Passage à l’acte
6 juin 2022 (21H00) – C’est avec une intention à peine cachée, – et d’ailleurs signifiée sans s’en expliquer, – que nous avons voulu mettre en ligne le long article d’Alexandre Douguine sur « La philosophie gagnante ». Cela est dit, effectivement, dans ce paragraphe, où il est bon de noter que ce n’est pas sur le fond de ce texte que je veux m’arrêter :
« Nous nous réfèrerons, dans une autre réflexion, à ce texte de Douguine, en nous intéressant essentiellement à son opportunité dans la chronologie des événements, et à sa forme, et à l’esprit de cette forme, et nullement au fond lui-même qui se comprend aisément à sa lecture. »
Douguine est particulièrement qualifié pour soutenir cette réflexion sur la destinée dernière de la GrandeCrise, parce qu’il est Russe, parce qu’il est philosophe et même “philosophe de la géopolitique”, parce qu’il observe les événements d’un point de vue métahistorique. En un sens Douguine observe l’“actuel” de l’histoire, notamment Ukrisis, en la faisant métahistoire de la façon que conseillait Finkielkraut en 2020 (Finkielkraut, lui, a perdu la méthode pour ce qui est de ses jugements sur Ukrisis, suivant en cela la triste voie française) :
« Nous ne disposons plus aujourd’hui d’une philosophie de l’histoire pour accueilli les événements, les ranger et les ordonner. Le temps de l’hégéliano-marxisme est derrière nous. Il est donc nécessaire, inévitable de mettre la pensée à l’épreuve de l’événement et la tâche que je m’assigne, ce n’est plus la grande tâche métaphysique de répondre à la question “Qu’est-ce que ?” mais de répondre à la question “Qu’est-ce qu’il se passe ?”… »
Ainsi, interrogé dans ‘éléments’ n°146 (juin-juillet 2022) Douguine donne une intéressante interprétation des événements actuels, en tant que Russe sans aucun doute, mais surtout du point de vue métahistorique puisqu’il est philosophe, et puisqu’il est entendu qu’Ukrisis est un formidable événement crisique concernant bien plus que la Russie et l’Ukraine. D’abord il situe 2014 et le putsch de février, à Kiev, où l’Ukraine « est devenu un instrument aux mains des Anglo-Saxons », et il s’explique de son insatisfaction concernant cet épisode :
« C’est la raison pour laquelle je n’ai jamais compris pourquoi Poutine a reconnu le gouvernement ukrainien issu du coup d’État et signé les accords de Minsk, lâchant nos compatriotes de l’Est de l’Ukraine. Pendant huit ans, toute la politique de Minsk a été pour moi totalement incompréhensible. Voilà pourquoi le 24 février 2022 est une date importante : l’histoire réelle et l’histoire nécessaire se sont rejointes. »
Auparavant, dans le même interview, il avait défini plus précisément ce qu’il nomme l’« l’histoire nécessaire », citant son « grand ami » Jean Parvulesco… (On peut lire cet article de Douguine sur Parvulesco, « l’Étoile de l’Empire Invisible », qu’il met sur le même rang et dans le même esprit qu’un Ezra Pound, un Julius Evola, un Raymond Abellio, et ainsi détachant son propos, par ces références, de la seule référence de la Russie.) :
« L’entrée de l’armée russe en Ukraine relève de ce qu’il [Parvulesco] appelait la “marche dogmatique des choses”, l’équivalent de la Providence dans la tradition chrétienne, ou de la ruse de l’histoire selon Hegel. Voilà ce que j’ai pensé ce jour-là : on en revient à ce qui devait être fait. »
On comprend que nous sommes loin des questions “de terrain”, de l’action militaire sinon de géopolitique commune, et encore plus loin des contorsions moralinesques des élites américanistes-occidentalistes absorbées dans la manufacture pathétique et très-dérisoire de leur “vérité-de-simulacre”. Voilà que nous rejoignons ce que l’on nomme ici et là sur ce site ces derniers temps, et moi-même à l’occasion, la “souveraineté spirituelle” des événements, ou les événements activant d’une façon indépendante des acteurs-figurants de la pièce, la “marche des choses” (c’est-à-dire la « marche dogmatique des choses ») ; tout cela, cette interprétation symbolique des événements qui règlent notre destin, entamant cette phase finale de la GrandeCrise au moment où l’Ukraine basculait, 2014 préparant 2022, et où les USA, régents-escrocs du monde devenus fous, dévoilaient et affichaient sans pudeur, en 2015-2016, cette folie :
« Ce que je propose au commentateur, et donc également à moi-même, c’est d’abandonner toute référence politique des acteurs-figurants comme ne pouvant être qu’un trompe-l’œil et un faux-nez à la fois. Ce n’est ni tromperie, ni ruse de leur part, mais simple constat de l’évidence, sans qu’il faille pour autant porter un jugement de valeur sur leur comportement. Le fait quasiment dynamique est que les événements, non seulement n’ont plus de rapport avec nous, mais également qu’ils vont beaucoup plus vite que nous et beaucoup trop vite pour nous, et qu’ils sont impossibles à prévoir en aucune façon. »
Ce qui nous ramène à l’article de Douguine selon un point de vue que je voudrais détaché des seules circonstances, de la seule Ukrisis, de la seule analyse des philosophies qui s’affrontent ; selon un point de vue qui fasse du texte de Douguine un symbole bien plus qu’une réflexion ou qu’une proposition, – ce qu’il est également, mais là n’est pas le sujet…
A la recherche du “temps-venu”
Mon propos n'est donc pas de faire de Douguine un prophète. Mon sentiment est que nous devons prendre le texte de Douguine comme un symbole du “temps-venu” de l’interrogation à propos des perspectives inattendues et incroyables, des hypothèses imprévues et stupéfiantes que l’effondrement général auquel nous sommes confrontés devrait découvrir. Dans cette situation générale, la Russie a un rôle spécifique qui lui a été donnée par les événements de l’« l’histoire nécessaire ». Nul ne sait si elle sera créatrice de quelque chose, et d’ailleurs il semble bien improbable qu’une telle création soit confiée à une entité particulière, à une action et à une réflexion nécessairement liées aux conditions présentes.
