RapSit-USA2022 : le désespoir de Kissinger
Kissinger est un très-vieil homme (99 ans), pour certains un “fossile d’un autre temps”, pour d’autres un “géant de la géopolitique”. L’interview qu’il a donnée dimanche au ‘Sunday Times’ est du plus grand intérêt. La présentation qu’en fait ‘Sputnik News’, sans rien déformer des propos du vieil homme qui garde l’esprit lucide, a l’avantage de mettre en évidence d’une façon dramatique, sans doute involontairement, le fond du désespoir complet que suscite chez lui cette lucidité prenant en compte tous les facteurs actuellement en activité.
L’interview débute par un aspect complètement inhabituel pour Kissinger, peut-être même un aspect complètement inédit qui est la situation politique intérieure du pays. Il évita constamment dura nt sa carrière de le traiter publiquement, comme si ce n’était pas de “ses affaires”, même durant la période cruciale du Watergate jusqu’à la démission de Nixon du 10 août 1974 où le pouvoir américaniste, et donc la situation interne du pays, constituaient la crise principale à laquelle devaient faire face les États-Unis. En effet, la première partie de l’interview concerne justement la situation intérieure présente du pays, absolument et radicalement crisique.
Donc, Kissinger n’évite nullement le sujet, au contraire il le traite longuement et pourrait-on dire “massivement”, dans des termes extrêmement brutaux et précis, et qui, ainsi, structurent complètement l’interview et révèlent la préoccupation centrale actuelle de Kissinger. Homme par excellence de la politique extérieure dans tous ses aspects, qui écartait la politique intérieure parce qu’il devait la considérer comme accessoire par rapport au poids massif des relations internationales pour une hyperpuissance comme les USA, et donc cette situation intérieure dépendant de cet extérieur, – voilà qu’il renverse complètement cette méthodologie du jugement… Les questions qu’on lui pose y sont évidemment pour quelque chose, mais à elles seules n’expliquent pas l’attention fondamentale et angoissée qu’il exprime sans la moindre retenue, et qu’il place manifestement au premier plan, – avant les relations internationales dans l’ordre de ses priorités.
Kissinger commence par rappeler la période où il était aux affaires (de 1969 à 1977 : directeur du NSC et conseiller pour la sécurité nationale du président Nixon, puis secrétaire d’État successivement des président Nixon et Ford) ; période du Watergate justement, et de la crise intérieure que nous avons évoquée…
« Selon Kissinger, durant les premières années 1970 il y avait “encore une possibilité d’entente bipartisane” aux États-Unis, et c’était avant que “l’hostilité partisane” commençat à s’installer fermement et profondément…
» “L’intérêt national [la sécurité nationale] était alors un facteur d’une considérable importance et d’une grande signification, il n’était pas en soi un sujet de débat contradictoire [sinon de division]. Cette situation n’existe plus.” »
Là-dessus, Kissinger saute les décennies, durant lesquelles cette nouvelle situation s’est peu à peu puis de plus en plus rapidement imposée, puis est devenue la substance même de la “politique” du système de l’américanisme. Kissinger est républicain depuis les années 1950, mais d’une époque où il importait peu que l’on fût démocrate ou républicain, puisque la sécurité nationale « n’était pas en soi un sujet de débat contradictoire » tout en étant la ligne conductrice de l’évolution des États-Unis. Donc, cette époque est complètement révolue.
« Chaque administration doit maintenant faire face à l'hostilité incessante de l'opposition et d'une manière qui est construite sur des prémisses différentes … Le débat non déclaré mais très réel en Amérique en ce moment est de savoir si les valeurs fondamentales de l'Amérique sont valables”. »
Entendre Kissinger parler des « valeurs fondamentales de l'Amérique » est rarissime, sinon inédit dans le contexte d’un jugement sur la situation actuelle de l’Amérique. L’intervieweur précise bien qu’il s’agit, en fait de “valeurs”, du « statut sacro-saint de la Constitution américaine et [de] la primauté de la liberté individuelle et de l'égalité devant la loi ». Cela conduit Kissinger, –poursuite de son commentaire complètement inédit, – à s’engager d’une façon radicale dans un jugement (que certains jugeraient “partisan”) sur les conditions actuelles du terrible débat interne sur les fondements de la Grande République…
« Kissinger a déploré la position actuelle de la “gauche progressiste” qui, selon lui, affirme que “si ces valeurs fondamentales ne sont pas renversées et si les principes de leur application ne sont pas modifiés, nous n’avons même pas le droit moral de mener notre propre politique intérieure, et encore moins notre politique étrangère”.
