Un désert déserté
16 juin 2022 (15H50) – A l’une ou l’autre reprise, ces dernières semaines, je fus tenté d’écrire quelques lignes, un avis, un commentaire, un trait d’humeur ou d’humour sur la situation française. Après tout, ma nationalité m’y autorise, et certains de mes souvenirs pourraient parfois me feraient penser, – ou plutôt croire qu’on y trouve quelques cendres à ranimer.
Je fus même tenté, ces derniers jours, de débattre avec moi-même, hors de toute polémique et sans nul parti-pris, de l’avantage éventuel de faire une bonne presse momentanée à l’espèce d’entourloupe nommée Mélenchon, c’est-à-dire celle qu’il a trouvée pour favoriser une sorte de “destin national”, du type « Élisez-moi premier ministre ». Je le voyais surtout, s’il obtenait un résultat forçant à la cohabitation, comme un excellent dynamiteur de la non-politique extérieure de la France, puisque plutôt favorable à Poutine, et cette situation hypothétique ménageant au fort en gueule et au putschiste en chambre qu’il est quelques joyeuses algarades avec son président. Sachant Macron et l’UE avec la position qu’on sait, cela ferait quelques vaguelettes otaniennes, non ?
Au fond, c’était rejoindre l’idée que le mensuel ‘Le Causeur’ a trouvé chez une citoyenne aux idées bien arrêtées, dans ses projets du second tour des législatives. Son propos, que je vous livre ci-dessous, résume assez bien le mien, la seule idée qui pourrait avoir encore quelque crédit dans cet immense marigot qu’est devenue, avec le bloc-BAO autour d’elle et au-dedans elle. Cette idée vient d’une personne avec laquelle j’ai de la parenté, puisque pied-noir comme moi (et comme Mélenchon, tiens donc ! [Voir la 'Note’ de cet article du 6 avril 2017])…
« Issue d’une famille pied-noir engagée dans l’OAS, elle-même passée dans les rangs de l’Action française dans sa tumultueuse jeunesse, Gersende Bessède n’est pas totalement inconnue des auditeurs de Radio Courtoisie. Se définissant de sensibilité “anarcho-libertaire droitière”, on l’imaginerait mal à première vue grossir les rangs de l’électorat mélenchoniste et tout ce qu’il compte de jongleurs en sarouel. […] Dimanche dernier, alors que la Nupes semblait la mieux partie pour tailler des croupières à la majorité sortante, l’évidence tactique lui a sauté aux yeux. Elle l’a expliquée non sans lyrisme sur les réseaux sociaux : en votant Nupes, “tu tentes le risque, l’échec possible, le panache, le blocage institutionnel, le bordel créateur qui rouvre les possibles et le foutoir vitaliste… Tu tentes le chaos…” »
Importe-il de préciser que cette dame voulait voter à la présidentielle, pour Floriant Philippot, lequel n’obtint pas les 500 signatures nécessaires pour pouvoir poser sa candidature, qu'elle se résigna à voter Le Pen au premier tour pour laisser aller ensuite ? Quelle importance… Son complet désenchantement dépasse les “clivages politiques”, comme on dit, et également les idéologies. Son idée a autour de cinq pour cent de chance de réussite, tout comme mon idée d’un Mélenchon dynamitant la politique fantôme-traître de Macron vis-à-vis des événements actuels.