Par contre, il me semble assuré qu’elle (la Russie) joue un précieux rôle défensif, qui est d’ailleurs la marque générale de son histoire consacrée à la conservation et à la protection de l’immense espace de son territoire, et de sa complexité à mesure. Douguine exprime d’ailleurs les caractères que cette mission particulière enjoint de défendre lorsqu’il détaille « l’Idée russe » : identité, souveraineté, « le fait de placer l'esprit avant la matière », foi et « humanisme profond », « dévotion à la tradition »…
Toutes ces choses rejoignant l’éventail des formes et des structures nécessaires à de futures entreprises lorsqu’on est parvenu à la fin d’un cycle de civilisation irrémédiablement abîmée dans la décadence accélérée conduisant à une dégénérescence nihiliste d’anéantissement… Toutes ces choses que je désignerais volontiers seklon une trilogie qui m'est chère : “Ordre, Équilibre, Harmonie”, et qui ne peuvent s’accorder, comme une symphonie, que selon une partition divine qu’il nous reste encore à déchiffrer et à interpréter selon le mouvement d’une baguette qui, seule, sait se bien conduire.
On comprend alors combien Ukrisis (la Russie, l’Ukraine et le reste du choc global engendré) a fort peu à voir avec ces seuls composants. C’est de la GrandeCrise réalisée, de l’effondrement du Système achevé qu’il est question. Nous avons donc bien ce privilège inouïe, ou cette terreur indicible, – et puis d’ailleurs, privilège et terreur tout ensembles, – d’observer, sous nos yeux, se défaire décisivement ce que nous croyions religieusement être, comme Walt Whitman disait des Etats-Unis en les évoquant comme une illusion enfuie, le surpassement de « l’histoire merveilleuse des temps féodaux », et qui s’avère décisivement comme « le plus retentissant échec que le monde ait jamais connu ».
Nous sommes comme Saint-Jérôme se lamentant de la « rumeur terrifiante » venue de la capitale du monde, de cette “Roma Aeterna est” qui n’est plus rien ; nous sommes comme l’évêque d’Hippone, commentant, sévère et presque d’un mépris sarcastique qui irait fort bien à l’hubris de nos arrogances diverses, entêtées, insistantes, aussi gluantes que des marigots en décomposition :
« Vous vous étonnez que le monde périsse ; comme si vous vous scandalisiez que le monde vieillisse ! Le monde est comme l’homme ; il naît, il grandit, il meurt. »
A bon, entendeur…
La différence, comme je l’ai dit maintes fois et qui m’apparaît chaque jour plus pressante, est bien ce terrible privilège de pouvoir mesurer et de voir cet événement historique transformé en métahistoire se produire en mois, en jours, presqu’en heures, sous nos yeux, entre les folies hallucinées du simulacre et les rares éclairs de lumière des vérités-de-situation. C’est bien là l’épreuve suprême que ce temps compressé, accéléré, toitalement ensauvagé nous impose. Ils sont bien peu nombreux, ceux qui acceptent cette épreuve sans se juger élu entre les élus ou détenteur de secrets extraordinaires ; finalement, sans se montrer bien aussi détestables que les coupables qu’ils veulent déloger.
Mais qu’importent tous ces détails d’intendance puisque voici les dernières nouvelles : tout s’effondre, tout se dissout, tout se démembre, tout s’anéantit de soi-même, – bref, faire place nette et au travail…
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