères de la Nouvelle-France, les mères du Québec. La population connaît rapidement une forte natalité. De nouveaux villages apparaissent sur les rives du fleuve Saint-Laurent.
Lorsque l’intendant Talon débarque en 1665, toutes les conditions pour la naissance d’une nouvelle nation sont réunies. De quelques arpents de neige, comme disait Voltaire, est né un peuple audacieux.
Les hommes du pays s’appellent alors Canadiens. Ils s’appelleront par la suite Canadiens français, au XIXe siècle, puis Québécois à partir du milieu du XXe.
Cette Nouvelle-France, c’est la nôtre.
Mais si je suis ici, c’est pour vous dire qu’elle est également la vôtre. Elle est le fruit d’une poussée de vie extraordinaire, qui nous est parvenue de votre pays, il y a de cela plusieurs siècles.
Une poussée de vie qui a traversé l’océan, qui a défriché la forêt et a triomphé de l’hiver, et qui revient aujourd’hui pour vous inviter à une nouvelle aventure.
Lors de la Conquête de 1760, nous n’étions que 70 000, dispersés sur le long des rives de notre majestueux fleuve. Nous étions seuls au monde. Une société décapitée de son élite. Notre bourgeoisie était retournée en France.
Tout indiquait que, en vertu de la loi du nombre, nous devions bientôt disparaître. La Proclamation royale de 1763 par l’Angleterre visait d’ailleurs explicitement notre assimilation.
Mais ce n’est pas ce qui s’est produit.
Tenus à l’écart du pouvoir, les Canadiens se sont réfugiés dans l’agriculture, puis dans « la revanche des berceaux », explosion démographique qui leur a permis de maintenir une présence et d’opposer une résistance au projet d’assimilation.
Nous avons obtenu à l’arraché, en 1774, le droit civil français et la liberté de religion, puis l’Assemblée législative en 1791, dont nous nous sommes servis pour préserver notre culture et défendre notre identité.
[…]
Lors de la Conquête, nous étions une poignée, menacés de disparaître. Un siècle plus tard, nous étions 1 million.
Ce peuple qu’on disait condamné par l’Histoire a non seulement survécu, il a redressé l’échine et agrandi le cadre de sa géographie, en partant à la conquête de l’arrière-pays.
Il voulait, pour reprendre les mots si justes de Pierre Emmanuel, qui inspireraient plus tard notre politique culturelle, préserver « les formes de son avenir ».
Mais l’absence de leviers économiques et, plus encore, de pouvoir politique a fini par faire son œuvre.
Notre culture et notre langue s’étiolaient.
Un prolétariat vulnérable est né, dont la langue contaminée a eu tôt fait de basculer dans le franglais.
Dans les années 1950, les Canadiens français vivaient dans des villes où l’affichage commercial était souvent en anglais.
Déjà, un siècle auparavant, lors de sa visite au Bas-Canada, Tocqueville avait pu le constater alors qu’il s’étonnait, et je cite, de « voir dans le Canada un million de Français braves, intelligents, faits pour former un jour une grande nation française en Amérique, qui vivent en quelque sorte en étrangers dans leur pays ».
À Montréal, Sherbrooke, Shawinigan, Québec et Chicoutimi, l’anglais était omniprésent, et pour cause.
L’oligarchie anglophone, héritière du pouvoir britannique, imposait sa langue et son imaginaire.
Le Canada français était l’un des très rares endroits dans le monde où la langue française était signe d’infériorité sociale.
Il n’était pas rare que les Canadiens français se fassent répondre par le maître anglais, avec une grande violence :
« Speak white! »
Notre peuple a vécu la tragédie de la dépossession.
Il a fait l’expérience de la promiscuité avec la mort, et pourtant, jamais il ne s’est départi de son espérance.
Jamais il n’a renoncé à un retour à la vie et à la fierté.
C’est sous le signe d’une improbable renaissance, guidée par un réel désir de normalité et de dignité, que s’est faite la Révolution tranquille. Nous étions désormais 5 millions.
Les Québécois se sont alors rassemblés sous un même slogan :
« Maîtres chez nous ».
Dans notre bouche, cela voulait essentiellement dire :
« Nous ne voulons plus être des citoyens de seconde zone ».
« Nous voulons le respect et la dignité ».
« Nous voulons redevenir les acteurs de notre propre histoire ».
