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L’Europe est morte. Et l’on ne peut même pas ajouter « Vive l’Europe! » car elle ne renaîtra pas de sitôt. En fait, l’Europe a existé entre les traités de Westphalie et la fin du XXè siècle. Et la Russie a été un élément majeur de sa construction. Car l’Europe n’était pas une construction naturelle: elle est née de la volonté des peuples européens de construire une façon de coexister, de créer, de produire, de rêver à un monde meilleur, après que les guerres de religion avaient fait éclater la Chrétienté médiévale. L’Europe est née avec les traités de Westphalie, elle avait été engloutie apparemment par les deux guerres mondiales, mais elle semblait renaître de ses cendres en 1990 . Elle s’est finalement brisée sur quatre écueils: sa soumission au modèle américain, le dogmatisme de l’Union Européenne, les guerres de Yougoslavie et, pour finir, le rejet de la Russie. Requiem.
Il n’y a pas d’Europe sans la Russie
L’Europe est morte. Car il n’y a pas d’Europe sans la Russie. C’est ce que le vieux Henry Kissinger a voulu dire, entre autres choses, quand il a demandé, à Davos, que la diplomatie reprenne ses droits dans la guerre d’Ukraine.
Kissinger a créé avec Nixon la puissance américaine des cinquante dernières années mais il n’oublie pas ce qu’il doit à l’Europe et à son équilibre des puissances.
La Russie n’était pas signataire des traités (Münster, Osnabrück) qui ont mis fin à la guerre de Trente Ans ainsi qu’à l’affrontement franco-espagnol (Paix des Pyrénées en 1660) et qui fondent une Europe des Etats. Mais elle rejoint le système au début du XVIIIè siècle. Et elle en est une pièce maîtresse: aussi bien pour mettre fin à la démesure napoléonienne que pour abattre la plus terrible menace que l’Europe ait suscité en son sein: l’Allemagne national-socialiste.
A tel point que, lorsque la Russie est absente, comme entre 1917 et 1922, entre la révolution de février et le traité de Rapallo, l’Europe se défait.
L’Europe, cette réalité née au XVIIè siècle
Entendons-nous, d’abord, sur ce qu’on appelle “Europe”. Ce n’est pas d’abord une entité géographique. Si de Gaulle la place entre l’Atlantique et l’Oural, c’est d’abord parce qu’elle est une réalité historique et politique.
Au commencement, il y eut l’Empire romain d’Occident et celui d’Orient. Puis il y eut la Chrétienté et Byzance. Quelques décennies après la chute de Byzance, l’unité de l’Europe catholique se brise. Après un siècle et demi ou presque de guerres de religions (1517-1648), l’Europe naît de la volonté de séparer les querelles religieuses et les querelles politiques, d’appuyer l’appartenance collective des individus sur la souveraineté des Etats.
C’est le modèle d’organisation de la “post-chrétienté”, sorti du cerveau génial du Cardinal de Richelieu et mis en oeuvre par le cardinal Mazarin dans les traités de Münster, d’Osnabrück (1648) puis des Pyrénées (1660). A partir du milieu du XVIIè siècle, l’Europe, ce sont:
- des congrès de paix, qui sont capables de mettre fin aux conflits: Nimègue (1679), Ryswick (1697), Utrecht (1713) sous Louis XIV; Aix-La-Chapelle (1748) et Paris (1763) sous Louis XV; le second traité de Paris par lequel Louis XVI met fin à la Guerre d’Amérique (1783); le congrès de Vienne qui met fin aux guerres napoléoniennes etc…
- l’Europe c’est aussi une culture avec la proliférations des cours royales et des villes qui cherchent à attirer les talents; c’est un prodigieux développement scientifique, un véritable feu d’artifice qui dure au moins jusqu’en 1914; ce sont les deux premières révolutions industrielles (1770 et 1870).
- L’Europe, c’est le triomphe de la laïcité, fille de l’Evangile; c’est la liberté de l’esprit, la tolérance, l’invention de la liberté politique moderne, le parlementarisme.
- L’Europe c’est bien entendu aussi l’Etat moderne, avec sa rationalité exacerbée, c’est la modernisation constante de l’art de la guerre, au point de déboucher sur les deux guerres mondiales.
