Là où on brûle les livres, on finit par brûler aussi les hommes [à la vérité, en Ukraine, on a commencé par brûler les hommes, à Odessa, dès le 2 mai 2014, NdT], comme l’écrivait le poète allemand Heinrich Heine. En 2022, après le cheikh Omar au VIIe siècle avec la bibliothèque d’Alexandrie, somme de la sagesse antique [que les Chrétiens avaient déjà brûlée en 391 sous l’empereur Théodose ! NdT], le ministère ukrainien de la Culture (???), en continuité d’idées avec les bûchers nazis en 1933, a ordonné la destruction de 100 millions d’exemplaires de livres. Ce sont des textes en langue russe, ou traduits du russe, langue maternelle (interdite) de millions d’Ukrainiens. Ce décret, voulu par Volodymir Zelensky, n’épargnera pas Alexandre Pouchkine, Léon Tolstoï, Fiodor Dostoïevski et, dans le domaine artistique, il chassera Vassili Kandinsky, novateur de la peinture au XXe siècle.
Nous ne savons pas si Gogol et Boulgakov, Ukrainiens qui écrivirent en russe, seront sauvés. C’est bien autre chose que la cancel culture ! Les dirigeants ukrainiens deviennent les promoteurs d’une attitude que Vittorio Sgarbi appelle « dé-pensante ». D’un autre côté, il y a peu à attendre d’un président, amuseur de profession, dont le cheval de bataille était un gag dans lequel il faisait semblant de jouer du piano avec son pénis.
A contre-courant de la diffusion d’une pénible russophobie, signe de régression éthique plus que d’ignorance, nous voulons réagir au bûcher de livres en rappelant une œuvre considérée comme mineure, mais non sans intérêt, de Léon Tolstoï, le grand romancier russe chrétien et visionnaire de Guerre et Paix, Résurrection, Anna Karénine, auteur de nouvelles de l’intensité de La mort d’Ivan Ilitch et La sonate à Kreutzer. En 1897, apparut Qu’est-ce que l’art ?, traité philosophique qui occupa Tolstoï pendant quinze ans, un long processus de réarmement spirituel, exprimé dans des œuvres comme Confession, Quelle est ma foi, ou Le règne de Dieu est en vous.
Pour Tolstoï, homme d’une très haute conscience morale, qui exerça une influence importante sur la Russie de son époque, l’éthique doit prévaloir sur l’esthétique et son idée de l’art est que la création doit correspondre à la conscience religieuse d’un peuple. La thèse de fond est que « l’art est un organe moral de la vie humaine, un moyen de perfectionnement pour l’humanité, mais seulement s’il est bon et véridique. »
Léon Tolstoï analyse les théories esthétiques d’un grand nombre d’auteurs, toutes centrées sur des concepts de beauté, vérité et bonté, soulignant que l’association de ces concepts est source de confusion. Le long chemin du moraliste chrétien le conduit à rejeter un concept classique, selon lequel la beauté est liée à la vérité ou à la bonté. « La beauté est seulement ce qui plaît et, par conséquent, la notion de beauté non seulement ne coïncide pas avec celle de bonté, mais elle en diffère plutôt ; car la bonté coïncide souvent avec une victoire sur nos passions, tandis que la beauté est à la racine de toutes les passions. La vérité n’a pas le moindre rapport avec la beauté, et elle est très souvent en contradiction avec elle – puisque la vérité produit généralement la déception et détruit l’illusion, qui est une des principales conditions de la beauté. »
Cette position le range aux côtés d’Aristote, pour qui l’art doit avoir une influence morale, et du fondateur de l’esthétique, Alexander G. Baumgarten. A l’opposé, on trouve la conviction d’idéalistes comme Johann J. Winkelmann, qui nie que l’art doive avoir une fin morale autre que la beauté, ou de Hegel pour qui « la beauté est l’expression sensible de la vérité. »
Tolstoï réfléchit sur la difficulté de reconnaître la vérité. « Je sais très bien que la majorité des hommes, même les plus intelligents, reconnaissent difficilement une vérité, même la plus simple et évidente, si cette vérité les contraint à considérer comme fausses des idées qu’ils ont eu beaucoup de peine à former, idées auxquelles ils s’accrochent, qu’ils ont enseignées à d’autres et sur lesquelles ils ont fondé leur vie. » Il affirme en outre que « la sincérité est une condition essentielle de l’art », thèse qui est aussi celle de l’Espagnol Miguel de Unamuno, pour qui la sincérité est la principale vertu et le signe distinctif de l’art véritable.