Ce slogan venait avec un deuxième, tout aussi important :
« Québec français ».
C’est dans un désir profond de redonner à la langue française la place qui lui revient que les Québécois ont trouvé l’énergie de se doter d’un État national.
[…]
Notre accent était celui de l’ancien régime.
La romancière acadienne, Antonine Maillet, promue l’an dernier par le président de la République au grade de commandeur de la Légion d’honneur, se plaisait à dire qu’elle était venue redonner à la France la langue de Rabelais.
Notre drapeau fleurdelysé n’est-il pas un rappel de cette origine?
L’ordonnance de Villers-Cotterêts et la Coutume de Paris constituent le creuset dans lequel se sont épanouis nos premiers habitants, venus créer avec leurs propres traditions régionales une nouvelle nation.
Or, ce n’est qu’en 1977, avec l’adoption de la Charte de la langue française, communément appelée loi 101, que la langue française devint enfin sans ambages le socle politique de la nation québécoise.
Le père de la Charte, Camille Laurin, y voyait un geste fondateur : « La langue, disait-il, est le fondement même d’un peuple, ce par quoi il se reconnaît et il est reconnu, qui s’enracine dans son être et lui permet d’exprimer son identité ».
Sans son caractère français, l’État québécois aurait été dénué de sens : il aurait été une technocratie sans âme.
Inversement, Laurin l’avait bien compris, sans le soutien résolu de notre État, la langue française se serait bientôt folklorisée.
Des siècles plus tard, la grande leçon de François 1er continuait de s’appliquer, dans notre coin d’Amérique.
La loi 101 est notre Villers-Cotterêts.
La Charte de la langue française avait pour objectif de faire du français la langue de l’État aussi bien que la langue du travail, de l’enseignement, des communications, du commerce et des affaires.
Elle était le contrepoids dont nous avions longtemps rêvé pour faire face à la concurrence de l’anglais. C’était une réponse forte, parce que globale, qui touchait à tous les domaines de la société.
[…]
Quarante-cinq ans plus tard, après une illusion de stabilité, de nouveaux périls guettent la langue française.
L’anglais est devenu la lingua franca. Jadis la langue de la puissante minorité coloniale, elle est devenue la langue de la mondialisation.
Le projet de la Charte de la langue française bute, depuis son adoption, sur le cadre constitutionnel de la fédération canadienne, que je propose ici de rebaptiser, non sans humour, le Bouclier canadien.
La Loi constitutionnelle de 1982 nie l’existence même de la nation québécoise. Cette constitution, imposée au Québec par les autorités fédérales malgré son opposition formelle, aura servi à invalider plusieurs dispositions clés de la loi 101, l’empêchant ainsi de remplir les objectifs fixés.
C’est pourquoi le sociologue Fernand Dumont nous incitait à la prudence, quand il disait que la loi 101 offrait des « remparts fragiles ». Force est de constater que ces remparts ne suffisent plus; il nous fallait donc agir.
D’où l’intérêt et l’importance de la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français, aussi appelée loi 96, que j’ai eu l’honneur de piloter et que notre Assemblée nationale a adoptée il y a tout près d’un mois. Fait majeur, elle inscrit en toutes lettres dans la Constitution que les Québécoises et les Québécois forment une nation, et que notre seule langue officielle et commune est le français.
Comme le disait déjà Talleyrand, alors acteur essentiel du Congrès de Vienne : « si cela va sans dire, cela ira encore mieux en le disant ». La différence n’est pas ici de pure forme, elle promet des conséquences positives pour le Québec et la langue française.
Grâce à un geste d’audace, le Québec a pu hisser, par lui-même, ses caractéristiques existentielles aux côtés des autres dispositions constitutionnelles, de sorte que la spécificité de la nation québécoise ne pourra plus être occultée.
Dans un cadre fédéral où les droits individuels sont devenus quasi absolus, ce geste en faveur des droits collectifs de notre nation constitue un contrepoids déterminant. Il laisse entrevoir pour le Québec ce que vous appelez en contexte européen une « marge d’appréciation nationale ».
Il faut comprendre qu’il s’agit d’une réelle victoire. La modification des textes constitutionnels relève pour ainsi dire de l’exploit au Canada. Dans le même sillage, la loi 96 renforce et actualise en profondeur la Charte de la langue française.