Bref, c’était une idée comme ça, chez cette dame et chez moi et, s’arrêtant à des états d’esprit individuels, elle ne disait évidemment rien de l’état de la France. Sur ce dernier point, qui semble intéresser beaucoup de chroniqueurs français, j’ai cru me reconnaître assez justement dans une courte réflexion du philosophe Robert Redecker, dans une chronique pour ‘Figaro-Vox’ d’hier. Il médite à propos des Français qui seront « dans quelques jours gouvernés par une majorité qui, au premier tour des législatives, aura représenté 25 % de 48 % des électeurs », c’est-à-dire une si « étroite minorité », une marge, un reste de désintérêt, le petit rien accouché du grand Rien qui a balayé la France électorale…
Pourtant, remarque-t-il, cela ne signifie nullement que les Français ne soient pas dans une démocratie ; d’ailleurs, ils se considèrent bien plus dans une démocratie qu’en Russie ou en Hongrie, c’est une évidence de la vertu dont nous avons chaque jour l’épuisant et étourdissant écho… Donc, en démocratie certes, mais…
« Cette distorsion et cette hétérogénéité entre le corps politique et les gouvernements ne signifient pourtant pas que nous ne sommes plus en démocratie. Les procédures démocratiques tiennent toujours debout, mais elles ne sont plus habitées par les Français. Ce que nous vivons indique autre chose : le lien démocratique unissant les Français à la représentation nationale et à leurs gouvernants s’est rompu, sans que la démocratie ait été abolie pour autant. »
Redeker nomme cela « une révolution silencieuse, une implosion ». Il y a déjà eu des phénomènes similaires note-t-il pour mieux décrire son propos, comme la désaffection des syndicats par “les travailleurs”, comme disaient les communistes du PCF lorsque la CGT signifiait encore quelque chose. Depuis la fin des années 1970 et au long des années 1980, les lampions se sont éteints en même temps que Gorbatchev sortait comme un diable de sa boite, et le silence a remplacé les grandes mobilisations du temps jadis, comme une sorte de symbolique des ‘Grands cimetières sous la Lune’. Redeker cite Baudrillard qui parlait, en 1978, du « silence de la masse, le silence de la majorité silencieuse ».
Aujourd’hui, par l’insaisissable magie noire de l’abstention, “le silence” a envahi la sphère laïquement et démocratiquement sacrée du champ de la politique ; c’est un champ désormais sans bataille, un champ désert, une sorte de ‘Désert des Tartares’… C’est justement là qu’il veut en venir, Redeker, ; par ailleurs et comme en passant, il trace un troublant parallèle entre ce silence du vote devenu “un désert” et les annonces apocalyptiques de la “désertification” de la planète, et encore au temps de la première canicule de cette étrange année 2022. Alors, qu’est-ce donc que ce silence-là ?
« Ce silence n’est pas réprobation. Il est dédain et dépassement: nous, les électeurs, sommes désormais à côté et au-delà de la politique, que nous vous abandonnons volontiers, Mesdames et Messieurs les professionnels de la chose, comme une forme vide, ainsi qu’une couleuvre abandonne sa mue.
» De fait, la majorité des citoyens ne reconnaît plus l’élection comme constitutive de leur citoyenneté. Encore plus grave, ces citoyens ne reconnaissent plus leur citoyenneté comme constitutive de leur être. Ni de leur être psychologique, ni de leur être collectif. Loin d’assister à une grève des élections, nous assistons à une désertion de la citoyenneté. Le citoyen déserte son âme politique: la citoyenneté, dont l’élection figure le moment sacré. Elle en est, dans le mystère de l’isoloir, son moment mystique, son eucharistie : le peuple communie, se réunit et se forme dans cette communion.
» Gardons-nous de surdéterminer ce mot, désertion, d’un jugement moralisateur. Désertion renvoie à désertification: se développe, au plus profond de chacun d’entre nous, ainsi que dans la vie politique du pays, une désertification de la citoyenneté. La formule par laquelle Nietzsche décrit la contemporanéité, “le désert croît”, signifiant que la désertification gagne peu à peu toute l’existence, trouve ici sa confirmation: elle ronge désormais aussi la citoyenneté démocratique. Comme si cette conséquence du changement climatique, la désertification, en disait beaucoup plus que son cantonnement au seul domaine géographique, comme si le climat était l’index ou le signe d’un phénomène délétère beaucoup plus général.