Bien des observations de l’écrivain russe sur les poètes symbolistes de la fin XIXe siècle (Verlaine, Mallarmé, Rimbaud) sont semblables aux critiques exprimées par la suite à l’égard des avant-gardes les plus célèbres. Tolstoï affirme : « Non seulement l’affectation, la confusion, l’obscurité ont été élevées au rang de qualités, et même de condition de toute la poésie, mais elles sont en passe d’établir l’incorrect, l’indéfini, le non éloquent comme un lieu pour les vertus artistiques ». C’est un jugement sans appel contre la déshumanisation de l’art qui deviendra le trait le plus significatif du XXe siècle. Il dénonça « l’obscurité érigée en dogme artistique ». Tolstoï s’exprima ainsi à l’égard de Baudelaire : « l’auteur s’attache à apparaître comme excentrique et obscur. Ce désir de ténèbres est encore plus évident dans sa prose, dans laquelle, s’il voulait, il pourrait parler clairement. » De Verlaine, « ivrogne qui écrivait des vers incompréhensibles », il dit que ses productions poétiques ne sont pas moins fausses et incompréhensibles que celles de Baudelaire.
Nous pouvons ne pas être d’accord, mais nous ne pouvons pas ne pas relever que son critère est la clarté dans l’exposition, l’accessibilité, la capacité de l’art à toucher les cordes sensibles de l’âme humaine, à des fins d’élévation morale et spirituelle. Un autre élément qui attire notre attention, à la lumière de la censure étouffante de l’actuelle mode politiquement correcte, c’est le langage : net, sans complexes. « Mon incapacité à comprendre les œuvres des nouvelles écoles vient du fait qu’il n’y a en elles rien de compréhensible. » Ni souvent, même, rien d’humain, mais cela, Tolstoï, mort en 1910, ne pouvait pas encore le savoir.
« On nous dit que, pour comprendre ces œuvres, nous devons les voir, les lire et les écouter de nombreuses fois. Cela, on ne peut pas dire que ce soit les expliquer, mais s’y habituer. On peut s’habituer à la mauvaise nourriture, au brandy, au tabac et à l’opium ; c’est de la même façon qu’on s’habitue au mauvais art. C’est exactement ce qui se produit. » Et ce qui se produit aujourd’hui – même si personne n’ose le dire – alors que, même à l’école, on nous inculque la fausse équivalence entre un art vertueux et un art faux, qui permet d’assimiler absurdement un Velazquez et le dernier expressionniste abstrait. Tolstoï affronte sans complexes le conditionnement éducatif, mettant même en discussion une œuvre indiscutable, la neuvième symphonie de Beethoven : « Je ne vois pas comment les sentiments exprimés par cette symphonie pourraient unir les hommes qui n’ont pas été éduqués et ne sont pas disposés à subir cette hypnotisation artificielle. »
Le grand romancier russe est un penseur puissant qui démonte les contorsions et les fumisteries verbales des mauvais artistes et de leurs thuriféraires pour justifier un art obscur : « Si l’artiste avait su expliquer en paroles ce qu’il veut nous transmettre, il se serait exprimé par les paroles. » La condamnation est sans appel : un langage indéchiffrable sauf pour une minorité d’initiés (véritables ou qui se croient tels) est contraire à la mission de communication des arts. Pour Tolstoï, il y a une profonde raison morale qui fait que l’œuvre artistique doit être accessible à la majorité. « L’art pervers peut ne pas plaire à la majeure partie des hommes, mais l’œuvre d’art bonne doit forcément plaire à tous. » Ou du moins susciter une forte impression, la même que suscita chez l’auteur de ces lignes la vision imprévue, dans la National Gallery de Londres, du Souper à Emmaüs du Caravage, ou celle qu’éprouvait un Russe du XIXe siècle devant la force politique et la colère morale des Bateliers de la Volga d’Ilya Répine [peintre russe d’Ukraine, NdT].
Tolstoï entre en opposition frontale avec la prétention intellectualiste d’un petit nombre d’auteurs qui revendiquent l’exclusivité et le droit de définir l’art : « les grandes œuvres d’art sont grandes parce que tous peuvent les comprendre parfaitement. Si un art ne parvient pas à émouvoir les hommes, ce n’est pas que ces hommes manquent de goût et d’intelligence ; c’est parce que cet art est mauvais ou n’est pas de l’art du tout. » L’art de qualité produit chez le spectateur la vive sensation « que les sentiments qu’il transmet ne viennent pas d’une autre personne, mais de soi-même, et que ce que l’artiste exprime, lui-même a eu longtemps envie de l’exprimer. » Intuition forte : l’art met au jour des sentiments, des concepts, des idées que chacun a en soi, c’est de la maïeutique, accoucheuse de ce qui est latent dans l’âme.