La Charte fait du français, en conformité avec son statut de langue officielle, la langue de l’Administration publique.
Pourtant, on constate depuis des années au sein de l’État québécois une propension périlleuse au bilinguisme systématique, que d’aucuns qualifient désormais d’institutionnel.
Une personne peut obtenir, sur demande, des services publics en français ou en anglais, exactement à la manière d’un libre-service dans une entreprise.
La chercheuse Pascale Casanova, qui a étudié l’histoire des langues d’un point de vue politique, voyait dans le bilinguisme collectif un péril inexorable. Pour elle, il s’agissait « d’une première étape avant l’élimination de la langue dominée ».
Pour contrer ce phénomène préoccupant, il nous faut réhabiliter au plus tôt l’exemplarité de l’État. Nous avons le devoir de nous poser en acteur cohérent.
La loi 96 exigera des organismes de l’Administration qu’ils communiquent exclusivement dans la langue officielle et commune de notre nation avec les personnes physiques et morales, sauf pour certaines exceptions définies.
L’État assumera pleinement son rôle de protecteur et de promoteur de notre langue officielle. Dans les ministères, les organismes gouvernementaux et les municipalités, le français doit redevenir la langue de référence.
La loi 96 renforce également le statut du français en matière de législation et de justice. Il revient à l’État du Québec d’occuper l’espace dans tous ses champs de compétence, en y faisant respecter sa personnalité distinctive.
La création du ministère de la Langue française et d’un poste de commissaire indépendant répondra pour sa part à un devoir de vigilance permanent. L’État québécois ne doit plus jamais manquer à son devoir à l’égard du français.
L’exemplarité de l’État est fondamentale, parce qu’elle dicte la référence commune. Quel message envoie l’État, lorsqu’il suggère que le français est optionnel?
Quel message envoyons-nous aux citoyens, ainsi qu’à ceux qui viennent nous rejoindre?
[…]
Bien que notre projet soit contrecarré par le multiculturalisme canadien, qui trouve un équivalent dans ce que vous appelez le communautarisme et qui combat les prétentions du Québec à se constituer en nation distincte, la langue française doit devenir réellement la langue d’usage de tous les Québécois.
Depuis 1977, les enfants issus de l’immigration sont obligés par la loi de fréquenter l’école primaire et secondaire en français, comme les jeunes francophones.
Mais si cette mesure a permis aux nouveaux arrivants d’acquérir une connaissance de la langue officielle, elle ne suffit pas à freiner le mouvement en faveur de l’anglais que nous observons depuis plusieurs années.
Sitôt leur diplôme obtenu de l’école secondaire, l’équivalent relatif de votre lycée, une proportion alarmante d’étudiants, notamment ceux dont la langue maternelle n’est ni l’anglais ni le français, se précipitent dans le réseau anglophone pour poursuivre leurs études.
C’est un échec sur le plan de l’intégration.
L’éducation en anglais détermine, pour plusieurs, leur choix de gagner et de faire leur vie dans cette langue.
Les conséquences sur notre société sont immenses.
[…]
Nous devons agir en conséquence.
Ainsi, la loi 96 fera de la maîtrise de la langue française une condition de diplomation dans les établissements anglophones. Elle viendra par ailleurs encadrer la croissance de l’enseignement en anglais, en contingentant le nombre d’étudiants. L’objectif est de garantir la primauté du réseau collégial francophone afin que le français soit et demeure la langue normale des études supérieures.
[…]
L’apprentissage des langues étrangères est une source de grande joie. Les Québécois sont les plus bilingues de la fédération canadienne.
Mais c’est la responsabilité de l’État d’assurer la cohésion de la nation autour de la langue française, et d’encourager la préservation d’un monde commun.
Nous aurions tort de voir dans le mouvement massif vers l’anglais un phénomène anodin. On nous le présente comme une ouverture sur le monde, en balayant du revers de la main toutes les objections.
Le choix massif de l’anglais n’est pas à l’abri de la critique. A fortiori quand il s’agit moins de la langue de Shakespeare que de celle de la Silicon Valley.
Ce qu’on présente comme une ouverture sur le monde masque trop souvent l’acculturation, qui vient avec une importante perte de mémoire et d’identité.
Partager l’aventure d’une nation, se reconnaître dans une histoire longue, regarder au-delà de son intérêt individuel propre agrandissent au contraire notre existence.