» Pourquoi cette désertification de la citoyenneté, ce mutisme du corps politique, touche-t-il plus la France que d’autres États? La France fut un pays à destin. Elle n’était pas n’importe quel pays. Ils sont rares, les pays à destin, sur la planète : les États-Unis, Israël, le Vatican, la France. Par deux fois, sous l’Ancien Régime, puis sous la République, le peuple français s’est pensé missionné selon les voies d’un destin dont la politique était l’instrument. Chaque Français demeurait intimement persuadé de participer à un destin qui avait une valeur quasi métaphysique. Mieux : chaque Français sentait ce destin palpiter dans ses veines.
» Or, dernièrement, un changement historique est survenu : l’horizon s’est bouché, la France n’est plus un pays à destin. Elle a été mise au pas, elle s’est banalisée. Par suite, comme cela s’est vu de manière caricaturale aux temps de la pandémie, son gouvernement n’est plus qu’une forme de directoire, piteusement réduit à décider de la station debout ou assise pour manger un sandwich ou pour boire un café. Et, terrifiant aveu d’impuissance politique, d’inexistence politique, à distribuer des chèques. Au mieux, – mais ce mieux est un abîme de perdition, – pourrait-on dire qu’Emmanuel Macron gouverne à la façon d’un PDG du CAC 40, mû par le même état d’esprit et les mêmes méthodes. Il gouverne la France comme un pays qui n’a plus de destin. Comme un pays coté en Bourse. Peuple historique, peuple qui a fait l’histoire, peuple qui cavala longtemps au premier rang du front de l’histoire, les Français n’ont jamais pris l’habitude d’être sans mission.
» Voici pourquoi votre peuple est muet: la France n’est plus un peuple à destin. Le silence des urnes répond à l’assèchement du destin. »
Comment ne pas être d’accord, PhG ?
Certes, je trouve cette description si juste et si bienvenue. Je regrette simplement, comme dans tous mes écrits qui concernent les commentateurs français en général, qu’il ne soit pas dit essentiellement, – je veux dire comme le caractère essentiel de la chose, – qu’il n’y a pas une “crise française” mais plutôt, disons une “interprétation française de la GrandeCrise”. Quant à l’absence de destin de la France, – à mon avis, bien plus lointain que « dernièrement », – il faut ajouter là aussi qu’il n’y a plus, nulle part dans ce qu’on nomme “Occident” et qui continue à jacasser avec arrogance et sûreté de soi à l’intention d’un reste du monde qui ne l’écoute plus, le moindre destin, spécifique ou commun. Le rien du silence électoral français renvoie au Grande Rien de l’effondrement de cette civilisation dont la France est partie prenante.
Je ne suis pas fier pour mon pays et je suis triste de lui, mais peut-on vraiment lui reprocher cette étrange absence ? Toutes ses élites diverses sont autant d’imposteuses réduites à l’état de zombies, – on dit élites-zombies, pour faire court, – et elles ont droit à tout notre mépris, exclusivement. S’il y a en France une masse abrutie et soumise au diktat du Système, celle que l’on évoque souvent dans ces temps de GrandeCrise, ce sont les élites qui la constituent en elles-mêmes, robotisées, néantisées, réduites à autant de têtes d’épingle, comme l’on dit des Jivaros traitant les têtes de leurs ennemis. Le silence de la vraie masse, celle des électeurs qui n’élisent plus à vrai dire, a des aspects inquiétants et effrayants. Si j’étais l’un de leurs non-élus, j’aurais parfois, le soir, au crépuscule, un frisson d’angoisse à songer à ce qui nous attend ; c’est sans doute trop leur demander, mais qui ne risque rien n’a rien…
Car ce n’est pas le cas de la France devenant un désert à cause de ce silence démocratique, c’est la France-devenue-désert qui a fait préférer à tous ces gens, l’abstention au vote, le mépris à l’invective, le silence à la critique. Quoi qu’on en dise et qu’on en pense, ce silence-là est impressionnant car nul ne sait, ni ce qu’il cache, ni ce qu’il nous réserve.
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