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par Edouard Husson.
En 1963, le Général de Gaulle tirait les conclusions de l’échec du Traité de l’Élysée avec la République Fédérale d’Allemagne. Il commençait à esquisser une politique étrangère d’envergure mondiale : reconnaissance de la Chine populaire, dénonciation du dollar tout puissant, refus de la Guerre du Vietnam, sortie du commandement intégré de l’OTAN, appel au réveil des Français d’Amérique… De Gaulle esquissa ce que Vladimir Poutine est en train de réaliser un demi-siècle plus tard. Une telle affirmation choquera et pourtant le parallèle entre la politique étrangère des deux présidents saute aux yeux. Entre leurs deux époques, les États-Unis ont établi une hégémonie implacable, ils ont déclenché plusieurs guerres, intimidé les autres pays avec l’exterritorialité du droit américain. Cette époque est en train de finir parce que pour la première fois un chef d’État a eu le courage mais surtout la puissance pour résister à la menace, aux manipulations et à la corruption mises en oeuvres par Washington. On entend d’ici les bonnes âmes hurler au scandale face à une telle comparaison entre le fondateur de la Vème République et le refondateur de la Fédération de Russie après dix ans de chaos : pourtant, tous les amis de la liberté devraient se réjouir de ce que les relations internationales vont enfin être fondées, à nouveau sur l’équilibre des puissances et non plus sur la tentative d’hégémonie d’une puissance dont la politique étrangère impériale détruit au passage ses propres libertés civiques et sa prospérité, en même temps que celle de ses alliés, dont la France.
Je coupe l’herbe sous le pied immédiatement aux grincheux et aux idéologues : je ne connais rien de plus grand dans l’histoire humaine que la liberté de religion et de conscience, l’habeas corpus, la démocratie (ou, plutôt, pour parler comme mon ami et co-auteur Norman Palma, l’isocratie, le gouvernement des égaux) et l’économie de marché. Cependant un régime équilibré à l’intérieur n’est possible que s’il s’appuie sur la souveraineté des nations et l’équilibre des puissances.
C’est ce qu’avait compris le Général de Gaulle. Chez lui, la refondation de la République, la régionalisation et la participation (ces deux dernières lui furent refusées par une grande bourgeoisie écervelée) sont inséparables de l’indépendance de la France et de la lutte pour la souveraineté des peuples. Raison pour laquelle il lutta contre l’impérialisme américain et en appela au réveil des peuples qui se trouvaient sous le joug communiste.
Le discours occidental sur la Russie est biaisé d’emblée : non seulement parce qu’il établit fréquemment d’emblée une équivalence ou une continuité entre URSS et Fédération de Russie (quelle banalisation du communisme !) ; mais aussi parce qu’il fait comme si un peuple pouvait être libre sans avoir au préalable garanti son indépendance nationale. Les Russes d’aujourd’hui savent gré à Poutine de les avoir sortis des horribles années 1990 où la richesse nationale était pillée par des oligarques alliés à l’Occident. En fait, ils savent gré au président russe… de ne pas ressembler à l’Ukraine des vingt dernières années où des oligarques sans scrupules, encouragées par l’Occident ont pillé la richesse du pays, tandis que les classes moyennes cherchaient à émigrer dès qu’elles le pouvaient et le reste de la population s’enfonçait dans la pauvreté – ou la violence des milices.
Nos gouvernants et commentateurs français ont la décence de ne pas se réclamer du général de Gaulle, en ce moment : et pour cause, ils doivent sentir malgré eux que le général aurait jugé très sévèrement l’actuelle politique de soutien aux États-Unis prêts « à se battre jusqu’au dernier ukrainien » pourvu que chute la Russie indépendante.
La politique étrangère du général de Gaulle de 1963 à 1969
En 1962, après avoir mis fin à la guerre d’Algérie, le général de Gaulle avait tenté de transformer la Communauté européenne et la relation franco-allemande pour poser les fondations d’une « Europe européenne ». Mais ses partenaires du Marché Commun refusèrent le Plan Fouchet de confédération européenne. Et, après la signature du Traité de l’Élysée, Jean Monnet intrigua pour que fût ajouté un Préambule qui réaffirmait la primauté de l’OTAN sur tout accord particulier signé par la France et la République Fédérale d’Allemagne.
On pourra suivre par exemple dans la belle étude exhaustive de Maurice Vaïsse, La Grandeur, comment le général en tira les conclusions et déploya alors une politique étrangère où la France devait montrer l’exemple et inciter les autres nations à se comporter de manière libre et responsable dans l’ordre international. Indépendance vis-à-vis des blocs et souveraineté.
Ce fut un feu d’artifice :
• reconnaissance de la Chine, le 31 janvier 1964 et visite à Mexico en mars de la même année.
• dénonciation des désordres monétaires créés par le dollar, le 5 février 1965.