A toute cette aventure, la Russie a participé, par la volonté modernisatrice de la dynastie des Romanov. De la tournée en Europe occidentale de Pierre le Grand en 1717 à la révolution russe de 1917; la Russie a été un facteur de l’équilibre des puissances; elle a participé à nombre de guerres; elle a apporté sa contribution au débat d’idées, au développement des arts. Elle est devenue une puissance industrielle.
Même après la révolution bolchevique, la Russie devenue soviétique n’a eu de cesse de rentrer dans le dialogue européen. D’abord parce que le marxisme était sorti du cerveau (fumeux) d’un philosophe allemand; mais surtout parce qu’elle voulait participer à l’aventure européenne. On notera que c’est la Russie de Staline et les peuples de l’Union Soviétique avec elle qui écrasent cette négation absolue de l’esprit européen qu’était le nazisme (avec son rejet de l’héritage judéo-chrétien et de l’humanisme et sa fascination à la fois pour une ère précivilisationnelle et pour le gigantisme américain moderne).
Cette éphémère renaissance de l’esprit européen qui a mis fin à la Guerre froide
Ils ont réappris à distinguer entre les querelles idéologiques et les intérêts politiques; ils ser sont souvenus que, si l’Europe rejettait toute théocratie, elle faisait toute sa place au christianisme; ils ont réappris la culture de la négociation diplomatique qui avait fait le concert des nations.
Il semblait, en 1990, que malgré les deux guerres mondiales, l’Europe renaissait. L’Europe avait su faire passer la politique avant l’idéologie; elle avait retrouvé le sens de la paix, elle avait reconstruit son économie, le sens du tragique d’un Soljenitsyne ou des écrivains d’Europe centrale pouvait la ramener à l’inspiration littéraire et artistique. Mais l’illusion d’une renaissance européenne s’est très vite dissipée. Il est apparu que la fin de la Guerre froide avait été le chant du cygne d’une civilisation qui avait duré un peu moins de quatre siècles.
Le naufrage définitif de l’Europe
- Nos milieux dirigeants se sont prosternés devant le modèle américain. Or, par leur messianisme politique, par leur manque de profondeur historique, par leur absence de sens du compromis, les Etats-Unis sont étrangers à l’Europe. Michel Albert l’avait montré dans un livre célèbre (Capitalisme contre capitalisme, 1991), le capitalisme européen contrariait son génie en se financiarisant à l’américaine. Surtout, l’Amérique nous a entraîné dans des guerres sans fin, en particulier au Proche-Orient, et nous a exposé à leur effet en boomerang, à commencer par les vagues migratoires.
- Comme si un dogmatisme ne suffisait pas, les Européens en ont ajouté un second, celui du fédéralisme européen. L’esprit de réconciliation des années 1950 avait créé des institutions pour la coopération. Ce qui se passe à partir de 1990, c’est cependant une profonde idéologisation du projet: depuis 30 ans, l’Union Européenne se construit comme une immense machine bureaucratique, pour qui la production de normes devient une fin en soi. L’économie européenne est bien moins performante que ce qu’elle pourrait être; elle a raté le tournant de la troisième révolution industrielle (même si Klaus Schwab beugle qu’il en est lui à la “quatrième”). Et, surtout, l’UE est impuissante à imposer les intérêts de ses membres dans les relations internationales.
- Dès le début des années 1990, les guerres de Yougoslavie ont montré la disparition de la volonté européenne. S’il y avait eu une véritable renaissance de l’esprit européen, ces petits conflits étaient faciles à empêcher avec une force d’interposition et une conférence diplomatique. Mais nos intellectuels, nos médias et, finalement, nos politiques, sont si américanisés qu’ils ont transformé l’éclatement de la Yougoslavie en un affrontement entre les méchants Serbes et les gentils autres. Aucune notion, dans les chancelleries des années 1990, de ce que l’Europe est ce lieu capable de surmonter les différends entre catholiques et orthodoxes hérités de la vieille chrétienté; aucune reconnaissance envers la Serbie, ce grain de sable dans la machinerie guerrière hitlérienne au printemps 1941. Non, rien que la n-ième pitrerie du cancre Cohn-Bendit déclarant que la guerre du Kosovo était la “guerre d’unification de l’Europe”. Alors qu’elle était le signe que son agonie avait commencé.
