Madawi Ar Rachid et Moujtahed, les deux vrais visages du journalisme critique saoudien.
Ils sont deux. Deux saoudiens. Une femme et un homme, qui affolent les cercles dirigeants pétro monarchiques et ravissent la multitude de leur lecteurs.
Dans une inversion des rôles sans doute involontaire, la femme, dévoilée, assume une présence continue et publique sur trois continents (Europe, Amérique et Monde arabe), forte de son prestige universitaire considérable. L’homme, anonyme voire clandestin, est réputé pour ses gazouillis ravageurs de précision.
Madawi Al-Rasheed et Moujtahed constituent les deux vrais visages du journalisme critique saoudien. L’honneur d’une corporation vouée à la reptation sous l’effet lubrificateur du roi dollar….et de la contrainte et de la résignation
L’universitaire est professeure d’anthropologie sociale au département de théologie et de sciences religieuses du King’s College de Londres, depuis 1994, soit un quart de siècle.
Petite-fille de Mohamad Ben Talal Al Rachid, le dernier Émir de Haïl, la famille rivale d’Al Saoud, elle est parente du milliardaire saoudien Nasser Ar Rasheed, ancien époux de l’extravagante Mouna Ayoub.
Chroniqueuse du journal trans arabe Al Qods Al Arabi, elle est une des meilleures spécialistes du débat politico-religieux en Arabie saoudite, de la péninsule arabique, de la migration arabe, ainsi que sur le trans nationalisme religieux. En 2013 elle est citée parmi la liste 100 Women de la BBC, récompensant les 100 femmes les plus “inspirantes” de l’année.
Si la vie de Madawi Ar Rachid relève du domaine public, ses déplacements annoncés à l’avance, ses activités programmées, celle de son confère anonyme sont, en revanche, non clandestines, mais ultra secrètes.
Moujtahed, le plus célèbre gazouilleur anonyme du Monde arabe
L’homme défraie la chronique. Il intrigue la classe politique et met à vif les nerfs des services de sécurité saoudiens. Il a même ringardisé la presse internationale par ses révélations fracassantes sur l’attaque d’un convoi diplomatique saoudien à Paris, le 18 Août 2014, une première dans les annales diplomatiques des grandes capitales occidentales.
Ses manifestations sont attendues, avec curiosité, amusement ou crainte, selon la teneur de ses révélations qu’il distille au compte-goutte; comme pour faire durer le suspense ou le supplice; comme pour maintenir la menace, épée de Damoclès permanente suspendue sur la tête des contrevenants grands ou petits de ce royaume permissif à l’excès pour les puissants mais hermétique.
Corbeau ou justicier? Délateur ou garde-fou? Moralisateur de la vie publique ou chef d’orchestre clandestin de l’agitation sociale? Fou joyeux ou dangereux subversif?
Émule de «gorge profonde», à l’origine du scandale du Watergate qui ternit la présidence américaine de Richard Nixon, dans la décennie 1970, son nom d’auteur constitue tout un programme.
«Al-Moujtahed» est, au choix, l’appliqué ou le jurisconsulte, ou une combinaison des deux, un jurisconsulte appliqué comme pour signifier sa détermination à traquer les mauvaises herbes du Royaume.
«Al Moujtahed» est à l’origine de certaines des grandes révélations de l’histoire récente de l’Arabie. De l’éviction du prince hériter Mohamad ben Nayef au profit de son cousin Mohamad Ben Salman, le propre fils du Roi Salmane, à l’asile politique à Londres de la sœur de Walid Ben Talal, Sarah Bint Talal, une première d’une princesse de sang dans les annales du Royaume, à la rocambolesque édification du somptueux palais du Prince Abdel Aziz Ben Fahd, fils du l’ancien roi Fahd d’Arabie, à la prépondérance dans la gestion des affaires du Royaume de Khaled Al Toueidjiri, le secrétaire particulier du Roi octogénaire Abdallah. Sous cape se murmuraient des faits de corruption et de passe-droit. Moujtahed les reproduisait textuellement, officialisant en somme les rumeurs en les authentifiant.
Ci-joint les principales révélations de Moujtahed sur les relations secrètes saoudo israéliennes depuis la décennie 1980, notamment le rôle du journal As Charq Al Awsat dans la levée des fonds au profit des «Arabes afghans».
- https://www.madaniya.info/2015/06/02/les-gazouillis-de-moujtahed-sous-le-regne-d-abdallah-1-2/
- https://www.madaniya.info/2015/06/06/les-gazouillis-de-moujtahed-sous-le-regne-de-salmane-2-2/
- https://www.madaniya.info/2016/03/08/salmane-israel-2-3-moujtahed-acte-3/
- https://www.madaniya.info/2016/03/20/du-kidnapping-comme-mode-de-suppression-de-toute-contestation/
Les spéculations sur son identité. Le «Julian Assange Saoudien».