Nous entendons utiliser pleinement notre souveraineté parlementaire pour défendre, outre la langue française, tout ce qui relève de notre destin national. Le Parlement du Québec doit avoir le dernier mot sur les déterminants fondamentaux de son existence.
Le Québec construit son État morceau par morceau, depuis 1791, soit bien avant que ne fût créée la fédération canadienne.
La loi 96 sur la langue française ne vient pas seule, elle a été adoptée après la loi 21 sur la laïcité, que j’ai également eu l’honneur de piloter, toujours dans la même idée de renforcer l’autonomie et la personnalité de l’État du Québec.
Dans son invitation, Madame le Secrétaire perpétuel m’a fait part de son désir d’aborder le problème de l’anglicisation de la langue française, qui touche désormais de larges pans de votre pays.
C’est un problème que nous, Québécois, connaissons.
La loi 101 et la loi 96 sont des réponses légitimes et pertinentes. Mais c’est la société tout entière qui doit faire preuve de vigilance face à l’anglicisation.
En Amérique du Nord, disait René Lévesque avec beaucoup d’humour et un brin de malice, nous sommes comme un village gaulois entouré de « néo-Romains ».
Avec la mondialisation, cette réalité qui est la nôtre semble être devenue celle de tous.
Pour paraphraser votre collègue Alain Finkielkraut, dans L’Ingratitude, livre écrit avec le Québécois Antoine Robitaille : dans ce monde où nous sommes entrés, « il n’y a plus que de petites nations et de fragiles héritages. Nous sommes tous des Québécois. Nous sommes tous dans le même bateau ».
Nous qui avons longtemps été isolés, parfois coupés du monde en Amérique, cette citation nous fait plaisir et nous touche, même si ce n’est pas sans tristesse.
Le rapport qu’a produit l’Académie, en février dernier, est clair et convaincant. Ce qui était anecdotique est devenu systématique; l’incursion de l’anglais s’étend à la syntaxe de la langue et s’impose même dans la parole portée par vos institutions.
En lisant votre rapport très documenté, j’ai eu l’étrange sentiment de me retrouver devant les mêmes combats que nous avons dû affronter par le passé, et que nous continuons de mener. La France rejoint le Québec.
La révolution numérique des GAFAM est un rouleau compresseur anglo-américain, qui bouscule l’écosystème de notre langue et de notre culture.
Elle favorise les grands ensembles et compromet l’équilibre de nos sociétés.
Rien ne serait plus naturel que la France, dans ce monde nouveau, se fasse le porte-parole de la diversité des cultures et de la dignité des nations.
[…]
Nous, Québécois, voyons en la France non seulement un pays ami, un allié à nul autre pareil, mais aussi une alternative positive à l’uniformisation de la mondialisation.
Après la Conquête et la Révolution française, il y a eu éloignement de nos deux nations au XIXe siècle.
[…]
Un premier ministre audacieux, Honoré Mercier, a toutefois échafaudé durant son mandat le début d’une politique internationale avec la France.
Il a fallu attendre la Révolution tranquille pour que les rapports entre le Québec et la France se rétablissent et prennent leur essor.
Sous l’influence du général de Gaulle, nous assisterons à d’émouvantes retrouvailles.
Lors de sa visite en 1967, le général longe dans une voiture décapotable le fleuve Saint-Laurent, de Québec à Montréal.
Il emprunte le chemin du Roy, dont la création remonte à la Nouvelle-France.
Il est accueilli par une foule animée d’une immense ferveur. C’est, à tout point de vue, un événement.
Partout sur sa route, il croise des gens du peuple, qui indiquent sur des pancartes la région de France de leurs ancêtres en guise de message de bienvenue.
C’est le début d’une très riche collaboration entre la France et le Québec.
Dans toutes les sphères de la vie collective, nous deviendrons, grâce au général et aux premiers ministres Jean Lesage et Daniel Johnson, des partenaires privilégiés.
Dans ses Mémoires, Georges-Émile Lapalme, ministre des Affaires culturelles, évoque la teneur de sa rencontre avec son vis-à-vis, André Malraux, qui mènerait à la création de ce qui deviendra la Délégation générale du Québec à Paris.