• sortie du commandement intégré de l’OTAN, le 21 février 1966 ; suivi du voyage en URSS de juin 1966 ; et du discours de Phnom Penh pour dénoncer la guerre du Vietnam.
• déclaration sur le « Québec libre » du 24 juillet 1967.
Ce que de Gaulle avait en tête, de la décolonisation au voyage en Roumanie de mai 1968, c’était de susciter, partout, une fierté nationale et l’envie de construire un régime légitime, c’est-à-dire dont la souveraineté eût une assise populaire large. Or, ne cessait-il d’expliquer, cela n’était possible que dans un monde où de plus en plus de nations s’émanciperaient des empires. L’empire soviétique, certes ; mais, surtout, celui qui lui apparaissait le plus dangereux pour l’indépendance française, quelle que fût l’histoire partagée des deux pays, l’empire américain.
Vladimir Poutine, héritier du général de Gaulle ?
En décembre 2021, alors qu’il essayait de négocier avec l’OTAN, Vladimir Poutine a eu un geste significatif : il a envoyé un message de félicitation à l’amiral Philippe de Gaulle, le fils du Général, pour son centième anniversaire. Comment mieux signifier ce qu’il attendait de notre pays ? Que nous haussions à nouveau bien haut les couleurs de l’indépendance nationale !
Le zozo de l’Élysée n’en a tiré qu’une leçon : il lui fallait aussi envoyer un message à l’amiral. Alors qu’il lui était proposé par son homologue russe, de renouer le fil du dialogue franco-russe dont avait rêvé le général.
Et quand on observe bien, le parallèle entre les politiques étrangères de Charles de Gaulle et de Vladimir Poutine sont frappants.
• Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir pour mettre fin à la guerre de Tchétchénie comme Charles de Gaulle pour mettre fin à la guerre d’Algérie. La différence ? À la fin des années cinquante, les Américains soutenaient un mouvement national algérien laïc. Tandis que Vladimir Poutine doit, comme le reste du monde, faire face à l’islamisme désormais allié des États-Unis. Ce qui l’a amené à intervenir aussi en Syrie, pour contribuer à l’élimination de Daech.
• Comme de Gaulle lorsqu’il proposa un directoire à trois de l’OTAN à Washington et à Londres, Vladimir Poutine a d’abord recherché un partenariat avec les présidents américains ; il a même proposé de faire entrer son pays dans l’OTAN au début des années 2000.
• Et puis, devant le refus américain et ouest-européen de traiter la Russie en égale, Vladimir Poutine s’est naturellement tourné vers la Chine.
• Exactement comme Charles de Gaulle l’a expliqué dans ses conférences de presse et ses discours de politique internationale, Vladimir Poutine n’a cessé de répéter que la question des libertés russes était inséparable de l’indépendance du pays. Le général de Gaulle avait tout fait, en 1945, pour éviter le régime d’occupation que les États-Unis avaient imaginé pour la France. De même, Vladimir Poutine ne cesse de lutter contre les tentatives de prise d’influence occidentales, américaines en particulier. Tous ceux qui s’offusquent d’éventuelles atteintes à l’État de droit dans la Russie contemporaine devraient faire pression de toutes leurs forces pour que cessent les tentatives d’ingérence américaines dans la vie des autres nations. Et même, on peut dire dans le cas russe que le rêve washingtonien est de reprendre la mise sous tutelle politique de la Russie et le pillage de ses ressources naturelles amorcés dans les années 1990.
• Vladimir Poutine a forgé une arme de dissuasion unique, l’arme hypersonique comme le général avait fondé la puissance de la France sur sa dissuasion nucléaire.
À vrai dire, deux caractéristiques apparaissent qui différencient Vladimir Poutine et la Russie de Charles de Gaulle et la France de son époque. Premièrement, la Russie dispose d’une puissance militaire sans commune mesure avec l’outil dont disposait le Général. Deuxièmement, la part des élites françaises qui se faisaient complices de la puissance américaine dans les années 1960 était proportionnellement bien plus importante que celle des élites russes qui seraient prêtes aujourd’hui à servir les intérêts occidentaux.
La Russie et la fin de l’Empire américain
Les Américains respectaient le général de Gaulle. Mais ils considéraient que le fondateur de la Vème République n’était pas suivi par le monde dirigeant français. De fait, Georges Pompidou céda à l’arbitraire monétaire de Richard Nixon coupant tout lien entre le dollar et l’or. Valéry Giscard d’Estaing fit entrer les États-Unis dans la CSCE, l’accord sur la sécurité européenne réclamé par les Soviétiques. François Mitterrand avait son rond de serviette à l’ambassade américaine dans les années 1960 et il laissa l’Allemagne réunifiée rentrer dans l’OTAN. Le Traité de Maastricht a mis l’OTAN au cœur de la Politique étrangère et de sécurité commune. Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy ont fait rentrer la France dans le commandement intégré de l’OTAN.