Les spéculations vont bon train quant à son identité au point que certains le soupçonne d’être un membre dissident de la famille royale saoudienne; mieux qu’il soit en fait un service de l’état qui s’abrite derrière un compte anonyme.
Moujtahed a adhéré à Twitter, en 2011, à l’orée de la séquence dite du «printemps arabe» Il dispose en outre d’un compte sur Telegram et revendique deux millions d’adhérents «followers». Le gazouilleur rédige ses textes en arabes, davantage soucieux d’informer son auditoire arabophone sur les turpitudes du régime saoudien que de glaner la notoriété par l’usage de l’anglais, la langue de communication internationale par excellence. Il s’est distingué dans les fuites concernant la famille royale et les cercles du pouvoir saoudien au point que que certains le qualifient de «Julian Assange saoudien», par référence à l’auteur australien des révélations Wikileaks sur les tortuosités de la diplomatie américaine.
Moujtahed représente un phénomène unique dans le Monde arabe, objet d’une attention méticuleuse des médias et des activistes des réseaux sociaux. Ses révélations sont immédiatement répercutées à l’opinion publique et donnent lieu à des débats au sein des forums médiatiques. Sa ponctualité et sa fiabilité constituent les deux facteurs majeurs de sa crédibilité en ce qu’il annonce des révélations et tient ses engagements à la date fixée.
Un membre de la famille royale? Un service de l’état saoudien? Saad al Faqih? Mohamad Al Massary? Le Qatar?
Moujtahed: membre dissident de la famille royale? Plaide en ce sens la nature extrêmement précise de ces informations et leur caractère sensible.
D‘autres ont pointé du doigt Saad Al Faqih, président du «Mouvement islamique de la réforme». Ar Rai Al Yom, le journal de l’influent éditorialiste arabe, Abdel Bari Atwane, a lui aussi avancé le nom du Dr Saad Al Faqih. Ancien professeur de chirurgie à la Faculté de médecine de l’Université du Roi Saoud à Ryad et consultant chirurgical à l’hôpital du Roi Khaled, dans la décennie 1990, il vit en exil à Londres et dispose d’un compte twitter crédité de 1,6 millions de followers. http://www.raialyoum.com/?p=138997
Le nom de Mohamad Al Massary, célèbre opposant saoudien, lui aussi exilé à Londres, a été mentionné. Mais M. Al Massary a décliné cette responsabilité, assurant à son tour que Moujtahed n’est autre que Saad Al Faqih.
D’autres ont évoqué la possibilité que le gazouilleur ne soit en fait qu’un service de l’état saoudien, voire même le Qatar, à tout le moins une personnalité proche de cette principauté, seul état au monde avec le royaume saoudien à se réclamer du wahhabisme. Le Qatar a d’ailleurs fait l’objet d’un blocus de trois ans de la part des trois pétromonarchies du Golfe (Arabie saoudite, Émirats Arabes Unis et Bahreïn) ainsi que de l’Égypte, en raison de son soutien à la confrérie des Frères musulmans.
Pour aller plus loin sur cette affaire, cf ce lien https://www.madaniya.info/2017/06/08/arabie-saoudite-qatar-guerre-freres-ennemis-wahhabisme-guerre-de-defausse/
La question lancinante qui se pose est de savoir de quels moyens dispose Moujtahed pour avoir accès à des informations aussi précises sur des sujets aussi sensibles concernant les coulisses du palais royal saoudien. Des moyens qui outre passent visiblement les capacités d’un seul homme.
Moujtahed mentionne, laconiquement, des sources qui l’alimentent en informations, sans autre précision.
Le digitaliste a réussi à préserver son anonymat, verrouillant son compte de toute intrusion. Prudent, il a veillé à ne donner la moindre indication qui pourraient révéler l’identité du détenteur du compte.
Dans un message Moujtahed assure que «la dynastie Al Saoud traite le royaume comme s’il était sa propriété personnelle, considérant ses ressources, son identité, son histoire, sa culture, comme son bien propre, sans la moindre préoccupation concernant sa prospérité future. Cette monopolisation des ressources considérables du pays est à l’origine du chômage, de la pauvreté, de la criminalité, et du délitement du tissu social qui sévit dans le royaume, quand bien même le Royaume dispose de ressources considérables».
Un Média de substitution pour contourner l’hermétisme du Royaume.