Il le cite de mémoire : « À l’instant où nous sommes, aurait dit Malraux, il est inutile de se leurrer avec des faits qui n’existent pas. La vérité c’est que nous vous avons totalement oubliés. Aujourd’hui il se trouve qu’un homme de génie, le général de Gaulle, vient d’entrevoir une réalité et un potentiel. Partons de là. »
Des mots forts, qui rendent justice à l’action visionnaire du général.
De son propre aveu, le général avait voulu payer une dette historique, celle laissée par Louis XV. Il voulait renouer le fil de l’Histoire.
Cet appui fraternel de la France a été, pour nous, d’une grande importance.
[…]
Je n’ignore pas le défaitisme qui règne à notre époque.
L’Histoire, dit-on, serait écrite à l’avance, et il serait inutile de résister au Léviathan anglo-américain.
Cette fausse prophétie a été démentie mille fois. Le Québécois en moi peut le dire avec fierté et assurance : il est possible de déjouer l’Histoire.
Le pays de Jeanne d’Arc, de Philippe Auguste, de Valmy, de la bataille de la Marne et de la Résistance le sait tout aussi bien que nous.
Quand la diversité des cultures devient tout aussi menacée que la diversité de la faune et de la flore, défendre la langue française n’a rien de folklorique.
Au contraire, défendre la langue française, c’est défendre l’avenir. Et surtout, c’est défendre l’intégrité de ce monde, la beauté de ce monde, la diversité de ce monde!
Plus de quatre siècles après la fondation de Québec.
Deux siècles et demi après l’abandon de Louis XV.
Cinquante ans après la visite du général, la magnifique folie des débuts s’est transformée, pour des millions d’entre nous, en une magnifique raison de vivre.
Elle a donné naissance à un peuple fier de son identité, déterminé à contribuer au monde par son destin américain et par son appartenance à la francophonie.
Nous participons maintenant pleinement à l’économie nord-américaine, où notre différence est un atout et notre identité, une force.
Cette modernité du Québec, cette facilité d’accès qu’il permet au dynamisme de l’Amérique, ne sont pas incompatibles avec une conscience forte de son identité et de la précarité de la langue française.
Récemment, des articles diffamatoires contre le Québec ont été publiés avec trop de complaisance dans des journaux américains et canadiens-anglais.
Des auteurs peu rigoureux y dépeignent notre combat sous l’angle le plus dénigrant et le plus insultant, en tentant de le faire passer pour un combat d’arrière-garde, une forme d’autoritarisme.
Notre combat pour la langue française est juste, c’est un combat universel, celui d’une nation qui a résisté pacifiquement à la volonté de puissance des plus forts.
Au pays des écrivains, qui est depuis François 1er le royaume de la langue française, la loi du plus fort et le langage des chiffres n’auront jamais le dernier mot.
Il restera toujours de la place pour ce que Romain Gary appelait « la marge humaine », soit l’espace de liberté dont les personnes aussi bien que les nations ont besoin pour se réaliser dans la dignité et la justice.
[…]
Dans ce temple de la langue française, dans ce « lieu de mémoire », c’est un descendant de Jean Jolin, un modeste meunier, qui se tient devant vous. Je n’ai ni votre plume ni votre épée.
Mais c’est inspiré par toute la fougue du peuple québécois que je prends la parole, en ces murs.
Le Québec vous tend la main. Il vous convie à une union des forces entre nos deux nations, basée sur la certitude que le français n’est pas une cause du passé, mais un ferment d’avenir. Un moteur de résistance et de renaissance.
[…]
Au travers d’une alliance renouvelée, nous pourrons faire triompher l’espérance d’un monde riche de ses divers enracinements. Nous pourrons transcender nos fragilités respectives.
Cette convergence de vue, cette union des forces donnera, je l’espère, une impulsion à la langue française, qui permettra à nos deux nations de continuer d’y puiser leur grandeur et leur fierté.
Vive le Québec,
vive la France, et surtout
vive la langue française!
À l’immortalité!
Merci!
>>> Lire le discours complet de Simon Jolin-Barrette sur le site de l’Académie française
Pour en savoir plus :
Communication de M. Simon JOLIN-BARRETTE – YouTube
Les premières croix du Canada | Histoire Sainte du Canada
Le Déclin de l’empire américain (« Le nombre, le nombre et le nombre ») – Vidéo Dailymotion
Le Chemin du Roy – Le Général de Gaulle au Québec en 1967 – YouTube
Source: Lire l'article complet de Horizon Québec Actuel