» Kissinger a convenu qu’il ne s’agit pas encore d’une opinion commune, mais il estime qu’elle est suffisamment virulente pour entraîner tout le reste dans sa direction et empêcher l’élaboration de politiques unifiées… [C'est] l’opinion d’un groupe important de la communauté intellectuelle, qui domine probablement toutes les universités et de nombreux médias”. »
D’où enfin son diagnostic tragique pour l’existence même du système de l’américanisme, à moins d’une sorte d’intervention divine puisqu’il est question de rien moins que de transcendance…
« Kissinger a lancé un terrible avertissement sur les conséquences de telles “divisions infranchissables”.
» “Soit la société s'effondre et n’est plus capable de remplir ses missions sous l’une ou l’autre des deux directions, soit elle les transcende…”. »
… Avec une toute petite note de “gardons confiance tout de même et malgré tout”, en évoquant la recette parfois frelatée sinon ficelée, du type Pearl Harbor ou 9/11 et de l’“Ennemi unificateur”, dont il va aussitôt démontrer l’impossibilité en revenant à son domaine préféré de la politique étrangère :
« Ce spécialiste chevronné de la politique étrangère a reconnu que l'on avait parfois recours à un “choc extérieur” ou à un “ennemi extérieur” pour faire disparaître cette “division”. »
Tristes suggestions… Pour les “chocs extérieurs”, on voit mal ce qui pourrait réconcilier l’Amérique avec elle-même aujourd’hui : une attaque type-9/11 sombrerait aussitôt dans les querelles des “faux drapeaux” et des complotismes, – du complotisme du Système aux complotisme des anti-complotistes ; à moins qu’une attaque nucléaire soit considéré comme un « choc extérieur » efficace et renvoie effectivement nos querelles internes à 3022 ou 4022…
Quant à l’« ennemi extérieur », le paradoxe est complet, alors que l’interview passe au domaine de prédilection de Kissinger et lui-même nous parlant essentiellement des deux grands “ennemis” potentiels, – Russie et Chine, – essentiellement sinon exclusivement pour détailler comment échapper à un affrontement avec ces deux “ennemis”, – donc faisant en sorte qu’ils ne soient plus des “ennemis”.
• On sait que pour ce qui concerne la Russie (Ukrisis), le pauvre Kissinger a été mis sur la liste noire des “ennemis de l’Ukraine” par la clique des Z pour avoir suggéré que l’Ukraine fasse des concessions territoriales et choisisse un statut de neutralité permettant un arrangement, et que la Russie ne soit plus tout à fait un “ennemi”. On sait qu’au contraire, dans la basse-cour de l’hôpital psychiatrique, on en est à la séduisante proposition du neocon polonais Sikorski de livrer des armes nucléaires à l’Ukraine, donc la Russie plus “ennemie” que jamais, – et ces fluctuations cela n’apaisant guère les querelles internes des USA, mais au contraire les attisant.
… Tout cela nous valant cette curieuse appréciation de Kissinger, retrouvant un réflexe de bienpensance, sur l’évolution très-récente de l’OTAN :
« Kissinger, qui a reçu le prix Nobel de la paix en 1973, a affirmé que l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord est une “institution dont les composantes n'ont pas nécessairement des vues compatibles. Ils se sont réunis sur l'Ukraine parce que cela rappelait des menaces [plus anciennes] et ils ont très bien fait, et je soutiens ce qu'ils ont fait. La question est maintenant de savoir comment mettre fin à cette guerre. À son terme, il faudra trouver une place pour l'Ukraine et une place pour la Russie, – si nous ne voulons pas que la Russie devienne un avant-poste de la Chine en Europe”. »
• Kissinger voit la Chine et les USA comme « se faisant face l’un l’autre comme les ultimes adversaires », avec « des régimes de gouvernement absolument incompatibles », – ce qui n’est pas très original et, selon notre appréciation, un peu contradictoire avec ce que lui-même, Kissinger, nous dit des USA où il ne semble plus y avoir de “régime de gouvernement” compatible avec quoi que ce soit, et encore moins avec la Constitution des États-Unis… Cela n’empêche, entre “ennemis” de cette facture, il s’agit de parvenir à s’entendre tout de même.
«…“Et cela se produit alors que la technologie permet à une guerre de faire reculer la civilisation, voire de la détruire”, a déclaré Kissinger, reconnaissant que les deux superpuissances “ont une obligation commune minimale d’empêcher [une collision catastrophique] de se produire”.
» Kissinger a conclu en reconnaissant ses profondes inquiétudes quant à l'absence de dialogue entre les superpuissances, car “d'autres pays voudront exploiter cette rivalité”. »
Ces vœux pieux suivant ces constats sans originalité aucune face à une situation dont le désordre empêche effectivement la moindre originalité d’un jugement rationnel, se terminent par la conclusion du vieil Henry, que « nous entrons dans une période vraiment très difficile ».