«Reporters Sans Frontières» a inscrit le prince hériter saoudien, Mohamad Ben Salmane, sur la liste des «Prédateurs de la Presse», dans son édition 2020, au même titre que le président turc Erdogan, l’Emir de Bahreïn Al Khalifa et ou le brésilien Bolsanaro. Quatre de grands alliés de l’Occident.
Dans cette perspective, le succès de Moujtahed répond au souci de la population d’accéder à la vraie information, loin de la propagande déversée quotidiennement par les médias officiels.
La télévision de même que la presse écrite sont ainsi délaissées au profit des médias sociaux. Les médias saoudiens sont sous l’emprise totale du pouvoir. Moujtahed fait l’objet d’un engouement à la mesure des besoins de vérité de population en ce qu’il brise les codes et les tabous dans un royaume où l’hermétisme est érigé en règle de gouvernement.
Le besoin de médias de substitution se fait aussi sentir de manière identique dans les pays dits démocratiques.
Le succès de Wikileaks s’explique par le fait que ce média alternatif a révélé les manipulations de l’information, par des documents officiels (des câbles diplomatiques) brisant le monopole du discours dominant occidental, en dénonçant leurs média-mensonges.
Moujtahed fait office de soupape de sûreté par la respiration qu’il instille à tous ceux qui étouffent sous le joug de la censure pétro monarchique.
Jamal Khashoggi et Ghanem Ad Doussoury.
Trois autres journalistes saoudiens ont accédé à la notoriété, mais pour des raisons différentes que celles invoquées pour les deux prestigieuses références journalistiques saoudiennes, la femme visible Madawi Ar Rachid et l’homme invisible Moujtahed.
A – Jamal Khashoggi
Jamal Khashoggi est passé à la postérité non pas tant pour son inlassable combat pour la liberté d’expression, mais en raison des circonstances hideuses qui ont présidé à son épouvantable mise à mort par une escouade de tueurs à la solde du prince héritier de la dynastie wahhabite Mohamad Ben Salman.
Avant de bonifier son image en tant que chroniqueur du Washington Post, Jamal Khashoggi était un compagnon de route des «arabes afghans», leur interface auprès du Prince Turki Ben Faysal, le chef des services de renseignements saoudiens, dont il était son porteur de valises, pour le règlement des soldes des membres d’Al Qaida d’Oussama Ben Laden. A ce titre, il était non seulement chargé de les rétribuer, mais également de les ficher pour alimenter la banque de données des terroristes islamistes pour le compte des services saoudiens. Un sale boulot à tous égards.
C’est d’ailleurs le prince Turki Ben Faysal, son supérieur hiérarchique de l’époque afghane, qui a mené les négociations avec la famille du journaliste pour la dédommager de l’équarrissage de leur père.
B- Ghanem Ad Doussoury: L’Arabie saoudite identique à la Corée du Nord sous MBS
Sollicité par le Washington Post pour succéder à Jamal Khashoggi dans la fonction de chroniqueur du journal américain, Ghanem Ad Dassoury, prudent, a décliné l’offre soucieux de ne pas connaître un sort identique à celui de son illustre prédécesseur, tant il est vrai que la mise à mort hideuse du journaliste opposant a eu une valeur dissuasive sur ses confrères saoudiens qui pourraient être tentés par une quête de notoriété auprès de la presse occidentale.
Ghanem Ad Doussoury a motivé son refus par le fait que «L’Arabie saoudite est devenue un pays identique à la Corée du Nord sous le règne du prince héritier Mohamad Ben Salmane».
Très connu dans le Monde arabe, le digitaliste arabe est peu connu en Occident. L’offre du journal américain lui paraissait une belle opportunité d’élargir et son audience et sa notoriété. Mais, prudent, il a relevé que la proposition américaine lui est parvenue la semaine même où le compte de Jeff Bezos, le propriétaire du Washington Post, a été piraté; une opération dont la rumeur publique rendait responsable le prince héritier saoudien.
A la mi-octobre 2018, dans la foulée de l’assassinat du journal Jamal Khashoggi, le piratage du compte twitter de Jeff Bezos a coïncidé avec le piratage de ceux de Ghanem ad Doussoury et d’Omar Ben Abdel Aziz Al Zahrani, un autre opposant saoudien résidant au Canada.
Pressentant le piratage de son portable, Ghanem Ad Doussoury l’a envoyé pour expertise à une université canadienne, le même établissement qui avait démasqué le piratage du mobile de d’Omar Ben Abdel Aziz Al Zahrani. L’expertise a confirmé le piratage des deux portables des opposants saoudiens.
