Josep Borrell, Haut Représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité a déclaré lors d’un point presse pendant la réunion extraordinaire du Conseil européen le 31 mai dernier: «Nous avons appris de la guerre en Ukraine que le commerce, l’Etat de droit, ne suffisent pas et que cela ne suffit pas d’être une bonne puissance civile». «Nous devons aussi être une puissance militaire», a-t-il conclu devant les caméras.
Ses mots témoignent, donc, d’un changement dans l’essence de la politique européenne telle que nous la connaissions.
Jusqu’à récemment, dans le contexte de la politique agressive des Etats-Unis sur tous les continents, l’UE ressemblait à une association, relativement, pacifique. La complicité des puissances européennes dans les guerres contre la Yougoslavie et l’Irak est flagrante. La guerre déclenchée par ces dernières contre la Libye est restée dans l’ombre de la puissance militaire américaine. Désormais, l’organisation politique siégeant à Bruxelles semble être prête à endosser l’uniforme de la militarisation en l’utilisant comme moyen pour atteindre des objectifs politiques.
De l’UE de la paix, à l’UE de la guerre. C’est, apparemment, ce qui, dans ce contexte, a dicté les déclarations sur la nécessité pour l’UE de se doter de sa propre armée, ainsi que l’ajustement des instruments juridiques européens pour justifier la fourniture d’armes aux armées étrangères. La fonction de cette UE, en donnant l’autorisation aux autorités du Danemark, de Croatie, de Pologne et de Lettonie pour permettre aux citoyens de ses pays respectifs de se battre pour Kiev, en fait, en tant que mercenaires, alors que l’objectif officiel de cette UE est de promouvoir la paix, laisse pantois.
A titre d’exemple, lors de la remise du prix Nobel de la paix à Bruxelles en 2012, le président de la Commission européenne de l’époque, José Manuel Barroso, a déclaré que l’UE défendait les valeurs de «liberté, de démocratie, de l’Etat de droit et du respect des droits de l’homme», et que ces valeurs étaient celles auxquelles les peuples «aspirent» dans le monde entier. Mais, maintenant, en prononçant toujours le mot «paix», l’Europe parle de la nécessité d’avoir sa propre armée et d’augmenter les dépenses militaires.
La militarisation de l’UE sera le début de la fin de l’idée d’une Europe unie. La duplication des fonctions militaires de chaque Etat membre de l’UE dans le cadre de l’armée européenne -jusqu’à présent hypothétique-, compte tenu de leur participation à l’Otan, ne suffira pas. Une augmentation supplémentaire des dépenses de défense dépassant les 2 % du PIB de l’Otan ne suffira pas non plus. Une reconfiguration radicale, non seulement, des mécanismes de défense intra-européens, mais aussi de leur composante juridique, ainsi que des concepts de politique étrangère de l’Europe, sera nécessaire.
Le plan secret de Boris Johnson pour séparer l’Ukraine de la Russie et de l’UE. Cette nouvelle chorégraphie militaire menace de provoquer un conflit d’intérêts entre l’UE, le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Dans les faits, les Anglo-Saxons n’ont aucun intérêt à renforcer la subjectivité géopolitique et militaire de l’Europe.
Par exemple, le projet de Londres de créer une certaine Communauté européenne (European Commonwealth) au sein de l’UE, comme à l’encontre de Bruxelles, révélé par le quotidien italien Corriere della Sera, en témoigne de cette dissonance parmi les alliés.
La Communauté, selon le plan britannique, devrait inclure la Pologne, la Lituanie, la Lettonie, l’Estonie, l’Ukraine et, potentiellement, la Turquie. Pour le moment, seul le quotidien italien a révélé des précisions sur cette question et il n’y a pas eu de déclarations officielles de Londres à ce sujet. Mais, la présence dans la liste des pays présentant leur candidature, de l’Ukraine – un pays qui n’a aucun potentiel économique et qui voit son potentiel militaire être gonflé artificiellement – trahit sa prise de direction géopolitique actuelle. Ici, on peut facilement supposer qu’il s’agit d’accroître l’influence de Londres en Europe de l’Est en s’appuyant sur ces pays dans le but d’interférer avec le couple franco-allemand. Avec la présence des pays d’Europe de l’Est cités ci-dessus, l’axe géopolitique anglo-saxon formé par Washington et Londres veut, clairement, se doter de bases arrières solides pour contrer l’axe géopolitique continental Berlin-Paris.