- Au moment où se déroulaient les guerres de Yougoslavie, la Russie sortait trop affaiblie du communisme pour pouvoir participer à un règlement du conflit. A partir de l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, la Russie a refait ses forces. Toute l’Europe aurait dû s’en réjouir. En particulier parce qu’un nouveau rayonnement russe permettait de contrebalancer l’influence américaine. Mais ce qui l’a emporté, c’est une russophobie de plus en plus affirmée, qui culmine avec l’attitude de nos pays dans la guerre d’Ukraine. Rien ne montre de façon plus terrible la mort de l’esprit européen.
Cette visite de réconciliation que Helmut Kohl n’a pas faite à Saint Pétersbourg pour honorer les victimes du siège de Leningrad
L’Allemagne avait marqué, par la visite d’Adenauer à Reims, sa volonté de retrouver une vision “carolingienne” – composante indéniable de l’identité européenne. Lorsque Willy Brandt s’est agenouillé au ghetto de Varsovie, il a approfondi la réconciliation de l’Allemagne avec son héritage européen: les Juifs n’ont-ils pas joué un rôle essentiel dans l’essor de l’Europe à partir du XVIIIè siècle. Et, plus profondément, notre civilisation européenne n’est-elle pas la recherche permanente d’un point d’équilibre entre les héritages de Jérusalem, d’Athènes et de Rome? Quelques années avant Brandt, les évêques catholiques allemands avaient demandé pardon à leurs frères polonais pour les crimes allemands en Pologne.
Après ces gestes magnifiques, il en restait un à accomplir. Il n’est jamais venu.
Imaginez ce qu’aurait signifié une visite commune d’Helmut Kohl et Mikhaïl Gorbatchev à Saint Pétersbourg, pour honorer la mémoire des victimes soviétiques du siège de Leningrad – l’un des épisodes les plus atroces de la guerre d’extermination déclenchée par l’Allemagne nazie contre la Russie et les autres peuples d’URSS. Après un tel geste, “la Maison Commune européenne” aurait été définitivement refondée.
Au récit simpliste d’une victoire américaine dans la Guerre froide se serait substitué celui d’une renaissance de l’Europe.
Helmut Kohl n’avait pas assez d’imagination pour un tel geste. Et sa société ne l’y a pas poussé. Et pourtant tout aurait dû y pousser les Allemands, de l’admiration réciproque des deux cultures l’une pour l’autre à la vieille sagesse diplomatique de Bismarck, Stresemann et Brandt, qui savaient que tant que l’Allemagne et la Russie s’entendent, échangent leurs ingénieurs, coopèrent dans la vie de l’esprit, l’Europe est en paix.
Requiem pour l’Europe
Il n’y a pas d’Europe sans la Russie. Or l’Union Européenne actuelle s’évertue à couper tous les liens avec la Russie. Nos médias, nos dirigeants se lancent dans des rondes puériles et endiablées en hurlant des slogans russophobes tandis que nos industriels déplorent la destruction consécutive de notre prospérité mais sans avoir le courage de s’y opposer. Le comble du grotesque est atteint quand on met une étiquette “ukrainien” sur un concert de Tchaïkovski ou quand on veut débaptiser un lycée Soljenitsyne.
La Russie se tourne de plus en plus vers l’Asie et l’Afrique. Voulons-nous la sanctionner encore et encore? Elle ira jusqu’au bout, mettra fin à ce qui la reliait encore à nous en termes de dépendance technologique, d’échanges académiques, de liens culturels. Et notre Europe-croupion, qui ne sera bientôt plus qu’un beau musée, régulièrement tagué par des hordes de racailles, notre Europe sans influence sur le présent et l’avenir du monde, vivra comme un zombie, sans savoir ce qu’elle a perdu.
L’Europe est morte. On ne peut que la pleurer en évoquant tant de grandeurs et d’obstacles surmontés. Requiem pour une civilisation défunte.
source:https://lecourrierdesstrateges.fr/
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Source : Lire l'article complet par Réseau International
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