L’offre du Washington Post était alléchante en ce qu’elle lui permettait d’accéder à la célébrité et à la notoriété, mais il y a des choses qui t’incitent à «réfléchir plus sérieusement».
La prudence de Ghanem Ad Doussoury l’a maintenu en vie. Qui saurait le blâmer?
Pour le lectorat arabophone, le récit de la mésaventure de Ghanem Ad Doussoury, sur ce lien.
Saad Al Jabri apparaît ainsi comme «l’opposant saoudien le plus dangereux hors prison».
Contre toute attente, le Canada tend à devenir la nouvelle plate forme de l’opposition saoudienne avec la présence sur son sol de deux opposants saoudiens, très actifs dans l’expression à leur hostilité aux orientations du Royaume
Le premier, dejà précité, Omar Ben Abdallah Al Zahrani, anime un programme quotidien sur youtube, sur la situation en Arabie saoudite. L’audience de ce jeune opposant en fait un grand influenceur auprès de la jeunesse saoudienne.
Le second opposant constitue lui une véritable menace sur le prince héritier saoudien: Saad Al Jabri est en effet l’ancien directeur de cabinet de l’ancien prince héritier et ancien ministre de l’intérieur, le prince Mohamad Ben Nayef.
Successeur de son père au ministère de l’intérieur , un poste qu’il occupa pendant trente ans, à ses deux postes, Mohamad Ben Nayef est considéré comme «le saoudien préféré des Américains» en raison de la coopération manifestée par cette branche de la famille saoudienne avec les services de renseignements américains, particulièrement la CIA, dans le domaine de la lutte contr ele terrorisme. Et l’espionnage anti-arabe.
C’est d’ailleurs les services américains qui auraient alerté Saad Al Jabri de l’envoi par le prince héritier saoudien d’une escouade de 40 tueurs au Canada en vue de l’assassiner sur le modèle de l’ancien chroniquer du Washington Post, Jamal Khashoggi.
Saad Al Jabri a eu l’audace- l’outrecuidance?- de porter plainte devant la justice américaine contre MBS pour avoir envoyé cet escadron de la mort, baptisée pour la circonstance de «Brigade du Tigre».
Se référant aux confidences d’un ancien responsable des services américains, le Financial Times assure que les services américains ont une bonne mémoire et témoigne d’un vif intérêt à l’égard de leurs anciens collaborateurs étrangers, particulièrement envers le prince Mohamad Ben Nayef et Saad Al Jabri, «d’autant plus profonde que les deux anciens responsables saoudiens sont au courant de nombreuses opérations conjointes saoudo américaines dans le domaine du renseignement et qu’il est difficile pour les Américains de laisser leur homme (Saad Al Jabri) sans protection.
Saad Al Jabri apparaît ainsi comme «l’opposant saoudien le plus dangereux hors prison.
Pour le locuteur arabophone, ce lien à propos de l’opposition saoudienne au Canada
Le Canada, nouvelle plate forme de l’opposition saoudienne.
La présence de Saad Al Jabri et d’Omar Ben Abdel Aziz Zahrani au Canada tend à faire de ce pays la nouvelle plate-forme de l’opposition saoudienne en substitution à Londres et aux États Unis.
Face aux abus du pouvoir saoudien, le Canada a en effet été le premier pays occidental à briser le tabou de la règle d’or wahhabite «le mutisme contre l’argent».
Une équation qui pourrait se traduire par l’arrangement suivant: Fermer l’œil sur tous mes excès, en échange de commandes exorbitantes à l’effet d’impulser une dynamique aux économies occidentales souvent défaillantes et de lubrifier le train de vie de leurs décideurs avec leurs inhérentes rétro-commissions
Bravant les foudres saoudiennes devant les abus répétés de Riyad, notamment la capture de 150 princes de la famille royale et la démission forcée de son homme lige au Liban, le premier ministre Saad Hariri, le Canada a décidé de préconiser à l’égard du Royaume saoudien et des autres régimes autocratiques, une «diplomatie éthique»: Encourager la commercialisation du pétrole produit par des pays démocratiques au détriment du pétrole produit par des pays non démocratiques.
L’étincelle proviendra de Mme Chrystia Freeland, ministre des Affaires étrangères canadienne, qui s’inquiétera publiquement du sort de deux saoudiens, l’activiste Raef Al-Badawi, détenu depuis 2012 en raison de propos tenus critiques tenus sur son blog, et sa sœur Samar, également emprisonnée pour avoir pris sa défense de son frère blogueur.
René Naba
Source : Lire l'article complet par Mondialisation.ca
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