Bien entendu le comportement du monde dirigeant français, son atlantisme, sont abjects et anachroniques, après 1990 : l’OTAN ne servait plus à rien sinon à légitimer l’impérialisme américain. On remarquera aussi que la pression américaine, depuis cinquante ans n’a laissé aux groupes dirigeants des pays ciblés par Washington que le choix entre se soumettre en rentrant dans l’oligarchie « globale » ; ou bien développer des régimes autoritaires pour mettre fin à l’alliance américaine.
Les uns se sont soumis, les autres ont défié les États-Unis avant d’être écrasés ou de manquer l’être, au nom de la démocratie : Irak, Afghanistan, Libye. Le raidissement de la Chine sous Xi Jingping confirme bien cette quasi-inéluctabilité du durcissement politique interne pour résister à la pression américaine. Je déteste le néo-totalitarisme de Xi Jingping ; mais comment ne pas voir que ses prédécesseurs ont largement compromis leur pays avec les élites « globalisées » ?
Cela devrait d’ailleurs amener à nuancer le discours sur le manque de libertés en Russie. Vladimir Poutine est le premier chef d’État, à ma connaissance, qui réussit à affronter directement les États-Unis sans provoquer un durcissement intérieur. Même si vous trouvez sa politique intérieure plus proche d’un Napoléon III qu’un d’un de Gaulle, elle n’est en aucun cas comparable aux régimes dictatoriaux ou néo-totalitaires que Washington aime combattre pour refonder sa légitimité.
La Russie avait cru mourir dans les années 1980, livrée à la rapacité de ses oligarques et des intérêts financiers américains. Aujourd’hui, dotée d’un outil militaire puissant, elle est en mesure de tenir tête aux États-Unis.
Déjà, en Syrie, avec peu d’hommes, la Russie a empêché les États-Unis de rayer de la carte la souveraineté du pays. En intervenant en Ukraine, le président russe fait quelque chose que jamais la Chine n’a osé faire : il affronte de face la puissance américaine.
Là où Saddam Hussein, Milosevic Kadhafi ont été balayés, Vladimir Poutine révèle au contraire les failles de l’appareil de sécurité américain. Là où le général de Gaulle avait certes été compris de la population française mais avait dû dompter des élites bien conformistes qui s’empressèrent de ramener le gouvernement dans leurs ornières à peine le général parti, Vladimir Poutine, lui, a bénéficié de la confiance de la plus grande partie de l’appareil d’État et du ralliement de la plus grande partie des classes moyennes supérieures.
Il faut dire que la dérive impériale américaine ne faisait que commencer, lorsque le général de Gaulle, très lucidement, la dénonçait. Aujourd’hui, le règne arbitraire du dollar, l’exterritorialité du droit américain, les sales guerres du Moyen-Orient, la déstabilisation permanente des gouvernements qui défendent les intérêts de leur pays (y compris le gouvernement américain lui-même avec le coup d’État, fin 2020, contre Donald Trump pourtant largement réélu par le peuple américain), les sanctions économiques jamais annulées une fois installées (Iran, Cuba, Russie) sont des réalités bien tangibles pour la plupart des peuples du monde. C’est ce qui explique qu’à part l’Union européenne et le Japon, le reste du monde ne se soit pas joint aux sanctions contre la Russie. Aujourd’hui, la Russie de Vladimir Poutine peut compter, dans un nouvel équilibre des puissances, sur le soutien à peine dissimulé de la Chine néototalitaire mais aussi la neutralité bienveillante de l’Inde démocratique.
L’équilibre des puissances est un préalable au développement des libertés
Si nous n’avions pas eu le cerveau lavé par des années de propagande « droit-de-l’-hommiste », nous devrions, au vu de ce qu’avait recommandé le général de Gaulle, identifier en la personne de Vladimir Poutine celui qui, en rétablissant un lien entre le rouble et l’or, accomplit la conférence de presse gaullienne du 5 février 1965. Nous aurions dû rester neutre dans le conflit ukrainien, de manière à saisir une occasion inespérée de réamorcer la marche vers une « Europe européenne » telle que la voulait le général de Gaulle.
Surtout, il faut se souvenir de ce qui a été magistralement démontré par John Laughland dans son livre sur « La Liberté des nations » : pour que triomphe une société de liberté, il faut que soient réunies une série de conditions : souveraineté nationale, contrôle de la technocratie, régime monétaire fondé sur des réalités tangibles, sont inséparables d’un équilibre des puissances. L’Europe a inventé en même temps le concert des nations et le capitalisme, le parlementarisme et la souveraineté nationale. L’histoire contemporaine, du coup d’État contre Mossadegh (en 1953 en Iran) à la guerre d’Ukraine, est celle d’une conspiration permanente des États-Unis contre une paix d’équilibre pour lui substituer une pax americana. Le général de Gaulle l’avait dit en son temps et Vladimir Poutine apporte la preuve qu’il n’y aura pas de retour de notre planète à la prospérité et à la paix sans mettre fin à l’aventure impériale américaine.
source : Le Courrier des Stratèges
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