Les Anglo-Saxons n’aiment pas l’idée même de renforcer le potentiel militaire de l’UE. Car l’UE considère même des régions aussi lointaines que le Sahel et le Moyen-Orient comme étant un théâtre d’application de la diplomatie militaire européenne, là où Londres, justement, considère Bruxelles comme un concurrent indésirable. La presse britannique se réfère aux principes fondamentaux de l’UE et souligne que pour la première fois dans l’histoire, un volet militaire est inclus dans son budget. Mais, un tel ton des Britanniques n’est pas dicté par le souci de voir la paix planer sur la géopolitique. On y voit la volonté de porter, par avance, un choc informationnel et de propagande contre Bruxelles.
Néanmoins, il y a du vrai dans la rhétorique des Anglo-Saxons. Si les livraisons d’armes européennes aux pays d’Afrique et du Moyen-Orient commencent, cela compliquera la situation dans les régions car les clans politiques utiliseront les alternatives possibles comme voie de dialogue avec les concurrents. Il est, donc, évident que Londres et Washington craignent de revoir le modèle existant -américano-centré et britannique-centré- de relations économiques avec les pays du tiers-monde. Le renforcement de la France, de l’Italie, de l’Allemagne pourrait briser les vestiges de l’hégémonie des Etats-Unis et du Royaume-Uni dans ces régions.
L’UE invoque désormais la fameuse «menace russe» pour justifier le renforcement de sa puissance militaire comme le titre Le Figaro: «l’Europe veut renforcer sa défense en musclant son industrie». La volonté d’admettre la Suède et la Finlande dans l’Otan s’explique désormais précisément par cela. D’ailleurs, la presse adhère à ce ton de présentation des événements tant en Allemagne qu’en France et en Italie, les premières puissances européennes du bloc.
Dans le même temps, la Russie n’est qu’un des concurrents possibles pour la future armée européenne. La Chine s’avérera être l’autre. Cette nouvelle orientation militaire au sein de l’UE est dictée par l’intensification des politiques russes et chinoises en Afrique et au Moyen-Orient, que l’Europe, par inertie, a pris l’habitude de considérer comme son fief postcolonial, et par la confrontation globale croissante dans le monde entier.
De l’UE de la paix, à l’UE de la guerre, à sa liquéfaction. Ainsi, l’éventuelle militarisation de l’UE peut entraîner une lutte et une compétition avec plusieurs centres géopolitiques à la fois: les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la Russie, la Chine, sans oublier une lutte au sein même de l’Europe. La question est de savoir si Washington et Londres, par leur influence sur la politique des pays d’Europe de l’Est, pourront résister à ces plans ou s’ils vont orienter le processus de militarisation de l’UE dans une direction qui leur sera bénéfique? Est-ce que l’UE osera franchir une telle étape dans un contexte de menaces économiques croissantes?
Jusqu’à présent, les observateurs se trouvent face a plus de questions que de réponses. Une chose, cependant, est claire. La militarisation de l’UE, même au niveau de la discussion, indique un changement de registre en ce qui concerne l’existence d’une Europe unie, tout en montrant la perte de l’efficacité de ses mécanismes de consolidation. Ne serions-nous pas finalement en train d’assister à la liquéfaction de la politique européenne qui était autrefois soudée? N’assistons-nous pas à la perte définitive de son ancienne influence géopolitique? Quoi qu’il en soit, le vecteur militaire ne fera que retarder ce processus, mais ne l’empêchera pas.
Olivier Renault
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Source : Lire l'article complet par Mondialisation.ca
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