Cœur et matrice de la GrandeCrise
Revenons sur l’exceptionnalité du propos, par ailleurs sans beaucoup d’originalité tant sont écrasantes les évidences des choses. Kissinger ne nous apprend strictement rien et, pour certains, ne fait que faire regretter les temps anciens où régnait tout de même un certain ordre et où les machinistes des choses contrôlaient les choses qu’ils machinaient. L’exceptionnalité du propos, comme nous l’avons signalé avec vigueur, c’est le caractère absolument funèbre de la description qu’il fait de la situation interne des États-Unis après avoir accepté, sinon choisi (on sait comment se fait cette sorte d’interview) d’en parler en premier et, dirait-on facilement, d’une façon principale qui éclaire l’entièreté de la pensée.
Malgré l’extraordinaire gravité potentielle des événements extérieures, on en arrive au constat que le vieux gourou des grands événements extérieurs ne voit rien de plus grave ni de plus décisif que l’extraordinaire situation d’affrontement et de blocage aux États-Unis. A côté de cela, les fanfaronnades nucléaires déjà-signalées d’un Sikorski (avec retour à l’envoyeur) ressemblent effectivement à des fanfaronnades de cour de récréation, bref du Zelenski-standard. … Lequel standard est en train d’en prendre un coup. L’environnement de la bataille en Ukraine bruisse désormais de bruits amicaux mais fatalistes des divers soutiens du même Zelenski, que ce soit selon les nécessités de laisser aux Russes un peu de son territoire (dixit Stoltenberg) pour éviter une défaite catastrophique, que ce soit à propos de l’occasion de tester certains équipements avant que l’on arrive à une sorte de paix (calcule le Pentagone). En d’autres mots, il semble que le bloc-BAO juge désormais le fardeau ukrainien un peu trop lourd.
Ce qui signifie pour autant que rien, mais vraiment rien n’est terminé, mais plutôt que l’on assisterait à la possibilité de plus en plus probable d’une sorte de pivotement du cœur de la GrandeCrise, et nécessairement vers cette matrice du Système que sont les USA. Ce serait alors revenir au cœur même de cette phase finale que nous faisons débuter en 2015-2016, avec le surgissement intempestif de Trump. C’est à cette lumière de ce possible-probable pivotement qu’il faut entendre les confidences du vieux Kissinger, qui nous indique rien de moins que ce grand événement selon lequel le cœur de la crise va rejoindre sa matrice.
Faites donc la liste de quelques-unes des batailles en cours sur le champ intérieur du système de l’américanisme, celles parmi tant d’autres qui ont fait le plus parler d’elles ces derniers jours, qui sont toutes comme autant de “nuances de haine” à l’intérieur même de l’empire qui prétend faire régner la haine antirusse, – la haine, vraiment comme la marque de cette sombre et crépusculaire époque de fin de civilisation :
• La pantalonnade hollywoodienne des premières auditions du procès stalinien et complètement surréaliste contre l’“insurrection” du 6 janvier dénoncée par les meilleurs constitutionnalistes ;
• l’effrayante bataille conduite contre la Cour Suprême jusqu’à une menace d’assassinat contre un Juge (Kavanaugh) ;
• la querelle sur l’immigration illégale à l’ombre d’une nouvelle théorie, – ‘Great Replacement Theory’ [GRT] à la tournure fort Camusienne ;
• la querelle sur le contrôle de la vente des armes, qui reprend de la vigueur après les récents massacres, suscite un projet de loi aussitôt suspectée d’être une mesure politique déguisée pour empêcher toute résistance à d’éventuelles mesures contraignantes, et menace même la cohésion des républicains entre CINO (“Conservatives In Name Only”) et trumpistes ;
• les pathétiques interventions du malheureux président des États-Unis que les démocrates répudient pour 2024 ;
• … tandis que la gloire et la grandeur de l’empire ne cessent de nous être exposées : premières photos publiées des premiers prisonniers arrivant à Guantanamo en janvier 2002, vingt ans avant l’infamie absolue de l’‘Opération Militaire Spéciale’ en Ukraine qui permit à notre moraline de se déchaîner ;
• … et tout cela cinq mois avant des élections de renouvellement du Congrès qui sont déjà dénoncées de part et d’autre comme des actes de fraude, d’insurrection, de vendetta, de colère et de haine.
Un poids psychologique énorme, fait à la fois de mensonges, de simulacres, de tromperies et de filouteries, d’insultes à tous les principes d’humanité, de discriminations dans tous les sens, d’illégalités et d’inégalités sans nombre, de haines et encore de haines, poids à la fois de dégénérescence et de folie, pèse sur les populations américaines et surtout sur leurs directions américanistes. C’est cela sans aucun doute qu’expose le “désespoir de Kissinger”, vieille canaille et fripouille du Système, mais qui avait au moins le goût du rangement, du contrôle des choses et de la cohérence même dans les actions les plus viles. Le “désespoir de Kissinger”, c’est le tribut rendu à la folie absolument déchaînée du Système.
C’est vrai, Henry,
« Nous entrons dans une période vraiment très difficile. »
Mis en ligne le 13 juin 2022 à 16H30
Source: Lire l'article complet de Dedefensa.org