Tolstoï ne craignait pas de mettre en discussion les dogmes de son temps. Par exemple, l’obsession de l’originalité à tout prix, glorifiée par l’avant-garde comme la plus haute qualité de l’art, qui débouche souvent sur la bizarrerie, le coup de poing à l’estomac gratuit. « Le but du poète est la surprise », soutenait Giambattista Marino, mais il n’est resté de lui que cette formule. Tolstoï liquide une grande partie de l’art de son époque : « à force de se limiter de plus en plus, son champ d’action se restreint au point que les artistes des classes élevées pensent que tout a été dit et qu’on ne peut plus rien dire de nouveau. De là vient que, pour renouveler leur art, ils cherchent constamment de nouvelles formes. »
Le caractère déraisonnable, la dégénération et la fonction négative de l’art sont le fruit d’élites irresponsables et sclérosées : « Depuis que les classes supérieures, ayant perdu la foi dans les doctrines de l’Église, sont restées sans aucune foi, il n’y a rien qu’on puisse appeler art européen ou national. Depuis lors, l’art des classes élevées s’est séparé de celui que professe le peuple et il y a eu deux arts : celui du peuple et celui des délicats, les hommes qui, ayant pouvoir et richesse, payaient et dirigeaient les artistes. Incapables d’accueillir le véritable christianisme qui condamnait leur mode de vie, les riches et les puissants durent revenir à la conception païenne qui fait consister le sens de la vie dans le plaisir personnel. »
C’est un cri prophétique, que nous écoutons avec stupéfaction, héritiers que nous sommes d’un non-art devenu commerce, surprise, jeu de mots, abus de la crédulité d’un public déséduqué. « A partir du moment où les classes supérieures de la société ont perdu la foi dans le christianisme, le plaisir artistique leur a fourni le critère de l’art bon ou mauvais. » Aujourd’hui, pas même cela : l’art, c’est ce que critiques et intellectuels de service décrètent tel, au milieu du silence d’un public qui ne comprend pas mais a honte d’exprimer perplexité ou rejet.
Tolstoï ajoute une observation perspicace – parfaitement valide aujourd’hui – pour expliquer l’empire de la volonté d’un petit nombre sur la majorité, par le conformisme paresseux d’une masse qui renonce à élaborer de façon autonome ses propres critères et idées : « Des hommes indifférents à l’art, chez qui la faculté de s’émouvoir était pervertie et en partie atrophiée, accueillirent servilement l’opinion des princes, des financiers et d’autres dilettantes qui, à leur tour, accueillaient l’opinion de ceux qui exprimaient leur idée d’une voix plus forte ou avec plus d’assurance. »
Le comte russe est virulent à l’égard des artistes qui, devenus les « ménestrels des riches », contribuent non seulement à un art mauvais mais à une dynamique pernicieuse. Rien que nous n’observions nous aussi dans le goût des classes dominantes, dans le pouvoir des marchands, dans la logorrhée des critiques « sous le voile des vers étranges » (Dante). La vérité que nous livre Tolstoï, c’est que « quelle que soit la nouvelle folie qui se manifeste dans l’art, à peine les classes supérieures de notre société l’ont adoptée, on invente une théorie pour l’expliquer et la valider », quelque fausse, difforme, vidée de sens qu’elle soit.
Il n’éprouve aucune hésitation à condamner « l’art inutile ou nuisible », ses « conséquences pernicieuses », rejetant une bonne partie de l’art de son temps. Il écrit : « il vaut mieux renoncer à tous les arts plutôt que de soutenir l’art qui existe aujourd’hui et qui déprave les hommes. » « L’artiste comprendra que produire une histoire, pourvu qu’elle divertisse, ou une chanson, ou une farce, pourvu qu’elle distraie, ou un tableau, pourvu qu’il plaise à des milliers de personnes, est plus important que de composer un roman, un drame ou un tableau qui distraira pendant quelque temps un petit nombre de riches, pour être ensuite oublié. » D’un point de vue qui peut paraître manichéen, bien que sincère dans la défense d’un art moral, Tolstoï fait remarquer quelque chose qui, de son temps déjà, avait été oublié : « la science qui distingue le bien du mal porte le nom de religion. » Réflexion opportune, aujourd’hui surtout, en des temps où toute référence au bien est occultée, et où des classes dirigeantes ignorantes et sans scrupules, soutenues par des intellectuels malhonnêtes, s’érigent en prêtres d’une nouvelle moralité contre Dieu, l’homme, la nature et sa loi.
Les idées de Léon Tolstoï sur l’art peuvent être discutables, mais elles restent le legs d’un grand esprit, dont le tort est d’avoir été russe, comme en d’autres temps on niait d’autres origines. Les Ukrainiens ne pourront plus le lire. La prophétie de Ray Bradbury dans Fahrenheit 451 se réalise : c’est le temps des pompiers incendiaires, chargés de brûler les livres pour effacer histoire, mémoire, vérité. Dans ce roman dystopique, un homme, Guy Montag, devient le gardien de la connaissance, tandis que quelques hommes de bonne volonté apprennent par cœur des livres entiers pour les transmettre à ceux qui viendront après eux. C’est ce que nous souhaitons au peuple ukrainien, berceau de la complexe identité russe, qui ne peut effacer ni considérer comme étrangers des géants tels que Léon Tolstoï.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir